Chapitre 11
Darkos est abasourdi. Ses yeux s'embuent de larmes. Il ne peut plus bouger, tellement la détresse le paralyse. Bétamèche se penche du haut de la nacelle et aperçoit Darkos, désemparé sur son balcon, comme Juliette après le départ de Roméo.
Arthur et Sélénia ont trouvé un passage, au fond de l'étagère et ils sautent sur la pile de livres qui est posée sur le bureau.
- Attention ! Là, dans le wagon ! hurle Bétamèche en croyant chuchoter.
Darkos a entendu la menace, mais il est bien trop anéanti pour réagir. Arthur passe doucement la tête derrière le wagon et aperçoit le pauvre Darkos.
- Méfie-toi, il est encore plus perfide que son père ! chuchote la princesse.
Mais la détresse du guerrier déchu est trop visible, Arthur le sent dans son cœur, et il prend le risque de s'approcher de lui.
- Ecoute Darkos, je sais ce que tu ressens et... je comprends ta douleur.
Le guerrier lève un peu les yeux. Même l'envie de se battre semble l'avoir quitté.
- Moi non plus, mon père n'est pas souvent là. Il est à la ville pour chercher du travail et il m'a laissé là tout l'été, avec mes grands-parents. Ça me fait de la peine, mais je sais qu'au fond de lui, il m'aime quand même, dit gentiment Arthur, qui tente d'expliquer comme il peut l'inexplicable.
- Mais de temps en temps... il est là ? demande Darkos d'une voix à peine audible.
Arthur hésite, mais il se doit de lui dire la vérité.
- Oui, de temps en temps.
Darkos soupire un grand coup et finit par s'asseoir au bord du balcon.
- C'est ça mon problème. Mon père, lui, n'est jamais là ! Même pas de temps en temps. Jamais de mot gentil, jamais de câlin, jamais ne serait-ce qu'un regard.
- Vous vous parlez bien un peu, tout de même ? s'inquiète Arthur.
- Il ne me parle que pour me gronder ou me donner des ordres, quand c'est pas les deux à la fois ! Je me demande s'il m'a seulement jamais aimé ! finit par confesser Darkos, comme une phrase interdite qu'il aurait cachée au fond de lui depuis des années.
Arthur est surpris par sa franchise. Même son meilleur ami d'école ne s'est jamais confié de la sorte.
- Je ne voudrais pas interrompre vos petits bavardages entre garçons, mais on a une mission à finir ! intervient Sélénia, qui fait son apparition, toujours aussi sûre d'elle.
Darkos semble désemparé. Il aurait probablement aimé prolonger cette discussion afin d'y voir plus clair.
- Darkos, je pense que la meilleure chose à faire, c'est de lui poser la question ! dit Arthur avec sincérité.
- Comment ça ? répond Darkos qui n'arrive plus à s'y retrouver.
- Tu vas voir ton père, tu te mets devant lui et tu lui demandes franchement : « Papa, est-ce que tu m'aimes ? »
- Et après ? demande Darkos qui attend la réponse.
- Après... après je ne sais pas, mais quelle que soit sa réponse, tu seras libéré du poids de cette question !
- Je suis pas bien sûr d'avoir compris la phrase, répond Darkos avec une honnêteté déconcertante.
C'est vrai que ses capacités mentales sont limitées et que pour qu'il comprenne il faudrait sûrement qu'il loue quelques neurones.
- On va te laisser tranquille, comme ça t'auras tout le temps d'y réfléchir ! coupe Sélénia en entraînant Arthur par le bras.
Darkos les regarde s'éloigner sans pouvoir réagir.
- Je... je peux venir avec vous ? demande-t-il, comme si la phrase lui avait échappé.
Arthur est ému par cette demande aussi touchante que surprenante. Qui aurait pu dire, il y a encore quelques heures, que Darkos afficherait aussi ouvertement une sensibilité presque enfantine ? Sûrement pas Sélénia.
- Darkos, tout ça est très gentil, mais on ne change pas de camp comme ça, aussi facilement. Cela fait des lunes que tu persécutes les Minimoys et même si mon peuple a le sens de la charité, il lui faudra un peu de temps pour pardonner au bourreau qui l'a décimé !
Darkos baisse doucement la tête.
- Je comprends et... je suis désolé, répond-il, avec sincérité.
Sélénia est de plus en plus embarrassée et contient de moins en moins son émotion.
- Une période de transition me paraît donc nécessaire. Règle tes problèmes avec ton père et je te promets de faire étudier ton cas par le conseil !
