Chapitre 18


Maltazard se ressaisit un peu. Son fils l'a attaqué par surprise, mais celle-ci est maintenant passée, et le maître fait travailler ses méninges. Comment a-t-il pu se retrouver dans cette situation ridicule, lui qui a élevé et chéri Darkos comme son propre fils, se dit-il, un peu déboussolé. Mais c'est là le véritable problème. Darkos « est » son fils et il l'a trop longtemps oublié. Mais le temps se charge toujours de remettre les choses en place et les pendules à l'heure.

- Comment peux-tu traiter ainsi ton propre père ? s'exclame Maltazard, d'une voix qui se veut émue.

- Et vous, père ? comment avez-vous pu abandonner votre fils deux fois de suite ? répond Darkos avec la ferme intention de ne rien céder.

- Je devrais donc être puni pour t'avoir fait confiance ? réplique son père.

La question est un peu trop complexe pour Darkos qui ne sait pas quoi répondre, à part : « Comment ça ? »

- Je t'ai laissé deux fois dans des situations périlleuses, je le sais, mais ce sont les épreuves qui forment le caractère. Un futur seigneur se doit d'apprendre à résister aux coups les plus durs, tel est son chemin de croix pour accéder au trône. Car c'est bien le trône et ma succession qui sont en jeu et que je souhaite pour mon seul et unique fils. Dois-je donc le protéger de tout et faire de lui un vermisseau ? ou est-il de mon devoir de le former et le guider vers son destin ? Ces épreuves étaient autant les tiennes que les miennes ! Connais-tu la douleur d'un père de voir son fils lutter pour sa survie ? Je sais que ton apprentissage fut des plus dur, mais on ne taille pas un empereur dans du saule pleureur, mais dans du chêne de montagne, dans la pierre de lave et dans le feu du diable.

Darkos gonfle la poitrine de fierté, sans même s'en rendre compte. Ils sont comme ça, les guerriers, dès qu'on parle de muscles, ils se dressent comme des bambous.

Archibald se faufile entre les séides sur la place du village et aperçoit son petit-fils.

- Arthur !!

- Grand-père ?!!

Ils se tombent dans les bras l'un de l'autre, tellement soulagés de se savoir mutuellement sains et saufs.

- Oh, Arthur ! c'est formidable ! qu'est-ce que je suis heureux de te retrouver !

- Moi aussi, grand-père ! mais j'aimerais aussi retrouver l'épée magique que Sélénia m'a confiée ! Aide-moi !

Et les voilà qui cherchent dans la poussière la fameuse épée.

Maltazard est toujours au balcon, une lame sous la gorge, tenue par son fils.

- Et puis, qu'aurais-tu pensé de moi si je ne t'avais pas permis de traverser ces épreuves ? « Mon père n'a pas confiance en moi ? Il me juge incapable de gouverner ? » Non, bien au contraire. C'est parce que je n'ai jamais douté de tes qualités que je t'ai fait confiance. Je savais que tu sortirais de ces expériences plus fort encore et que gouverner serait enfin à ta portée.

Darkos est un peu perdu. Totalement, même. Et s'il s'était trompé depuis le début ? Son père aurait-il tant fait pour lui sans même qu'il s'en rende compte ? Tous ces signes d'indifférence seraient donc des preuves d'amour dissimulées ?

- Regarde ton armée qui est là, devant toi ! continue Maltazard, en montrant les deux cents séides pétrifiés sur la place du village. C'est toi qu'ils attendent ! Un jeune et valeureux empereur qui les emmènera de victoires en conquêtes, jusqu'au bout des deux mondes.

- Et... et vous, père ? s'inquiète Darkos, dont la lame se fait désormais moins pressante sous la gorge de son père.

- Moi, mon temps est passé. Je dois maintenant me retirer et mon seul plaisir sera d'écouter inlassablement le récit de tes nouvelles aventures. Ainsi va la grande roue de la vie. Une étoile s'éteint, une autre apparaît, pour briller davantage dans la nuit !

Darkos sourit légèrement. Il n'a pas tout compris, mais ça a l'air beau. Et puis, il apprend doucement à gérer son émotion, comme Archibald le lui a conseillé. Darkos a baissé son bras, et sa lame par la même occasion. Maintenant c'est Maltazard qui sourit, mais ce n'est pas pour les mêmes raisons. Le maître sourit car il rend hommage à son propre machiavélisme.

