Chapitre 14


Arthur ne peut pas être plus près. Il est en plein milieu, entouré par des centaines d'abeilles qui semblent chanter en chœur pour soutenir les efforts de leur reine. L'abdomen de la souveraine se contorsionne régulièrement et elle semble souffrir à chaque contraction. Elle a la tête baissée et une abeille soignante lui nettoie les antennes en permanence.

Arthur est subjugué par cette incroyable cérémonie. Il pourrait rester des heures à regarder un tel spectacle.

- Y en a encore pour longtemps ? demande Bétamèche en bâillant.

- Il faut compter encore une bonne demi-heure, si on la laisse travailler en paix et que rien ne la dérange, précise Valiome qui bâille à son tour.

Ça risque donc de durer plus longtemps que prévu, puisqu''une délégation de pompiers s'approche de la ruche avec la ferme intention de déranger tout le monde.

- Elle est là ! dit Armand en pointant la ruche du doigt.

L'homme est serviable, mais pas téméraire et il se tient à bonne distance. Le commandant Bellerive avance jusqu'au gros chêne et évalue la situation.

- Bon ! au boulot ! dit-il en tapant dans ses mains, à l'adresse de ses camarades.

Aussitôt, les pompiers s'activent. Certains emboîtent les différents morceaux de la grande échelle, tandis que d'autres s'équipent de combinaisons isolantes, afin de ne pas se faire piquer. Pendant ce temps, le commandant met ses gants en plastique et sort un énorme bidon marqué d'une tête de mort.


L'homme qui discute avec le lieutenant Baltimore n'est pas loin d'avoir une tête de mort. En tout cas, il en a le sourire et la couleur. Il doit l'avoir vu passer de près, la mort, pour avoir les yeux exorbités comme ça.

- Je vous dis qu'ils sont revenus ! Par milliers et ils sont beaucoup plus gros que l'année dernière !

- Tu racontes n'importe quoi, Francis ! Les grillons ne viennent que quand les blés sont mûrs et ils ne le seront pas avant deux mois. Tu as encore forcé sur l'apéritif, toi ? dit le lieutenant, qui sortirait bien un alcootest, s'il avait déjà été inventé.

- Je les ai vus comme je vous vois ! hurle le paysan, complètement déboussolé. Ils sont énormes et bien organisés, il y a même un chef qui leur donne des ordres !

Le lieutenant échange un regard complice avec Simon, son partenaire.

- Écoute, Francis, on a autre chose à faire en ce moment que de courir après tes satanés grillons ! Il y a un rôdeur qui circule dans les environs. Un individu très suspect et probablement extrêmement dangereux !

- On compulse toutes les fiches pour voir s'il a déjà été signalé, explique Simon en montrant un paquet d'avis de recherche.

Ils ont eu beau chercher parmi tous ces malfrats, pilleurs de banques, détraqués et autres échappés d'asile, ils n'ont rien trouvé d'aussi laid que Maltazard.

- Allez, rentre chez toi ! dit le lieutenant au paysan, toujours aussi perdu.

- Je vous aurais prévenus ! Il faudra pas vous plaindre le jour où ils envahiront la ville ! insiste-t-il, un doigt menaçant pointé vers les policiers, qui se mettent évidemment à rire.

- Le jour où les criquets géants envahissent la ville, je te paye un coup ! lance le lieutenant, sûr de lui.

Mais soudain, Simon ne sourit plus et il tape sur l'épaule de son chef. Devant la grande baie vitrée du commissariat, ils voient un moustik démesurément grand, immobile dans le ciel, un séide sur son dos.

Simon a la mâchoire qui va se décrocher. Il n'a jamais rien vu de pareil depuis le tir de cinquante-trois mètres de Tony Montero qui a fini au fond des filets, quelques secondes avant la fin de la finale du département. Le lieutenant Baltimore n'arrive pas non plus à croire ce qu'il voit.

- Ce... ce n'est pas un grillon, c'est... un moustique !

- Tu n'es qu'un mauvais joueur ! dit le paysan en haussant les épaules. Tant pis pour toi ! J'irai boire mon coup tout seul ! ajoute-t-il en quittant le bureau de police.

A l'extérieur, le ciel s'est assombri. Les policiers s'avancent timidement vers l'entrée et rejoignent Francis, qui s'est arrêté sur le pas de la porte. Le ciel de la ville est maintenant tout noir. Ce n'est pas le soleil qui se couche ou l'orage qui s'annonce, mais ce sont des centaines de moustiks géants qui cachent le soleil, aussi efficaces qu'un gros nuage de pollution. Le spectacle est impressionnant et rappelle ces tristes images de la dernière guerre, où les avions allemands obscurcissaient le ciel de Londres.

- Et ça, c'est pas vraiment une invasion, c'est juste un débarquement, c'est ça ! lance le paysan avec ironie.

