CHAPITRE XV

ÉCHAFAUDER : élaborer en combinant des éléments souvent compliqués.

C’est une vaste galerie de tapis, dans le quartier de la gare de l’Est. Pas pimpante du tout. Trois vitrines aux verres farineux. Façade dépeinte, dans les ton brun caca, où les chiens de l’arrondissement viennent à tour de rôle marquer leur territoire. Une large enseigne annonce en caractères tire-bouchonnés, pour faire oriental : « Au Palais du Tapis ».

On entre, Blanc, Béru et moi, et dedans ça pue le suint, les tapis accumulés, l’antimite. L’endroit est mal éclairé. Des quantités monstrueuses de tapis sont entassés sur le sol ou accrochés contre les murs. Il en pend aussi du plafond, depuis des tringles de bois. Les Mille et Une Nuits pour souks et méchouis !

Un employé « de là-bas », vêtu d’un beau complet beige à rayures blanches s’avance vers nous, déférent.

— Nous aimerions parler à M. Tabriz, dis-je-t-il. Pour une affaire commerciale importante.

— De la part de qui ?

Jérémie déclare, avec une belle péremptoirité :

— Brakmar El Smoul, de Bagdad.

Un Noir, en l’eau cul rance (je ne peux pas m’en empêcher), lorsqu’il est bien saboulé, qu’il porte des lunettes teintées cerclées d’or, est pris au sérieux. L’homme au beau costard à rayures blanches disparaît dans des profondeurs poussiéreuses et obscures.

Il revient, peu après, escortant un type chauvissant, dont les ultimes cheveux gominés à mort lui composent une espèce de casque noir arachnéen. L’arrivant a, chose étrange, des sourcils complètement blancs, très fournis, le teint bronze, le nez fort, agrémenté d’une cicatrice probablement due à un barbier maladroit, des dents éblouissantes. Il porte une gandoura de soie noire à broderies d’or et d’argent par-dessus une chemise blanche et un pantalon européen gris à rayures.

— Bonjour, messieurs. Vous désirez me voir, m’a-t-on dit ?

Il parle un français tourterelle, roucoulant et légèrement zozoteur.

Je décide de prendre la nationale et d’oublier les quatre chemins. Lui tends ma carte.

De visite.

Sur laquelle on a gravé en caractères élégants, agréables au toucher : Directeur de la Police Judiciaire.

Il en prend connaissance, m’adresse une courbette de cérémonie.

— Très honoré, fait-il en me la rendant.

Je la renfouille ; au prix où est l’impression de classe, on ne peut plus se permettre de gaspiller ou de noter des adresses de putes au dos.

Il nous regarde brièvement, nos expressions closes le déconcertent un peu.

— Voulez-vous qu’on aille dans mon bureau ? propose M. Séminal Tabriz.

— C’est faisable, admets-je.

Cheminement à travers un stock invraisemblable de tapis, certains sont d’Orient, d’autres désorientés ; il y a également du chinois, vachetement lourdingue et même du nordaf à l’odeur du bouc en rut. Ça devient de plus en plus obscur, à croire que le sultan de ce palais du tapis économise dur dur sur la fée lumière. Mais comme on distingue le jour au bout d’un tunnel, un halo de clarté nous attire tels des papillons, tout là-bas.

Notre caravane s’en approche. Et un chamelier sort silencieusement du dark avec un plateau de cuivre ciselé soutenant de minuscules verres enrichis de dorures et une aiguière-samovar contenant du thé à la menthe.

Le bureau de Séminal Tabriz est un vaste aquarium rectangulaire où se trouvent rassemblés des vitrines contenant de petits tapis de prière, anciens et en soie, des sièges bas, ouvragés dégueulades, d’où l’on doit avoir un mal de spéléologue à s’arracher quand on a commis l’imprudence de s’y asseoir.

Et justement, le marchand nous propose d’y déposer nos armoires à deux portes. Béru accepte, s’agenouille en ahanant dans un premier mouvement, puis pivote pour porter sa rampe de lancement sur l’un des sièges.