- Va, mon fils ! Parle à ton peuple !

Darkos est tout ému, presque chancelant. Il s'en veut même d'avoir douté ainsi de son père.

- C'est rien, mon fils ! dit Maltazard pour le rassurer. Si j'avais été à ta place, j'aurais agi de la même façon !

Rassuré par ces bonnes paroles, Darkos passe timidement devant son père et se place au bout du balcon, face à sa nouvelle armée qui ne sait toujours pas quoi faire ni penser.

- Peuple fidèle, voici ton nouveau souverain !! hurle Maltazard à la foule.

Le père attrape les bras de son fils et l'oblige à les lever bien haut. Les séides sont évidemment surpris par ce changement brutal, cette passation de pouvoirs plutôt express, mais on ne leur laisse jamais vraiment le temps d'avoir des états d'âme, alors ils se mettent à acclamer le nouveau souverain.

- Oh non ! s'exclame Archibald, horrifié par ce revirement de situation.

Darkos est pétrifié par la clameur, les bras en croix, au- dessus de son peuple. Jamais il n'avait imaginé ce plaisir, la poussée d'adrénaline qu'une telle position procure. Il est maintenant le maître du monde, il le sait et il le sent.

Le seul qui semble navré par ce nouveau sacre, c'est Arthur. « Mon pauvre Darkos ! se dit-il, en soupirant. Le pouvoir est un piège dans lequel tu viens de tomber. »

Maltazard est probablement d'accord avec lui, car il est hilare, dans le dos de son fils. Il le laisse encore quelques secondes battre des mains comme un jeune coq, puis il prend son élan et le pousse violemment dans le dos. Darkos n'a pas le temps de comprendre. Il est projeté en avant. Il arrache le balcon et chute de plusieurs mètres.

Maltazard s'approche du trou béant et s'adresse à son peuple.

- Attrapez-le !! hurle-t-il, le visage à nouveau haineux.

Les séides ne bougent pas, car personne ne comprend plus rien. On attache, on détache, on élit un nouveau chef qu'on jette, on reprend l'ancien et on rattache tout le monde. Y a de quoi occuper, pendant un an, le cerveau d'un séide. Maltazard soupire, navré de commander une telle bande de crétins.

- Ça-être-blague ! Moi-toujours-maître ! Maintenant vous allez m'attacher Arthur, Archibald et Darkos au poteau des sacrifices avant que je m'énerve et que je vous fasse tous cramer comme de vulgaires moucherons !! hurle Maltazard, à s'en faire péter les cordes vocales.

À ce niveau sonore, un séide ne réfléchit plus, il exécute. On attrape donc Darkos, encore groggy, et on le saucissonne autour du totem, à côté d'Arthur et de son grand-père.

- Je... je suis désolé, Arthur ! Je... je me suis fait avoir ! fait le guerrier, un peu honteux.

- C'est pas grave, répond Archibald. Tu as été un bon fils. Lui est juste un mauvais père ! un jour, il s'en mordra les doigts !

- En attendant, il va nous couper les nôtres ! précise Darkos, très au fait du protocole puisque c'est lui qui l'a mis au point.

Arthur grimace aussitôt. L'idée de finir en rondelles ne le réjouit pas vraiment.

- T'as une idée pour nous en sortir ? demande l'enfant qui scrute la place.

- Si j'étais suffisamment intelligent pour nous sortir de ce piège, je l'aurais été aussi pour ne pas tomber dedans ! répond Darkos avec lucidité.

Maltazard est descendu du balcon et s'avance sur la place du village.

- Mes amis, préparez-vous à mourir ! chuchote Darkos, qui gonfle la poitrine, comme si cela allait suffire à le protéger de la douleur.

- Nous sommes prêts ! répond Archibald avec beaucoup de dignité.

- Eh bien pas moi ! s'énerve Arthur. Je n'ai absolument pas envie de mourir attaché à un totem ! Il faut trouver une solution ! ou au moins trouver l'épée magique !

Maltazard trébuche légèrement. Par une ironie du sort, il vient de marcher sur la fameuse épée. Le souverain se penche et la ramasse avec beaucoup de plaisir.

- Je me demandais, en avançant vers vous, comment j'allais vous trucider. J'ai pensé à bien des tortures, étant assez fort sur le sujet, mais aucune ne me paraissait vraiment digne de vous. Grâce à la déesse de la forêt, qui a placé cette épée sur ma route, je sens que ma créativité va pouvoir de nouveau s'exprimer.

