CHAPITRE XXIII

LIGE : étroitement obligé envers son seigneur.

Il se pose avec la grâce d’une feuille morte arachnéanisée par l’été. Un as du pilotage, le Requin. Qu’à peine son zinc dodeline un chouia avant de trouver son sol.

Dès qu’on ouvre, des odeurs pas bandantes nous agressent : odeur de matières synthétiques brûlées, de chairs grillées, de viande en pleine putréfaction, de kérosène répandu.

Le spectacle qui nous est offert touche à l’horreur (je devrais écrire « confine » à l’horreur, ça ferait davantage littéraire). Malgré son grand courage, Marie-Laure se masque les yeux, ce qui constitue un arrangement très provisoire avec sa sensibilité.

Light me dit en désignant les décombres pêle-mêle, ruines du zinc, des fauteuils, des bagages :

— Vous voyez ça, flic ? D’ici deux mois, tout aura disparu : la forêt aura tout happé, tout digéré ; déjà les cadavres ont été anéantis, n’existent plus. Eh bien, les plantes s’empareront du reste ; elles le tordront, comme un boa entortille sa proie en s’enroulant après. Rien n’est plus expéditif que la nature. Rien de plus implacable.

Il me désigne les vestiges.

— Vous espérez retrouver quelque chose dans cette décharge calcinée ?

À vrai dire, je n’espère plus rien, devant la réalité des faits. Je fais une moue plus que dubitative.

— Ce que vous comptiez découvrir se serait trouvé où ? poursuit l’Implacable, avec sa bouche en vitrine qui fait un peu penser à la catastrophe ambiante.

— Je n’en sais trop rien.

— Sur un passager, dans des bagages ?

— Je l’ignore sincèrement.

— Écoutez, flic, faut pas rêver. Ce que je vais vous dire, je l’avais dit au mec qui a raté la marche, tout à l’heure. Quand un jet explose, il se disloque ; et ce qu’il contient en personnes ou en bagages valdingue dans la nature et se trouve disséminé sur des dizaines de kilomètres carrés. Vous imaginez ces semailles dans l’Amazonie, mon vieux ? Un cadavre par-ci, une valise par-là, engloutis sans les frondaisons et devenus « inaccessibles ». Je répète : inaccessibles ! Il y aurait eu le pape ou la reine Élizabeth à bord qu’on renoncerait à récupérer leurs corps. On peut draguer la mer, pas la forêt !

« Et ce con de Rauch qui s’obstinait, qui assurait que c’était important et que si ça ne marchait pas cette fois, il entreprendrait une autre expédition plus tard ! Et puis vous, le directeur de la Police, hein ? J’ai bien lu ? Il est directeur de la Police et il croit qu’il va récupérer un je-ne-sais-quoi, alors qu’il serait impossible de récupérer l’avion, même s’il était intact. Merde, ce que j’aurai pu rencontrer comme jobastres dans ma garce de vie ! Bon, eh bien, maintenant, mettez-vous au boulot, camarades, je vous attends là. Et faites bien attention où vous mettez les pieds et les mains parce qu’il y a toutes sortes de serpents : des gros, des petits, des très venimeux, des inoffensifs. »

Et puis voilà qu’il ferme sa gueule (si j’ose dire, puisqu’elle est trouée). Il regarde par-dessus mon épaule. Je me retourne et aperçois, agenouillée devant une Samsonite disloquée, une fille d’origine probablement indienne, malingre, jaunasse, des cheveux longs emmêlés, vêtue d’une robe du soir garnie de perles.

Elle se tient sur le qui-vive, prête à détaler.

— Ne faites pas un geste ! m’enjoint Light. Il faut que je cache ma pauvre gueule, sinon elle va avoir peur et s’enfuir.

Il se détourne et se met à proférer quelques sons chantants. Ceux-ci ne semblent pas amadouer l’adolescente mais, du moins, ne l’effarouchent-ils pas. La môme n’est pas un prix de beauté, même catégorie « sauvageonne ». Elle est affligée d’un bec-de-lièvre qui l’apparente vaguement au Requin et de vilaines plaques d’eczéma constellent sa frite de points de desquamation consécutifs à une exfoliation de son épiderme sous forme de squames, comme me l’expliquait l’autre jour un éboueur arabe qui en souffrait.

— Que fait-elle ? m’interroge Light.

— Rien : elle regarde votre hélico.

— Elle nous prend pour des Martiens. Dites à la fille qui vous accompagne de lui murmurer « Kéramok bistrak », à plusieurs reprises en s’avançant lentement vers elle.

— J’ai entendu, déclare Marie-Laure qui se trouvait près de nous.

Elle sourit et répète « Kéramok bistrak, kéramok bistrak ». Mieux, elle marche en tendant les bras à la petite.

— Ça veut dire quoi, « Kéramok bistrak » ? demandé-je au Requin dans un souffle.

