Luc Besson

Arthur et la guerre des deux mondes


Chapitre 1

Le soleil a commencé sa paisible montée vers le zénith et les brumes matinales se dissipent, comme des soupirs qui s'éloignent. La nature est toujours aussi belle dans ce petit coin de paradis qui entoure la maison d'Arthur. Les arbres y sont droits comme des poteaux, les feuilles bombées et luisantes, les fleurs éclatantes de couleurs. Mais si l'image est parfaite, le son l'est beaucoup moins : il n'y a pas un bruit dans la forêt, même pas le crissement des mille pattes de l'animal du même nom. Même le fameux rossignol, professeur de chant de la famille royale, reste muet. Lui qui, depuis sa naissance, n'a jamais laissé le soleil se lever sans lui dédier quelques notes.

Mais ce silence glacial, nous en connaissons la raison. M le maudit est dans les parages et il n'y a pas un animal, si petit soit-il, qui ne ressente pas les mauvaises ondes que ce ténébreux personnage diffuse. Pourtant, un petit bruit se faufile quand même au milieu du silence, comme des pas maladroits qui font craquer le sol. Quel est donc l'animal assez fou pour se risquer ainsi à bouger dans une situation pareille ?

Il faut qu'il soit aveugle, sourd et terrassé par un gros rhume pour ne rien avoir senti. Qui peut être assez bête pour s'avancer ainsi en écartant lentement les fougères, faisant autant de bruit qu'un parquet dans une maison hantée ? Evidemment, c'est un homme. Et la race humaine nous a délégué son plus fidèle spécimen : l'homo abrutis, plus communément appelé « Armand ».

- Arthur ?! chuchote le père, en écartant deux fougères, comme s'il jouait à cache-cache. Tu peux sortir, tu sais ! Papa n'est pas fâché !

C'est vrai qu'Armand n'est pas fâché. Il est surtout inquiet. Son fils a disparu depuis la nuit dernière, alors qu'il dormait paisiblement à l'arrière de la voiture. Arthur avait laissé sa place à son chien Alfred comme par magie. Personne ne l'avait revu, ni son grand-père Archibald, ni même sa grand-mère Marguerite. Quant à sa mère, elle avait maintenant tellement de rayures sur ses lunettes, à cause de ses aventures marécageuses, que si Arthur passait devant son nez, elle le confondrait sûrement avec le chien.

- Tu as gagné, Arthur, tu peux sortir maintenant ! Papa commence à s'impatienter ! lance le père, en élevant un peu la voix.

On ne sait si c'est en raison de la fatigue ou de l'inquiétude, mais Armand commence à perdre patience. Cela ne change pas grand-chose car la forêt reste muette.

- Si tu sors maintenant, tu auras droit à un paquet entier de marshmallows ! dit-il d'une voix enjôleuse pour rendre son offre plus alléchante. Avec l'autorisation de tout manger, jusqu'à ce que tu aies mal au ventre !

La proposition se veut amusante, mais personne dans la forêt n'a vraiment envie de s'amuser. Toutefois la gourmandise étant tout de même une faiblesse universelle, un animal semble avoir réagi, car deux grandes fougères ont légèrement bougé. L'espoir renaît au fond des yeux du bon papa et un sourire se dessine sur son visage.

- Ah ! C'est ton ventre qui gargouille, hein ! Qui-c'est- qui-veut-un-bon-paquet-de-marshmallows ? dit-il à Arthur, comme s'il avait oublié qu'il n'a plus trois ans.

Apparemment, l'appel du ventre a été efficace car les herbes bougent davantage et son fiston semble s'avancer. La seule chose qui soit un peu inquiétante, c'est un bruit de pas lourds comme la pierre qui se rapproche.

Le père s'étonne. C'est vrai qu'il a le sentiment de ne pas avoir vu son fils depuis une éternité, il a donc pu grandir, mais sûrement pas au point de chausser maintenant du cinquante-deux. Le père s'inquiète un peu plus. Pourvu qu'il ne soit rien arrivé à son charmant bambin et, comme pour conjurer le mauvais sort, il continue de l'appeler de sa voix mielleuse.