Une pensée traverse alors l'esprit du lieutenant Martin Baltimore : pourquoi diable a-t-il demandé à être muté dans ce pays de fous ? Il se tourne vers son coéquipier qui ne respire plus depuis longtemps.

- Simon ? Je crois qu'on va avoir besoin de renforts !


L'abeille de garde, qui stationne à l'entrée de la ruche, se demande bien pourquoi elle a demandé sa mutation dans la police de l'air, au lieu de rester tranquillement au fond d'une alvéole. C'est vrai que, quand on voit cette grande échelle qui monte doucement vers la ruche, ça ne donne pas envie de jouer les premiers rôles. L'abeille se penche vers sa collègue.

- Je crois qu'on va avoir besoin de renforts !

Arthur et ses amis sont toujours devant la reine qui travaille et souffre de plus en plus. L'abeille de garde vient alerter la souveraine. Celle-ci n'est pas fâchée de s'arrêter un instant pour pouvoir reprendre son souffle. Elle s'informe d'abord attentivement des paramètres du problème et donne ensuite ses ordres. Brusquement, c'est l'effervescence dans la ruche. Les moteurs vrombissent, les dards se tendent, les pelotons se mettent en rang, les cohortes s'organisent.

Napoléon a dû sûrement observer les abeilles, pour avoir eu à ce point le sens militaire. Mais Arthur sait déjà que le combat sera inégal. Les abeilles sont supérieures en nombre, mille fois mieux organisées, mais l'arme de l'homme est radicale et ne laissera pas de survivant. C'est une guerre entre deux mondes. D'un côté l'abeille, vieille combattante depuis des millions d'années, très attachée aux valeurs traditionnelles. De l'autre, l'homme, mutant qui s'adapte à tout et capable de fabriquer des bombes suffisamment puissantes pour anéantir son propre environnement. C'est comme si de vieux samouraïs se battaient avec honneur et dignité contre une bombe atomique.

Près du camion, le commandant des pompiers a fini de préparer son mélange diabolique. Il n'a plus qu'à le charger dans son énorme seringue. Ça ressemble d'ailleurs plus à une pompe à vélo qu'à une seringue. En actionnant le manche, il enverra un gaz mortel dans la ruche et pourra ainsi la décrocher de l'arbre.

Armand a du mal à cacher sa satisfaction. Il va, d'un seul coup, se venger de toutes les humiliations qu'il a subies, tous ses pièges tendus qui ont été déjoués par on ne sait quel miracle. Nous sommes les seuls à savoir que le miracle en question s'appelle Arthur, son propre fils, qui est actuellement au fond de la ruche que son père s'apprête à faire gazer. La vengeance et la stupidité risquent de coûter la vie à son enfant, alors qu'un peu de gentillesse aurait épargné tout le monde. Rose est venue, à la demande de son mari. Il la veut à ses côtés pour ce grand moment de bonheur. Mais Rose ne sait pas qu'une tragédie se prépare. Elle regarde cette ruche et ces petites abeilles affolées qui protègent l'entrée de leur temple, comme des moines à l'arrivée des barbares. Ça ne lui plaît pas à Rose, de voir toutes ces petites bêtes périr dans la souffrance. Elle ne les entendra pas hurler de douleur, mais elle les imaginera, et c'est parfois pire.

- Tu ne crois pas qu'on ferait mieux de chercher notre fils, au lieu de nous occuper des abeilles ?

Elle est toujours gentille, Rose, quand elle dit quelque chose, mais une oreille attentive aura décelé un ton de reproche dans ses paroles.

- Dès qu'on aura fini avec ces foutues abeilles, je m'occupe d'Arthur ! répond Armand, déjà trop excité pour renoncer.

Il ignore qu'en s'occupant des abeilles, il va aussi s'occuper de son fils. Il n'aura plus besoin de le chercher, son cadavre sera juste devant lui, au fond de la ruche.


Mais Arthur n'est pas encore mort et de toute façon, les héros ne meurent jamais, puisqu'ils sont toujours vivants dans nos cœurs.

Arthur est au bord de la ruche et observe tout ce petit monde qui s'affaire. Il aimerait les prévenir, leur hurler qu'il est dans la ruche, mais il sait qu'ils n'entendront rien et que sa mère va assister impuissante à sa lente agonie. De toute façon, même s'il parvenait à les prévenir, personne ne croirait qu'il mesure deux millimètres et qu'il est au fond d'une ruche. Personne, à part peut-être sa mère.

- Mais bien sûr ! s'écrie Arthur, qui a soudain une idée pour sauver tout le monde.