Je suis ton ami ! C’est un dialecte des environs du Tupinasek. Du diable si j’en connais vingt mots !

— C’est pas pour donner une conférence, Light. Nous suivons le développement de la mission « d’apprivoisement » de la jeune journaliste. Elle reste indécise. Quand elle approche l’Indienne de trop près, celle-ci recule avec un air affolé.

— Je sais ! fait soudain Light.

— Quoi ?

— C’est votre copine, la petite Frenchie ?

— Plus ou moins, oui.

— Alors faites-lui l’amour et tout ira bien. Les Indiens d’Amazonie sont sensibles à l’acte et fraternisent avec les êtres qui ont une étreinte. Je me rappelle qu’un jour, deux de mes compagnons d’armes qui s’étaient perdus et se trouvaient cernés par des Indiens belliqueux, ont dû se sodomiser pour convaincre la tribu de leurs bonnes intentions.

— Mon Dieu, fais-je, je suis plutôt du genre intellectuel ; je ne trouve pas que les conditions soient réunies pour copuler dans ces décombres et devant plusieurs spectateurs.

À cet instant, un grand cri modulé retentit au sein de la forêt.

— Un oiseau ? demandé-je.

— Mon cul ! rétorque le baroudeur. Un homme !

Comme il disait, la fille indienne émet un cri de réponse assez semblable au premier.

— Grouillez-vous de baiser, mon vieux, me presse le Requin ; il va arriver du monde !

— Plus vous m’exhortez, plus je me sens incapable de faire l’amour séance tenante, quand bien même toutes nos vies seraient en cause.

Notre conciliabule a attiré mes deux copains qui s’informent.

— Cassez-vous pas l’ cigare, tranche Béru, j’ t’ la tire, moive, ta p’tite brancadière ; par procureration, naturliche, faut pas qu’ tu vas t’ méprend’ su’ mes intentions !

Marie-Laure, qui a suivi ces démêlés particuliers, a une attitude pleine d’abnégation. Elle se déshabille entièrement, étale ses fringues pour en faire une vague couvrante et attend le supplice du pal !

— C’est de la folie ! m’écrié-je. Tu ne connais pas les dimensions de Bérurier : il va t’éventrer, ce sagouin.

Béru a tombé son bermuda de brousse de même que son slip, et déjà son zob est en tenue d’apparat, à son volume maximal, le casque luisant, la grosse veine bleue saillante comme un plant de vieux lierre, ses bourses poilues parées pour les grandes semailles.

— Ça va être du carnage ! prophétisé-je.

— Fais-toi pas d’ souci, rassure Alexandre-Benoît. J’ sus certaine qu’ ta p’tite miss va m’enfourner Popaul comme s’il s’rait une courgette-fleur ; pas vrai, ma gosse ? J’ vous commence par un broutibrouta, manière d’ bien vous disposer la moniche ? L’huil’ d’ langue, y a qu’ ça d’ vrai pour la plongée du cuirassier !

Et il se met à pratiquer ce qu’il promet. La chose dure dix minutes au moins. La gamine eczémateuse sort du couvert des arbres et s’approche pour admirer. Elle ne pige pas cette pratique que Christophe Colomb n’avait pas emmenée dans ses bagages, mais se dit qu’elle ne doit pas manquer d’agrément à en juger aux cris pâmadeurs de la jolie demoiselle.

Là-dessus, un second personnage amazonien débouche. Un petit bonhomme à cheveux longs et huileux. Il porte un képi de commandant de bord de la Varig, agrémenté d’une plume de condor. On ne voit pas ses yeux car, outre le fait qu’ils sont plissés par sa race, il doit être complètement myope.

Il arrive au moment que le Gravos cesse de brouter Mlle Pontamousson pour lui carrer son missile bite-chatte dans la cuisinière à gaz.

Sur le moment, quand on considère cette frêle jeune fille et le paf du monstre, on se dit qu’un tel accouplement est inenvisageable. Mais les complaisances de la nature sont illimitées. L’énorme raton laveur s’évertue, force, ahane, conjure, exhorte. Il donne du meulier par assauts raisonnables. Parfois, se crache dans les mains pour aller lubrifier les endolorades. Mais il PROGRESSE ! Victoire patiente, l’obstination paie. Sa partenaire accepte avec une abnégation à toute épreuve l’emménagement d’un locataire aussi disproportionné.

Et enfin, le miracle s’accomplit. Car c’est à l’entrée du tunnel que résident les difficultés. Comme on dit : « Quand la tête est passée, le reste suit ». Une fois engagés les premiers centimètres, les trente-cinq suivants défilent l’arme à la bretelle sur l’air de Sambre et Meuse. La Miss connaît alors un bonheur sans mélange (d’ailleurs tu voudrais le mélanger avec quoi ?).

La chagatte en délire, elle hurle de sauvage plaisir.