Bien sûr, il a choisi le plus frêle. Cela produit un bruit identique à celui que font deux noix écrasées au creux d’une main bûcheronne. Le fauteuil étant bas, Béru ne subit qu’une maigre secousse et remet à plus tard de regarder les dégâts.

Excepté les nombreux fauteuils, il existe dans la pièce, peut-être pour justifier sa qualification de bureau, une table mazarine, noire avec des incrustations de nacre. Un sous-main en cuir de Cordoue sur lequel Tabriz traite des affaires en sous-main, sert de capiton au cul policier que j’y dépose.

M. Blanc reste debout pour admirer les tapis de soie ; il les effleure de ses longs doigts de pianiste de jazz.

— De toute beauté ! assure-t-il.

— Merci, fait Tabriz. Puis-je vous renouveler ma question, monsieur le directeur, que désirez-vous ?

— Je vous fais remarquer que vous ne l’aviez pas encore posée, riposté-je ; mais je suppose que vous la pensez très fort. Il s’agit là d’un phénomène subconscient qui translationne nos pensées intimes et nous les fait extérioriser.

Il caresse la croûte de sa chevelure ; on dirait également une carapace d’insecte écœurant.

— Cela est possible, fait-il de sa voix de miel coulant pour pâtisserie turque.

Il ajoute avec un air de faux jeton :

— Il n’empêche que j’aimerais avoir une réponse.

— Ma réponse est une question, retourné-je. Connaissez-vous le professeur Anton Raspek ?

Son gros sourcil droit remonte de deux centimètres par rapport à son coéquipier de gauche.

Je lis sur sa physionomie une hésitation qui se limite à quelques fractions de seconde.

— En effet ; quelle curieuse demande !

— Pourquoi ?

— Eh bien parce que je viens d’apprendre son décès.

Son esclave à la théière à col de cygne verse de la pisse d’âne brûlante dans les petits godets. Quand quatre verres sont servis, il commence la distribution.

Jérémie en prend un, moi z’aussi (comme dit Mme Remuduc, qui tient la graineterie sur la place Jean-Moulin).

Quand on penche le plateau vers Sa Majesté, il bougonne :

— Non, mon pote : jamais d’eau chaude pendant les r’pas, et surtout pas z’entr’. Par cont’, si t’aurerais un coin d’raide, j’m’lais’rais faire une douche volante[15].

Le serviteur muet, qui ne comprend que sa langue natale, n’enregistre que le refus, lisible sur la trogne du Gros, et fait l’impasse en ce qui le concerne.

— Puis-je vous poser différentes questions au sujet du professeur ? reprends-je avec ma pugnacité incoercible.

— Je suppose que vous êtes ici pour cela ? répond Tabriz (de mai) avec un beau sourire… de marchand de tapis.

— Quelles étaient la nature de vos relations avec Raspek ?

— Purement amicales. Nous nous sommes connus à Damas.

— Et vous avez fait un bout de chemin ensemble ? dis-je pour ma seule satisfaction, car il est fréquent que je me livre à des solos d’humour, manière de m’entretenir l’esprit.

— Je vous demande pardon ?

— C’est moi, éludé-je. Que faisait Raspek en Syrie ?

— Je ne sais plus s’il s’agissait d’un voyage d’étude ou d’agrément. J’avais à l’époque un grand magasin dans les souks. Il voyageait avec sa femme. Il est entré pour marchander un tapis de prière vieux d’un siècle. Nous avons parlé, j’ai pris un tel plaisir à sa conversation que j’ai offert le tapis à son épouse.

— Vous êtes fastueux, monsieur Tabriz.

— Rarement, mais j’ai pour habitude d’accomplir une largesse au moins une fois dans l’année. Je dois dire que j’admire profondément les scientifiques. Il ont souvent beaucoup de génie et peu d’argent. Depuis lors nous entretenions des relations qui m’honoraient.

