CHAPITRE XX

OBJECTIF : but à atteindre.

La rua Santa Chiasse est une artère très brève qui décrit un arc de cercle dans un coin plutôt résidentiel de Manaus. Par résidentiel, j’entends qu’il est habité en majorité par des Blancs et qu’il y a des jardins fleuris et des maisons fraîchement peintes. Ça sent le jasmin, l’une des odeurs de base de la parfumerie.

En déboulant de l’aéroport, je me suis précipité dans le bureau postal pour réclamer les noms des gens habitant cette voie bourgeoiso-équatoriale. Un annuaire à la mise à jour évasive me fournit vingt-huit blases qui, tous, sont à consonance ibérique. J’ai beau m’énucléer sur ma liste, aucun d’eux n’a pour initiales H.R. Certains comportent des « H », d’autres des « R », mais que tchi pour les deux lettres à la fois !

— Nous v’là gros cons comme devons, résume Béru, avec son sens du raccourci inimitable (heureusement).

On a frété un tacot jaune à bandes vertes qui ressemble à une grosse banane pas mûre et nous voici à l’orée de la rua, perplexes et transpirants.

— Si j’ boirerais pas quéqu’ chose d’humide dans les cinq broquilles, j’ meurs ! lamente Gradube.

Il a beau frimer les alentours, aucun bar n’égaie l’endroit. Soleil ! Soleil ! Ombres (rares) et lumière (à profusion), that’s all !

Marie-Laure murmure :

— Tu veux me montrer la liste des propriétaires ?

Je la lui tends, sans enthousiasme. Tous ces « Santos », et ces « Da Silva », ces « Aljubarrato », ces « Coimbra », ces « Pompal », ces « Covhila » et autres « Miranda » se parent d’un innocent mystère.

— Tu es à peu près certain que la personne à qui Elsa Braker venait rendre visite n’est pas brésilienne ? me demande-t-elle.

Cette gosse a du mal à me tutoyer, malgré les rapports privilégiés que nous entretenons. Je suis trop son aîné pour qu’elle se sente à l’aise dans l’intimité du tutoiement.

— Évidemment. Manaus est une ville perdue au cour de l’Amazonie, un endroit de rêve pour quelqu’un qui se cache.

— Tu penses à d’anciens nazis disparus, tel Martin Bormann ?

— Je ne vais pas jusque-là. Tu sais, de nos jours, les criminels de guerre allemands sont en totale voie d’extinction, et ceux qui subsistent ne doivent plus guère avoir la force de coopérer à des manigances internationales.

— Tu parles de « quelqu’un qui se cache » ?

— Il n’y a pas que des criminels politiques pour se planquer.

Le Mastard s’impatiente :

— Écoutez, les craques, j’ai l’ crâne qu’est déjà cuit coque, si v’ voudriez qu’ je fissasse d’ l’utile, attendez pas qu’y soive cuit dur !

— Dans un premier temps, nous allons passer en revue tous les noms portés sur les portes, voire les boîtes aux lettres, de ces maisons. L’homme que nous cherchons est peut-être sous-locataire. Marie-Laure et moi prenons les numéros pairs, vous deux, les impairs.

— Les impairs, ça me connaît, renaude l’Assoiffé. Si tu croives qu’y faille êt’ deux pour r’noucher des blazes su’ des plaques ! La Pine suffirera ; moive j’ vas m’offrir le bout d’ombre d’ c’ palmier nain.

Et, délibérément, il s’assied sur le sol, le dos à un tronc étique.

Nous procédons à l’inspection que je souhaitais, épluchant chaque nom. J’espère tomber sur un blaze d’Europe, ou américain du Nord, et encore mieux arabe. Mais tous sont imperturbablement sud-amerloques.

Nous opérons notre jonction avec Pinuche, à l’extrémité de la rue Santa Chiasse. Il est aussi bredouille que nous. Sous le mahomed de l’équateur, il a la frime d’un Don Diègue qui vient d’encaisser la torgnole du comte et qui en dégueulerait sa vésicule.

— Tout cela est mal barré, soupire le cher Débris. Que faire ? Du porte-à-porte et s’enquérir chez chaque habitant de la rue s’il connaît une nommée Elsa Braker ?

— En désespoir de cause, il faut bien arriver à cela, conviens-je. Seulement comme je suis le seul de nous quatre à balbutier le portugais, je ne me vois pas encore sorti de l’auberge !