- C'est-pour-qui-les-marshmallows ?!

Le suspense ne dure pas bien longtemps car deux fougères s'écartent tout d'un coup et laissent apparaître un monstre de deux mètres quarante. Maltazard en personne.

- C'est pour moi ! chantonne le maître des ténèbres, prouvant ainsi qu'on peut être à la fois ignoble et gourmand.

Sans qu'il s'en rende compte, Armand a rempli ses poumons d'air et s'apprête à battre le record du cri le plus inhumain, mais la peur lui a bloqué les cordes vocales et il a beau souffler, aucun son ne sort de sa bouche entrouverte. Il essaye encore, mais son souffle est si court qu'il ne pourrait même pas éteindre trois bougies sur un gâteau.

Maltazard fait un pas vers Armand et le dévisage de bas en haut. Le père tremble tellement qu'il fait bouger toutes les feuilles alentour dans un bruissement presque musical. Ajoutez à cela ses dents qui claquent et le cri qu'il n'arrive pas à sortir qui s'est mué en râle, et on n'est pas loin de la Samba.

Maltazard, ayant toujours eu l'oreille musicale, n'est pas insensible à ce début de fiesta et il se met à se dandiner. Quand on parle de l'oreille de Maltazard, il s'agit évidemment d'une métaphore puisque cet être, à moitié pourri, n'a plus d'oreilles depuis longtemps. Ce qui ne le gêne pas outre mesure, puisqu'il n'écoute jamais personne.

- Alors ?... ces marshmallows ? s'impatiente le souverain.

Armand rassemble tout son courage et finit par lancer :

- J'y-j'y... vais-vais ! dit-il, comme s'il s'agissait d'une chanteuse folklorique.

- Gigi Vêvê ?! Qui est cette jeune femme ?! s'étonne le Maudit que l'impatience commence à faire bouillir.

- À la... ! À la... ! bredouille Armand, tétanisé par la peur.

- Allah maintenant ! Est-ce donc lui qui a ces fameux marshmallows ?! s'enquiert Maltazard.

Armand secoue énergiquement la tête, ce qui le fait davantage claquer des dents.

- Non ! Non ! marsh-marsh... mallow... à la-à la maison ! J'y-j'y vais-vais ! finit-il par bredouiller en s'emmêlant les bras.

Maltazard semble avoir à peu près compris.

- Eh bien, va et dépêche-toi ! La patience est la seule chose pour laquelle je m'accorde une limite !

Il renvoie d'un geste ce pauvre humain, que la peur a rendu esclave. Armand acquiesce de la tête. C'est amusant, ses dents qui claquent ne font pas le même bruit quand il dit oui et quand il dit non.

Quoi qu'il en soit, Armand détale comme un lapin, en direction de son terrier. Après quelques secondes, Maltazard ne peut s'empêcher de ricaner. L'être humain est encore plus facile à manipuler qu'il ne l'imaginait. Même les séides lui prenaient un peu plus de temps à contrôler. Ici, à peine montre- t-il sa formidable laideur que l'humain se soumet. Même pas la peine de pousser un de ces cris horribles dont il a le secret ou de menacer de ses ongles crochus comme le ferait un aigle. Par sa seule présence, n'importe quel homme se liquéfie et se transforme en doux agneau.

À cette pensée, Maltazard s'autorise un sourire sur son hideux visage. Il faut d'ailleurs bien connaître Maltazard pour savoir qu'il s'agit d'un sourire. Devant une telle grimace, un inconnu aurait déjà appelé le Samu.

Maltazard regarde autour de lui, ce morceau de forêt vide et silencieux. Il n'est en fait pas si vide que ça, car des centaines d'yeux sont cachés un peu partout dans les moindres recoins et observent, la peur au ventre, cette horreur venue d'un autre monde. Maltazard les sent plus qu'il ne les voit, mais un seigneur sait bien qu'il est, de toute façon, observé en permanence. C'est là même sa fonction. Etre le point de mire, le centre de toutes les attentions, comme un phare au milieu de la nuit, guidant les pauvres marins égarés.