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

— La veille de sa mort, il m’a emmené dîner dans un excellent restaurant de poissons de l’avenue Montaigne ou George-V, je n’ai guère fait attention.

— C’est lui qui vous traitait ?

— Il avait insisté ; depuis son prix Nobel, sa situation financière était devenue beaucoup plus confortable.

— L’annonce de son décès vous a surpris ?

— Surpris et surtout bouleversé.

— Il vous parlait de ses travaux ?

— Grand Dieu non ! Ce genre d’homme livre son cœur mais pas son cerveau !

— Le nom de Hans Scheunburger vous dit quelque chose ?

Paf ! Au détour du bla-bla sur Raspek, je lui fais une passe brutale sur Scheunburger ; attrape ça dans les gencives, mon vieux Séminal. L’homme reste un pas vite (comme dit Bérurier). Pourtant, dans son œil, le cristallin devient rectangulaire, comme chez les chèvres ou les chats.

— Répétez-moi ça ? demande-t-il.

Je.

Il exécute une moue négative.

— Je n’ai jamais entendu parler de cette personne.

— Et de Frau Elsa Braker ?

— Pas davantage.

Devant mon silence, il pousse l’innocence jusqu’à murmurer :

— Je devrais les connaître ?

— Vous avez dîné, l’autre soir, au Relais-château du Val Fleuri, crois-je savoir ?

— Effectivement.

— Ce couple s’y trouvait.

Il a un rire frileux.

— Il s’en trouvait beaucoup d’autres.

— Hans et Elsa suivent décidément un même cheminement que vous car ils étaient dans l’immeuble qui fait face au restaurant où vous avez dîné avec Raspek, au même moment ! Hasard ?

— Sans aucun doute puisque je ne connais pas ces gens.

Ferme sur ses positions, le Tabriz. Volonté de fer. Je sens le sol se dérober. Ce n’est pas un délit de dîner en compagnie d’un savant, la veille de sa mort ; pas davantage que de se trouver dans une hostellerie au même moment qu’un couple criminel. Nous ne possédons aucun témoignage de gens assurant avoir vu Séminal Tabriz en conversation avec l’un ou l’autre des deux bandits au Val Fleuri. Nous ne disposons que de deux coïncidences : ils se trouvaient très proches les uns de l’autre, primo avenue George-V, secundo à l’auberge. Quel jury mordrait dans cette tarte aux poils ?

Mon indécision se voit comme le pont du Rialto au milieu de Venise. L’autre en jubile jusqu’au terminus de son rectum.

Et c’est alors que l’Afrique noire vient au secours de l’Europe occidentale.

— Tu permets ? me fait l’Othello de service.

Indécis, j’accepte d’une hochure de tronche.

Jérémie reprend :

— Mon avis est qu’il est préférable de jouer cartes sur table avec M. Tabriz ; ce n’est pas un « client » ordinaire.

— Client ! s’exclame le marchand de tapis. Pourquoi ce mot ?

— Simple terme de métier, répond Mister White. Nous appelons ainsi les suspects qui se trouvent dans notre collimateur.

Lala, il se mouille vilain, l’ami ! Comment qu’il secoue le cocotier ; il va pleuvoir des bosses et des plaies avant lurette !

— Mais, monsieur ! bondit Tabriz, je ne vous permettrai pas de…

— Mollo, le melon ! fait gentiment Béru, tu n’vas pas nous prend’ tes nerfes au moment qu’ça d’vient intéressant.

En bon chien de garde, il aboie dès qu’un maître élève la voix, sort ses crocs, caresse ses superbes poings que ferment habituellement la rogne et le sommeil[16].

— C’est un scandale ! crie le gnaf, sans parvenir pour autant à ressembler à François Marchais.

— Avec trois lettres, j’éclaire votre lanterne, reprend l’éminent M. Blanc, creusant plus encore l’abîme de perplexité qui me flanque le tournis.