Lamentables, nous rejoignons le Gros. Il somnole dans un point d’ombre grand comme un mouchoir de poche.

— Vot’ mec habite au 5, nous dit-il. Il est autrichien et s’appelle Friedrich Rauch. Le H, su’ l’ mot, ça veut dire Herr, comme « monsieur ». Bon Dieu ! si j’aurais n’ serait-il qu’une bière bien fraîche pou’ m’ décaper l’os de sèche ! J’ donnerais tout c’ qu’ v’ s’avez dans vos fouilles cont’ un demi sans faux col.

Je profite de ce qu’il a besoin de respirer pour en placer deux ou trois, très légitimés :

— Comment as-tu appris tout ça, Babylas ?

— Du temps qu’ v’ traînassiez dans c’t’ rue, j’ai bavardé av’c un gonzier qui l’habite.

— Tu parles le portugais, maintenant ?

— Moive non, mais luive cause l’ suisse presqu’ couramment, vu qu’il a z’été en poste, pour l’ Brésil, à la bite de Genève[19] ; or, le suisse, principal’ment l’ suisse français, j’ l’ cause et l’ lis dans l’ tesquete.

— Et que s’est-il passé avec l’érudit diplomate ?

— J’ai joué cart’ su’ étable ; comme quoi, moive et mes amis, on r’cherchait un nœud ropéen qu’on connaissait s’l’ment ses initiales H.R. et qu’y créchait dans c’t’ rua, comme ils disent ici.

« Illico, le pégreleux a esclamé : « Voui, voui, jé vois cé qué vous voulates dire. C’est Herr Rauch qui habite au 5, dans la maison d’une veuve, la madame Louisa Maria de Heredia ; nous jouons parfois aux échecs ensemble. »

Le Mastard ajoute, plus raisin que figue :

— La manière qu’ c’ mec en causait, ça m’étonnerait pas qu’ l’Autrichechien s’embourbasse sa proprio.

Ma main reconnaissante se tend vers l’Obèse.

— Bravo ! Messire, comme avec tous les simples d’esprit, la fortune t’arrive en dormant !

— C’ t’ un don, convient notre ami.

J’ordonne l’action et, déjà, me dirige vers la demeure number five quand Marie-Laure intervient :

— Attendez ! J’ai une idée.

Comme jusque-là elle en a toujours eu d’excellentes, je m’arrête pour lui accorder l’oreille attentive qu’elle mérite.

— Vous allez pénétrer dans cette maison et vous y ferez quoi ?

— Ce qu’il faut, éludé-je-t-il.

— C’est-à-dire questionner le dénommé Rauch qui sera illico sur ses gardes et se taira ? Je doute que M. Bérurier puisse utiliser la manière forte dans ce quartier résidentiel d’un pays étranger.

Te dire que je l’approuve en secret serait gâcher du papier.

— Sans doute, admets-je, mais nous n’avons pas d’autres façons de procéder.

— Si !

— Laquelle ?

— Je me rends seule auprès du bonhomme, je prétends être une auxiliaire d’Elsa Braker qui devait la rejoindre ici ; je feins d’ignorer le crash de son avion et je vois venir. Je sais suffisamment de choses sur cette affaire pour assurer une prestation honorable, fie-toi à moi.

Lumineux ! m’exalté-je en l’entendant développer son plan. Voilà qui est chiément pensé, mais qui peut tourner à la cata. Cela s’appelle « se jeter dans la gueule du loup ».

— Vous rendez-vous compte du risque énorme que vous courez, Marie-Laure ?

Elle fouille son réticule pour en extraire sa carte de presse.

— Gardez-la-moi, c’est le seul document qui pourrait se montrer compromettant, et encore, je peux très bien avoir cette carte comme couverture ! En quittant l’aéroport, j’ai remarqué un grand hôtel appelé Brasilia Palace, allez vous installer là-bas et attendez de mes nouvelles !

Bérurier a ses paupières, en forme de bénitiers, emplies de larmes.

— Tu m’ permets d’ t’embrasser, Mouch’ron ?

Elle sourit.

— Bien sûr, Tonton.

L’accolade donnée, le Gros murmure :

— Elle a plus de couilles qu’ bien des mecs, c’te perruche ; tu sais qui est-ce ell’ m’ rappelle, Tonio ?

— Oui, dis-je, je sais.

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