Elle est un peu compliquée, mais qui ne tente rien n'a rien. De plus, personne dans cette foutue caserne n'a d'autre idée que de mourir héroïquement, version Pearl Harbour, on pique vers l'ennemi en poussant un grand cri et on plante un dard avant de mourir. C'est peut-être héroïque, mais vu que tous les pompiers sont protégés par des grillages, les abeilles ne risquent pas de décimer les troupes ennemies. La solution d'Arthur est donc la meilleure. Il attrape l'abeille porteuse par une patte et lui fait signe de se rapprocher du traducteur.

- Dehors, il y a une femme dans une robe à fleurs, c'est la seule qui peut faire arrêter ce massacre si j'arrive à la prévenir de ma présence parmi vous.

- Pourquoi ? demande le traducteur.

- Parce que c'est ma mère et que je ne crois pas qu'elle laissera son fils se faire gazer sous ses yeux ! affirme le jeune garçon.

L'abeille porteuse a bien compris la situation, mais ne voit pas comment elle peut alerter cette femme. L'abeille ne parle pas le langage humain et il y a de fortes chances que Rose ne comprenne rien au langage des abeilles.

- Si on ne peut pas lui parler, on peut lui écrire ! lance Arthur, révélant ainsi le cœur de son idée.

- Tu es sûr que tu ne t'es pas fait un peu piquer, mon jeune Arthur, parce que tu m'as l'air d'avoir de la fièvre, là ?! lance Sélénia, ahurie par ses propos.

- Les abeilles ne savent pas lire non plus ! ajoute Bétamèche, atterré par l'ignorance de son compagnon.

- Je sais qu'elles ne savent pas lire, mais, moi, je sais écrire ! dit-il en s'énervant.

Il se tourne vers l'abeille.

- Madame l'abeille, je vais écrire des lettres sur une feuille. Les lettres forment des mots et les mots font comme un dessin. Vous pouvez copier un dessin ?

- Moins vite ! lui demande le traducteur, qui commence à avoir des crampes aux doigts à force de pianoter les traductions sur son pipeau.

L'abeille réfléchit un instant et acquiesce de la tête.

- Génial ! s'écrie Arthur. Allez vous mettre en place devant ma mère et je vous ferai signe d'ici !!

L'abeille porteuse pousse un cri strident et, aussitôt, une cohorte d'abeilles viennent se mettre au garde-à-vous devant elle. Elles décollent immédiatement et jaillissent hors de la ruche, comme des bouchons de champagne.


Le commandant Bellerive est déjà sur l'échelle, sa pompe à fumée à la main. Il baisse la tête au passage de l'escadrille.

- Ça y est ! Elles ont compris ! Les premières commencent à fuir ! crie-t-il à ses camarades qui tiennent l'échelle comme ils peuvent.

On se demande d'ailleurs pourquoi ils ont laissé monter le plus gros, ce qui oblige le bataillon entier à tenir l'échelle. Alors qu'il aurait été si simple de faire grimper le plus mince et de garder des hommes en réserve.

Mais chez les pompiers, on ne plaisante pas avec la hiérarchie et c'est au chef que revient l'honneur de prendre tous les risques. D'ailleurs, ça paraît vraiment risqué et on se demande combien de temps cet éléphant en scaphandre va tenir en équilibre en haut de cette vieille échelle. Même Armand s'inquiète pour lui et vient donner un coup de main aux pompiers pour maintenir l'échelle en place.

L'escadrille d'abeilles a évidemment fait semblant de partir vers la forêt. Dès qu'elle a atteint le gros sapin, elle en a fait le tour et s'est empressée de venir se mettre en poste devant la Rose. La jeune femme est fort surprise de voir ce groupe d'abeilles stationner à un mètre d'elle. Elle hésite à hurler, car elles n'ont pas l'air de vouloir lui faire de mal, mais elle regrette tout de même d'avoir mis ses lunettes de secours parce qu'elle aurait sûrement préféré ne pas les voir aussi bien.

Au bord de la ruche, Arthur finit d'écrire sur un morceau de cire séchée. Il exhibe son panneau sur lequel on peut lire : « Maman, c'est moi, Arthur ». Aussitôt, l'escadrille se met en place pour imiter le dessin qui se trouve sur la feuille. En quelques secondes, les abeilles ont chacune leur position et la mère peut clairement lire la phrase qui s'est formée devant elle. Elle en reste bouche bée et pointe du doigt l'écrit des abeilles comme si elle avait vu Dieu au détour d'un nuage.

- Arthur ! balbutie-t-elle, sans même s'en rendre compte.

Elle cherche autour d'elle, avec ce regard unique qu'ont les mères quand elles ont perdu leur progéniture. Pas la peine de compter sur Armand, il soutient l'échelle en plissant autant les yeux que s'il était aux toilettes.

Quant à Archibald, il a refusé de participer à ce massacre et il est resté à la maison. Aller le chercher prendrait trop de temps. Rose est donc perdue, ce qui n'est pas très nouveau puisqu'elle l'est presque tout le temps.