— C’est une sacrée jouisseuse, hein ? me fait le pilote. On ne dirait pas, à la voir.


À la fin de la super-étreinte, et tandis que la bienheureuse et archicomblée Marie-Laure demeure inanimée sur le sol, le vieil Indien, tenant la fille par la main, s’avance en exécutant des courbettes soumises. Tiens, la sauvageonne a un pied bot, je ne l’avais pas encore remarqué. Ils vont tous deux jusqu’à Béru, se prosternent devant son auguste bite qui continue de faire le cou de tortue à ressort car, si le Mastard trique vite, sa débandaison est d’une infinie lenteur. Le vieux à la plume de condor profère des syllabes qui ne doivent pas manquer d’intérêt une fois traduites.

— Vous comprenez ce qu’il baragouine, Light ?

— Il fait l’offrande de sa fille au gros lard ; il faut qu’il l’astique, sinon il sera vexé.

Je traduis à Béru.

L’étalon de service prend la chose du bon côté.

— Jockey, fait-il. Deux-trois flatt’ries sur la croup’ à Mistress Bibite et elle’ r’part pour un tour. Par exemp’ faut pas qu’é comptasse qu’ j’y groume l’ corninche ; j’aime qu’une craquette aye du goût, mais d’ là à c’ que ça se mange, j’ai trop d’ délicaterie pour !

Son second exploit n’en n’est pas un authentique puisque, dès le début de sa prise en charge, Alexandre-Benoît s’exclame :

— Dites, les mecs, y a des zéléphants dans la Mazonie ? Paceuq’ vu la fente d’ c’ petit ange, si c’ s’rait pas un néléphant qui l’a déberlinguée, c’t’un trépan pou’ le forage pétroleur. J’ rent’ n’en elle comme n’en un moulin !

Et le Courageux se remet à la tâche, pas feignant des glandes, pour la plus grande joie du père indien qui nous témoigne sa reconnaissance par mille démonstrations fraternelles.

Lorsque celles-ci se calment, je demande au Requin de questionner le digne homme à propos de l’accident d’avion. Commence alors entre eux une longue et cahotique conversation, entrecoupée de gestes et d’onomatopées. Au bout d’un temps, l’Indien fait signe à l’hélicopteur de le suivre et il l’entraîne dans la forêt, en un point d’où il lui désigne quelque chose qui ressemble à un gros nid, dans les branchages d’un fromager gruyérien. En y regardant attentivement, on se rend compte qu’il s’agit d’un siège d’avion. Le Requin, malgré son impavidité habituelle, émet des exclamations qui font songer aux cris des oiseaux de mer en train de suivre le sillage d’un paquebot de ligne pour finir les reliefs de foie gras, de cœurs de saumon, de filets au poivre, de pommes allumettes, de homards thermidor, de selles d’agneau, de ris de veau clamart, de blanquette à l’ancienne, de caviar, de poire belle-hélène et autres denrées à haute teneur calorique.

— Quel est le résultat de votre converse, et qu’est-ce qui motive votre surprise si fortement exprimée, Light ?

Le Requin me résume :

— Une nuit, l’Indien qui habite à une centaine de volées de flèches d’ici, a entendu le crash de l’avion. Au matin, l’incendie persistait encore et une colonne de fumée montait de la forêt. Escorté par sa fille, la gentille Tringlée-de-printemps, il est venu sur les lieux de la catastrophe. Quelle fut sa stupeur en entendant des gémissements et en découvrant une passagère encore vivante dans le feuillage de l’arbre géant.

La femme s’était payé un valdingue de dix mille mètres, attachée dans son fauteuil. Cette effarante chute avait été amortie par les ramures si denses du fromager et elle avait échappé à l’asphyxie de l’altitude. Sacrée constitution !

« Aidé de la petite Tringlée-de-printemps qui est souple comme une guenon, il a réussi à aller chercher la miraculée dans les branches. Ensuite, ils ont confectionné un brancard de fortune[21] pour que le père et la fille puissent emmener la blessée chez eux… Ses fractures ne se comptent pas : les bras, les jambes, tout est brisé. Il a confectionné des attelles pour les réduire ; il a mis sur tout son corps, qui n’est qu’une plaie, un onguent inventé il y a lurette par sa vieille tante Chandelle-soufflée. La femme n’a pas encore repris connaissance, du moins pas vraiment car, par moments, elle prononce des mots, lui semble-t-il. »

Et ma pomme, d’apprendre cela, me voici soudain transporté par une certitude inouïse. Avec violence, avec âpreté, mon subconscient me crie que cette rescapée de l’impossible, comme ne manqueraient pas de titrer mes chers copains de Paris Match ne peut être qu’Elsa Braker. Cela paraît too much. Insensé !

Mais la preuve par l’absurde, je vais te la catapulter plein cadre : « Aurais-je écrit tout ce qui précède s’il s’était agi de quelqu’un d’autre ? »

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