— Comment cela ? tonne Séminal Tabriz.

— B.M. double V ! énonce Fleur de Bananier.

— C’est-à-dire ?

— Vous le savez bien !

Puis se tournant vers moi :

— Je pense que nous serons plus à l’aise à la P.J. pour parler avec monsieur, preuves en mains, tu ne crois pas ?

Tu demanderais ça à un gaufrier ancien, il aurait l’air plus malin que moi.

— Certes ! fais-je en y rassemblant tout ce qui me reste d’intelligence dans les coins et replis.

Jérémie Blanc se plante devant le mec à la peau d’ambre.

— Je vais vous demander de nous suivre !

Il est fou, le mec à la chevelure plastifiée. Il dégurgite des mots visqueux en tapant du pied ! Et puis se fout à bramer en arabe constitué.

Il revient à notre cher patois pour s’enquérir :

— Vous avez un mandat d’amener ?

— Yes, ma Sœur ! soupire Bérurier en se levant.

De ce geste expert, presque auguste qui lui est familier, il rassemble dans sa main droite les fringues du haut de l’émir et l’attire à lui tout en faisant décarrer sa boule d’airain. Ça fait comme quand Big Ben sonne la demie de quelque chose. Une demie bien tassée ! Le tapisseur s’effondre sans forfanterie sur l’amoncellement de chiraz qui garnit le sol.

Comme il choit, une horde nous échoit. Tu te doutes qu’avec mon exagération poétique, je qualifie de horde quatre Sarrasins de mauvaise rencontre qui font nombre parce qu’ils sont armés. Ils sortent d’entre les tapis, dirait-on. Leur hobby commun, c’est le pistolet-mitrailleur, arme de poing d’une redoutable efficacité et qui tend de plus en plus à faire florès quand les échanges culturels tournent fréquemment à la fâcherie.

— Messieurs ! leur dis-je, vous ne songez pas à trucider le directeur de la Police française et deux de ses plus notoires collaborateurs ? Le monde deviendrait trop petit pour que vous échappiez au châtiment !

Ils restent fermés. Sur ces entrechoses, Tabriz a l’heureuse idée de retrouver ses sens.

Il leur parle. Que leur dit-il ? J’avoue que les langues pratiquées à partir des faubourgs de Marseille ne figurent pas au fichier de mon savoir.

En tout cas, ces sombres gentlemen nous farfouillent, nous grattouillent, nous chatouillent et nous défont des armes que nous coltinons davantage par devoir que par précaution. Après quoi, ils nous entraînent jusqu’à un escalier dont l’utilité principale consiste plus à faire descendre des gens qu’à les faire remonter.

Au premier sous-sol, il y a encore des tapis, mais ils sont enroulés et empaquetés dans de la toile de jute. En un éclair de chaleur, je me dis qu’il doit être fastoche d’évacuer du monde, raide ou pas, en usant de ce système. Le gag du tapis est vieux comme Ispahan. Déjà, à l’époque d’Ali Qapû, on s’en servait dans les comédies policières ; n’empêche qu’il conserve ses vertus.

Mais l’escadrin continue de descendre.

— On s’ croiererait aux Galeries Lafayette ! ricane Sa Majesté.

L’étage en dessous n’est plus guère utilisé que comme débarras. C’est un immense bric-à-brac de caisses, de malles d’osier, de métiers à tisser anciens et autres chenilleries.

On se croit arrivés, mais je t’en fous ! Voilà qu’un troisième sous-sol nous est proposé. Marches en fer, très raides cette fois, qui résonnent sous notre poids.

— J’croive qu’on est aud’sous du caniveau d’la Seine ! annonce le Gros sagace. On s’imagine pas, quand tu marches dans la strasse, c’te taupinière sous tes pinceaux.

Terminus ! Une porte de fer sur laquelle est écrit au pochoir, en gros caractères noirs : « DANGER ».

Ces messieurs l’ouvrent et nous poussent dans du noir.

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