Maltazard leur adresse un sourire, on dirait un nuage qui se déchire sous l'effet de la foudre.

- Maintenant dites-moi seulement une chose. Par qui je commence ? dit-il avec sadisme.

- Par moi ! s'écrie aussitôt Darkos.

Maltazard est surpris. Il ne s'attendait pas à ce que son fils réagisse aussi vite. Mais cette solution ne lui plaît pas. Abandonner son fils est une chose, le tuer en est une autre. Maltazard est mauvais, affreux sale et méchant, mais il avait sûrement dans l'idée de se débarrasser d'Arthur et Archibald, puis d'épargner son fils, après l'avoir évidemment copieusement humilié. Son plan est donc un peu contrarié, mais comment faire comprendre à son fils qu'il aimerait lui éviter le pire ?

- Je... je préfère garder le meilleur pour la fin ! déclare le souverain, histoire de faire diversion, même si personne n'est dupe.

- Dans ce cas, commence par moi ! lance Archibald.

Cette solution ne plaît pas davantage à Maltazard, car elle lui procurerait moins de plaisir. Il préfère évidemment commencer par Arthur afin de mieux profiter de la souffrance qu'il pourra lire sur le visage du grand-père. Le sadisme est un art dans lequel Maltazard est passé maître.

- Je préfère commencer par Arthur pour honorer sa bravoure ! répond Maltazard, qui ment comme il respire.

Arthur se crispe et prend une grande inspiration. Il lui reste une seule carte à jouer, celle qu'il a déjà jouée avec Darkos : pousser Maltazard dans ses pensées les plus noires afin que l'épée devienne à nouveau impossible à soulever.

- Pitié, monseigneur ! pitié pour cette petite vermine que nous sommes ! déclare l'enfant avec une mine aussi abattue qu'un cocker.

- Un peu de dignité ! s'insurge Archibald qui n'a visiblement pas compris le plan de son petit-fils.

Maltazard se met à ricaner.

- Ne t'inquiète pas, Archi ! Ton petit Arthur essaye seulement de me jouer un mauvais tour ! Il veut me pousser vers d'horribles pensées pour que l'épée perde tous ses pouvoirs. Mais je ne suis pas né de la dernière rosée et je connais cette dague mieux que quiconque, dit-il en la caressant avec affection. C'est donc avec beaucoup de plaisir, de bonheur et de joie que je vais vous découper en rondelles, et ce, sans aucune animosité.

Le visage d'Arthur se décompose de terreur. Sa dernière carte est abattue. La partie est perdue. La tristesse l'envahit. Il vient de réaliser qu'il va quitter ce monde définitivement, mais ce n'est pas ça qui l'attriste le plus. Le pire c'est qu'il ne verra plus jamais Sélénia. Quitter son petit monde, sa famille, son chien, ses jouets le rend fort triste, mais quitter Sélénia lui est insupportable. Il a beau remuer ses petits poignets, ils sont bien fermement attachés au poteau des supplices, et il ne voit vraiment plus ce qui pourrait empêcher l'épée que brandit Maltazard de venir le couper en deux. L'arme reste un instant en l'air, toujours aussi légère. Le maudit se met à sourire et son bras commence à descendre en direction de l'enfant. Arthur a fermé les yeux, comme ça il pourra partir avec l'image de sa princesse adorée, lui souriant à tout jamais.

Mais une main puissante vient arrêter l'épée, à quelques centimètres de la tête d'Arthur. C'est la main de Darkos, qui a réussi à se libérer. Maltazard reste en arrêt, à mi-course, comme flashé dans son élan.

- Je ne te laisserai pas faire une chose pareille, père ! lance calmement Darkos.

Visiblement, les quelques heures passées avec Archibald ont l'air de lui avoir fait le plus grand bien et les deux neurones qu'il a dans la cervelle ont fini par se parler.

Le sang monte au visage de Maltazard et son regard devient comme fou. Il saisit son fils à la gorge à l'aide de sa pince énorme et le colle violemment contre le poteau.

- Je voulais t'épargner la vie, mais devant une telle humiliation, tu ne me laisses guère le choix !

Maltazard lève à nouveau l'épée magique, prêt à en finir avec son fils.

- Tu vas donc mourir le premier ! dit-il en hurlant, ce qui n'est pas très bon pour la santé.

Загрузка...