- C'est vrai ?! se réjouit Darkos, comme un enfant à qui on promet la lune.
- Parole de princesse !
Le guerrier se sent tout chose, il est envahi de picotements agréables qui le chatouillent un peu partout et il ne parvient plus à cesser de sourire ni à empêcher ses larmes de couler. Darkos panique un peu devant cette chose qui le submerge et il appellerait bien un docteur s'il en existait un à sa taille.
En réalité, il n'a pas besoin d'un médecin car le diagnostic est facile à établir. Darkos éprouve une émotion violente due à un manque d'amour chronique. L'ordonnance est tout aussi facile à prescrire. Darkos doit s'ouvrir aux autres s'il veut que les autres s'ouvrent à lui. Cette vérité est immuable, ce qui lui a valu le privilège d'être couchée dans le grand livre, à la page cent onze.
La nacelle touche le sol et nos trois héros en descendent immédiatement.
- Il faut absolument rattraper M ! lance Arthur, qui semble chercher quelque chose.
- Je sais bien qu'il faut le rattraper, mais comment veux- tu faire, avec nos petites jambes ? rétorque Sélénia.
- La solution doit être garée par là ! dit Arthur qui scrute les alentours.
Au détour d'un château de cartes à moitié écroulé, il trouve enfin ce qu'il cherche : une magnifique jeep de l'armée américaine, customisée par ses soins. Il a changé les roues ordinaires pour celles d'un tracteur, ce qui donne au véhicule des allures de Big Foot.
- Oh non ! On va pas encore essayer un de tes engins de mort ! se plaint Bétamèche.
- Eh bien t'as qu'à suivre à pied si ça t'amuse ! plaisante sa sœur en s'asseyant à l'avant du véhicule.
Bétamèche râle une seconde et les rejoint à bord.
- Prêts ? demande Arthur, un sourire espiègle aux coins des lèvres.
- Euh... oui, je suppose ! répond Sélénia en attrapant l'arceau de sécurité.
Arthur pousse le levier qui se trouve sur le côté de la voiture et le moteur électrique s'enclenche. La super-jeep bondit d'un coup en avant et part à toute allure. Arthur met quelques instants à maîtriser l'engin et il slalome entre les piles de livres avant de pouvoir vraiment contrôler la situation.
La jeep prend alors de la vitesse et fonce vers la porte.
- T'es sûr que ça passe ? demande Sélénia, vu la hauteur du véhicule.
- Absolument pas ! répond Arthur, histoire d'affoler tout le monde.
Le véhicule s'apprête à s'écraser contre la porte, mais au dernier moment Arthur a repéré une petite faille dans le bois et il s'engage dedans en fermant les yeux. Des morceaux de bois volent dans tous les sens et les barres de sécurité, qui faisaient office de toit, sont littéralement arrachées. Nos trois compagnons ont bien fait de baisser la tête, sinon ils auraient fini comme Marie-Antoinette.
- Si tu conduisais un gamoul comme tu conduis cet engin, on t'aurait enlevé ton permis depuis longtemps ! hurle Sélénia de toutes ses forces, à cause du vent qui lui balaye le visage.
- Ah bon ? Il faut un permis pour conduire un gamoul ?
- Oui, et il en faut même un deuxième, si c'est un gamoul à deux bosses !
- Chez nous aussi, il faut un permis pour conduire une voiture, mais moi je n'ai pas encore l'âge de le passer !
- Si tu conduis sans permis, personne ne te punit ?! s'indigne Bétamèche.
- Si ! Mais je ne vois vraiment pas comment la police pourrait me mettre la main dessus, vu que je ne mesure que deux millimètres ! répond Arthur tout en slalomant au milieu de quelques fourmis râleuses.
- Chauffard ! hurle l'une d'entre elles au passage du bolide.
La jeep traverse le palier de l'étage et passe à vive allure devant un coléoptère noir, tapi dans l'ombre. L'animal ouvre ses yeux phosphorescents et décolle à sa poursuite.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? fait Arthur en regardant dans son rétroviseur.
- C'est une patrouille ! lance Bétamèche.
Le coléoptère le suit en rase-mottes avec ses yeux gros comme des phares.
- Une patrouille, mais comment c'est possible ?! demande Arthur qui croit rêver.
L'animal met sa sirène en route.
- Vu que toutes les fourmis vont dans un sens et que tu es le seul à aller dans l'autre, tu ne vas pas tarder à être considéré comme un hors-la-loi ! explique Sélénia.