Le souverain sourit davantage à cette assemblée qu'il devine. Tout le monde attend son prochain geste avec anxiété, comme si son premier mouvement allait les renseigner sur ses intentions.

S'il avait été un extra-terrestre, la situation n'eût guère été différente. Vient-il en paix, partager nos joies et nos malheurs, ou débarque-t-il en conquérant prêt à piller toutes nos richesses ? Chacun est donc pendu à ce geste qui ne vient pas, à cette déclaration de guerre ou de paix, mais qui de toute façon bouleversera sa vie.

Mais rien ne vient. Maltazard se contente d'observer et de sourire, comme pour mieux profiter du calme avant la tempête. Il faut dire que chez un pervers comme Maltazard l'attente est la plus raffinée des tortures. Des dizaines de rongeurs commencent à claquer des dents, des centaines d'oiseaux à claquer du bec, des mille-pattes à claquer des genoux.

Soudain Maltazard prend une grande respiration et tout le monde retient la sienne. Après quelques secondes d'un suspense insoutenable, le souverain finit par lâcher un :

- ...Bouh !

Un son si faible qu'il en est presque ridicule, mais la forêt entière sursaute. Ça court dans tous les sens, dans un capharnaüm des plus complets. Les oiseaux tombent dans les pommes, les mille-pattes grimpent aux arbres, les écureuils et les lapins se percutent à l'entrée du moindre terrier. Bref, c'est la panique générale. Maltazard aurait tiré un coup de canon qu'il n'aurait pas eu meilleur résultat. Il se met alors à rire, par saccades, par secousses. Un rire puissant qui, une fois de plus, envahit la forêt, les collines alentour et fait frémir tout le monde, comme à l'approche d'un vent glacial.


Ce rire puissant, aussi mélodieux qu'un glissement de terrain, a réveillé Archibald. Le fameux grand-père s'était assoupi dans son fauteuil, au milieu du salon. Il faut dire qu'il n'a pas dormi de la nuit. Comment aurait-il pu dormir en sachant son petit-fils disparu à jamais au fond du jardin ?

Archibald avait descendu du grenier tous les ouvrages concernant le monde des Minimoys et s'était mis à lire dès huit heures du soir, à la recherche du moindre indice. Marguerite lui avait apporté régulièrement du café jusque sur le coup de deux heures du matin. Exténuée, la pauvre femme était partie s'allonger dans sa chambre. Archibald, lui, avait continué à veiller et à relire, en long, en large et en travers, tous ses livres dans l'espoir d'y découvrir une solution à son problème. Mais toutes ces recherches s'avérèrent inutiles et vers cinq heures du matin, il s'était assoupi à son tour, sans même attendre le chant du coq. Il était tellement épuisé qu'il avait immédiatement sombré dans un profond sommeil et rien ni personne n'aurait pu l'en tirer. Sauf évidemment le rire atroce de Maltazard qui, comme chacun le sait, réveillerait un mort, bien que sa spécialité soit plutôt de les endormir à tout jamais.

Archibald sursaute, comme l'ont fait tous les écureuils et il fait trois tours autour de son fauteuil avant de réaliser qu'il est au milieu du salon. Il reprend un peu ses esprits et plisse légèrement les yeux pour mieux localiser la provenance de ce bruit inhumain. C'est amusant, d'ailleurs, de constater qu'on plisse souvent les yeux pour nous aider à tendre l'oreille. Il y a là une liaison bien mystérieuse et qui marche dans les deux sens puisque, quand on se fait tirer l'oreille, on a aussi tendance à plisser les yeux.