Arthur secoue la tête, comme pour sortir d'un mauvais rêve.
- C'est pas possible !!
Le coléoptère se rapproche et devient de plus en plus menaçant.
- Vous êtes en sens interdit ! Arrêtez immédiatement ce véhicule ! crache le patrouilleur de sa voix nasillarde.
- Remarque, il risque pas de t'enlever ton permis puisque tu n'en as pas ! lance Bétamèche avec humour.
Mais pas question pour Arthur de s'arrêter et de gaspiller ainsi de précieuses minutes qui leur feraient perdre la trace de Maltazard. Arthur monte sur la rigole qui longe le mur, pour tenter d'échapper à ce patrouilleur, mais l'insecte volant le suit sans problème.
La jeep s'engage sur l'un des ponts que les fourmis ont fabriqué. Le passage est plus étroit et la voiture déboule au milieu des fourmis comme une boule dans un jeu de quilles. Au passage du bolide, les fourmis se jettent sur les côtés en hurlant. Une fois le pont franchi, Arthur tourne sur la droite et revient sur le palier, toujours suivi par la police locale. Arthur surveille son rétroviseur. Il attend encore un instant que le patrouilleur se rapproche, et il donne un grand coup de volant sur la droite. Le coléoptère est surpris par la manœuvre et ne parvient plus à s'arrêter. Il fonce droit sur un tyrannosaure qui s'était mis là en embuscade. L'énorme monstre a beau être en plastique, le coléoptère s'écrase au fond de sa mâchoire ouverte. Le choc est tellement violent que ça casse le ressort de la mâchoire qui se referme dans un claquement de dents. Il ne reste du patrouilleur que deux petits morceaux d'ailes, qui dépassent de chaque côté de cette énorme mâchoire sur pattes.
Arthur, tout en roulant, jette un œil sur la scène et semble satisfait. Il s'est enfin débarrassé de la police.
- Faut jamais rouler trop près du véhicule qui est devant ! dit-il avec humour et une pointe de fierté.
C'est une phrase qu'il a maintes fois entendue dans la bouche de son grand-père quand les deux garçons allaient en ville pour faire les courses, à la demande de Marguerite. Mais Archibald, en bon conducteur qu'il était, disait souvent une autre phrase, tout aussi utile en la circonstance : « Il faut toujours regarder devant soi. » C'est donc ce que fait Arthur avec une seconde de retard. Dommage ! Il est déjà au bord de l'escalier. Il a beau hurler et enfoncer le frein, cela ne change pas grand-chose.
La jeep déboule à toute allure dans l'escalier. Arthur n'a pas intérêt à faire un tonneau vu qu'il a pulvérisé les arceaux de sécurité en passant sous la porte. La voiture bondit comme elle peut d'une marche à l'autre et nos héros ont le sentiment d'être coincés dans le pire des manèges. Un voyage en noix ferait figure de balade de santé à côté de ce traitement de choc.[6]
La dernière marche étant la plus importante, la voiture s'en sert comme d'un tremplin et vole littéralement sur quelques mètres. L'atterrissage est des plus difficiles et nos trois héros se retrouvent projetés au pied de leur siège. La voiture zigzague un instant, mais Arthur se remet au volant et reprend le contrôle de la bête.
Il aperçoit, au bout du salon, Maltazard en train de franchir le seuil de la maison. Arthur se crispe sur son volant et fonce dans sa direction. Mais le yéti se met en travers de sa route. Alfred remue la queue, trop content de voir passer sa voiture préférée. De plus, comme son maître lui a appris à ramener les objets, il lui paraît naturel d'attraper le jouet dans sa gueule. Arthur donne un grand coup de volant pour ne pas se faire happer par cette mâchoire, encore plus impressionnante que celle du T-rex. Arthur s'enfuit comme il peut à travers les débris qui jonchent le sol du salon, mais Alfred suit ses traces, aussi efficace qu'un hélicoptère.
- Arthur, fais quelque chose ! Je ne veux pas finir dans la gueule du yéti ! crie Bétamèche.
- Cramponnez-vous ! lance Arthur pour toute réponse.
La voiture disparaît tout à coup sous la commode. Alfred s'arrête devant le meuble et dresse les oreilles. « Pas question de bouger de là tant que cette maudite voiture n'a pas réapparu », se dit le chien, aussi têtu que sa copine la mule.