Quoi qu'il en soit, Archibald tend l'oreille et se demande qui l'on peut bien égorger à une heure aussi matinale. Mais à bien tendre l'oreille, il constate que même un cochon qu'on égorge pousse des cris plus mélodieux. Ce bruit-là est plus glacial, plus horrible, plus perturbant. Mais aussi tellement puissant qu'il a décroché un cadre du mur. C'est une photo de famille qui se retrouve au sol, noyée sous les débris de verre. Le grand-père saisit délicatement la vieille photographie, jaunie par le temps. On y voit Arthur et ses grands- parents, souriant à la vie, au bonheur. Un souvenir de cette période insouciante où ils étaient encore tous les trois réunis, jouissant du soleil et du temps présent, comme si tous les nuages avaient définitivement quitté leur planète. Il y avait tellement de bonheur et de joie de vivre sur cette photo que n'importe quel malheur se serait découragé d'avance. Mais le malheur est patient et il s'est trouvé un allié qui souvent le soutient dans ses néfastes campagnes : le temps. Eh oui, le temps grignote toujours le bonheur et fait le jeu du malheur. Le temps éloigne les gens, jaunit les photos et marque les visages.

Archibald laisse échapper une petite larme qui roule doucement sur sa joue. Comme il aimerait pouvoir remonter ce temps qui lui file entre les doigts et retrouver cette belle époque où le bonheur s'amoncelait aux quatre coins de la maison ! Mais le temps est comme une image qui vole au vent et que jamais on ne rattrape.

Archibald pousse un profond soupir et pose délicatement la photo sur la commode. Le rire s'est dissipé, mais il entend à présent un autre bruit étrange venant des graviers qui recouvrent la cour devant la maison. Un bruit vraiment bizarre, un mélange de sons. Impossible de déterminer s'il s'agit d'un chien haletant, d'une voiture avec un pneu crevé ou d'un tuyau de radiateur qui se vidange. A moins qu'il ne s'agisse d'un chien qui vidange le radiateur d'une voiture au pneu crevé.

Archibald décide d'en avoir le cœur net et ouvre la porte d'entrée. Il aperçoit Armand, décomposé, qui traverse le jardin en se dirigeant vers lui. Il souffle comme un chien, fume comme un radiateur et boite autant qu'une voiture sur trois roues. Archibald n'avait donc pas tout à fait tort.

Armand n'a même pas la force d'aller jusqu'à la maison et s'écroule sur le premier banc qu'il croise sous la véranda. Archibald s'inquiète aussitôt, mais c'est vrai qu'il y a de quoi quand on voit l'état de décomposition avancée de son pauvre gendre. Il aurait fait une partie de cricket contre une équipe d'éléphants qu'il aurait terminé plus en forme.

- Mais que diable vous est-il arrivé, mon brave Armand ?! demande le grand-père en osant à peine lui mettre la main sur l'épaule.

Le pauvre homme secoue la tête, comme s'il était d'accord avec la réponse d'Archibald, qui n'a fait que poser une question.

- Oui... c'est ça !! fait Armand, encore traumatisé par ce qu'il a vu.

- Oui, c'est ça... quoi ? articule le grand-père, comme il le ferait pour un enfant qui ne parlerait pas notre langue.

-... Le diable... j'ai vu le diable ! dit-il, le visage tout convulsé et les yeux déjà en orbite lointaine.

Archibald n'a besoin d'aucune autre explication. Il ne connaît qu'une seule chose sur terre qui corresponde à cette description : Maltazard.

Le grand-père soupire et s'assied à son tour sur le banc. Il est vrai que ces deux mauvaises nouvelles d'un coup ont de quoi assommer le vieil homme. La première nouvelle, c'est que M le maudit est définitivement parmi eux et qu'il y a peu de chances qu'il soit venu pour faire du shopping. La deuxième concerne Arthur et découle de la première. Si Maltazard a utilisé le rayon du passeur, le jeune Arthur est donc coincé dans le monde des Minimoys, compressé dans un corps de deux millimètres dont il lui sera impossible de sortir.

Un frisson parcourt Archibald, pourtant ce n'est pas la chaleureuse brise d'été qui le fait frissonner, mais une pensée glaciale, froide comme la nuit, une pensée qu'il ne peut pas chasser, une équation qu'il est incapable de résoudre : comment venir en aide à Arthur ?

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