La jeep ne tarde pas à ressortir, mais à l'autre extrémité de la commode et elle poursuit sa route vers la porte d'entrée. Arthur enfonce l'accélérateur, en oubliant un instant que sa voiture n'est qu'un jouet et donc que l'accélérateur est factice, tout comme les freins. C'est dommage, car Archibald vient juste de refermer la porte sur Maltazard et Arthur aurait bien eu besoin de freins pour ne pas s'emplafonner dedans. Le gamin donne un grand coup de volant et évite de justesse la collision.
- Nous allons le perdre ! s'inquiète Sélénia en voyant Maltazard s'éloigner à travers la fenêtre.
- Je n'ai pas encore dit mon dernier mot ! répond Arthur qui fonce vers une autre porte, avec la ferme intention cette fois-ci de ne pas se laisser arrêter.
- Attention !! hurle Bétamèche.
Arthur, grâce à un excellent réflexe, évite de justesse le plombage d'Armand qui traînait sur le sol.
Imaginez la catastrophe si Arthur s'était pris le plombage de son père en pleine figure ! C'est un coup à ne plus jamais aller chez le dentiste.
- Qu'est-ce que c'était que ce truc-là ? demande Sélénia en désignant l'hideux morceau de plomb.
- Je n'en ai aucune idée ! répond Arthur en se concentrant sur la route.
La jeep se rapproche maintenant à toute vitesse de la petite porte de derrière. Sélénia commence à s'inquiéter car son chauffeur a l'air bien décidé à passer en force.
- Arthur, c'est du chêne ! Ton engin va s'écraser comme un vulgaire moustique ! prévient la princesse, la gorge un peu nouée.
- Fais-moi confiance ! répond le jeune garçon avec un sourire à la Indiana Jones.
La voiture fonce sur la porte et s'apprête à s'écrabouiller contre elle quand, tout à coup, une porte dans la porte bascule sous l'impulsion de la voiture. Arthur est passé par la trappe du chat, découpée dans la porte de la cuisine. Sélénia pousse un soupir de soulagement de s'en être sortie saine et sauve.
- Ça y est, on est morts ? demande Bétamèche, qui a toujours les yeux fermés.
- Oui ! Tu peux dormir tranquille ! On te préviendra quand on arrivera au paradis ! répond sa sœur, fatiguée de ses commentaires.
La jeep longe la petite terrasse couverte qui court tout autour de la maison. Arthur tourne à angle droit pour rejoindre la façade principale. Maltazard est sur le perron et descend les quelques marches qui mènent au jardin. Les fameuses marches que Simon-le-policier n'arrivait ni à descendre ni à monter.
Arthur n'est plus qu'à quelques mètres, mais maintenant qu'il est si près du but, il se demande bien ce qu'il peut faire pour arrêter cette montagne ambulante. Lui sauter dessus et l'escalader jusqu'à la main qui tient la petite fiole ? L'opération paraît bien impossible. Ou peut-être lui foncer dans les chevilles et le faire trébucher ? Une fois la fiole à terre, Arthur pourra se ruer dessus et en boire le contenu. Voilà un plan qui le séduit et il appuie à fond sur l'accélérateur pour se donner du courage, à défaut de vitesse.
Maltazard a déjà fait quelques pas dans le jardin quand Arthur débouche sur le perron. La voiture s'élève dans les airs, plane sur quelques mètres et vient s'encastrer dans une touffe d'herbes, à quelques centimètres du talon de Maltazard. La voiture est définitivement immobilisée et Arthur ne peut que regarder, impuissant, M le maudit disparaître dans la forêt.
- C'était quoi exactement, ton plan ? Je ne suis pas sûre d'avoir tout saisi ! interroge la princesse, frustrée de voir son ennemi lui échapper.
- Un mauvais plan ! concède Arthur en fronçant les sourcils.
Armand a enfin trouvé le paquet de marshmallows. Il les avait tellement bien cachés, pour qu'Arthur ne les trouve pas, qu'il ne savait plus lui-même où il les avait dissimulés.
Armand entre dans le salon en exhibant d'une main tremblante son paquet tout neuf.
- Ça-ça y est-y est ! Je-je les-les zai-zai ! dit-il en s'appliquant.
Mais Maltazard a disparu, ne laissant derrière lui que ruines et poussières. Et la Rose est toujours endormie sur son canapé, comme si elle attendait la rosée ou, à défaut, son prince charmant.
Archibald est dans un coin et berce doucement Marguerite qui est venue se blottir entre ses bras.
- Il... il est parti ? demande Armand avec un fond de regret dans la voix.
- Oui, confirme Archibald. Espérons qu'il ne reviendra jamais !