Arthur a fini sa deuxième feuille et l'exhibe bien au-dessus de sa tête. Les abeilles changent de position pour suivre la forme de ce nouveau dessin.

- Je-suis-dans-la-ruche ! articule la mère, abasourdie par ce qu'elle est en train de lire.

Ses yeux ont doublé de volume et ses poumons sont fermés pour la semaine.

- Ça va marcher ! dit Arthur, pour influencer la chance, mais Sélénia a l'air sceptique.

- Moi, à sa place je sais comment je prendrais la nouvelle !

- Comment ? demande Arthur, un peu inquiet.

En bas, Rose a les yeux qui se révulsent et elle s'écroule à terre, comme un arbre qu'on scie à la base.

- Comme ça ! répond Sélénia avec simplicité.

- Rose ! s'écrie Armand en apercevant sa femme dans la luzerne.

Il se précipite vers elle en lâchant évidemment l'échelle, ce qui déstabilise tous les pompiers qui font un écart. La perturbation remonte le long de l'échelle et provoque un raté de marche. Et un éléphant qui rate une marche, c'est jamais beau à voir. L'échelle vacille, comme le mât d'un bateau par mer agitée. L'éléphant joue les drapeaux et danse moderne. Puis, le mât penche de plus en plus, jusqu'au moment où il devient impossible pour ces pauvres pompiers de le retenir davantage.

Le commandant traverse le ciel et atterrit en plein milieu d'une flaque de boue bien grasse.

On connaissait le bonhomme de neige en décembre, voici maintenant le bonhomme de boue en juillet. Il ne lui manque plus que la carotte pour marquer le nez. L'avantage d'être plâtré de la sorte, c'est qu'on ne risque pas de se faire piquer. Les pompiers se précipitent pour lui venir en aide, ce qui n'a rien de vraiment étonnant puisque c'est quand même la base de leur métier de venir en aide aux gens en difficulté. Ils ont intérêt à vite lui enlever la boue avant qu'elle ne sèche, sinon il est bon pour jouer les statues au musée d'Art moderne.

Le bruit énorme provoqué par sa chute a réveillé la Rose. Elle est heureuse d'apercevoir le visage de son mari, dont le sourire gentil lui rappelle celui de son fils.

- Arthur ?! s'affole-t-elle aussitôt.

Armand lui passe la main sur le front pour la calmer.

- Je vais m'en occuper et nous allons le retrouver, ne t'inquiète pas.

- Je... je sais où il est ! bafouille la mère avec conviction.

Armand se crispe. Comment peut-elle avoir une telle information puisqu'il ne l'a pas quittée d'une semelle ?

- Il est dans... dans la ruche ! dit-elle avec courage, et il lui en faut beaucoup pour sortir une ânerie pareille.

Son mari la dévisage, hésitant entre l'inquiétude et la désolation. C'est finalement la tristesse qui l'emporte. Sa pauvre femme a définitivement quitté la réalité pour rejoindre le pays sans neurones. Il lui caresse doucement la joue, comme pour la calmer de sa fièvre.

- Bien sûr, chérie, Arthur est dans la ruche et il mange du bon miel. C'est très bon pour sa santé ! dit-il, comme s'il parlait à une folle échappée d'un asile.

- Je t'assure, Arthur est dans la ruche ! C'est même les abeilles qui me l'ont dit ! affirme-t-elle, même si elle se rend bien compte de l'absurdité de ses propos.

- Tu remercieras les abeilles de ma part, d'avoir retrouvé mon petit Arthur et d'en avoir pris soin. Je vais récupérer la grande échelle et je monte le chercher moi-même ! articule gentiment le mari.

Il se lève et se dirige d'un pas décidé vers l'échelle. Il en a marre, Armand. Vraiment marre. Son fils qui disparaît, sa femme qui devient folle et ces abeilles qui le font tourner en bourrique. C'est trop de pression pour sa petite tête. Il faut que ça sorte, mais comme il ne peut rien faire pour Arthur, ni pour sa femme, il décide de passer définitivement ses nerfs sur la ruche.

- Elles vont voir ce qu'il en coûte de se mesurer à Armand Bigantol ! lance-t-il pour se donner du courage.

La haine décuplant parfois les forces, Armand redresse tout seul la grande échelle qu'il cale sur la grosse branche du chêne. Il récupère la pompe à fumée et en observe le mécanisme. Une grosse manette et un poussoir. Rien de bien sorcier. Armand se met à ricaner, les yeux grands ouverts. Ça y est, il commence à disjoncter. C'est souvent ce qui arrive quand un homme a une arme de destruction massive entre les mains. Quoique des fois, même quand il n'en a pas, il disjoncte quand même.

Armand charge son fusil à pompes et se retourne vers l'échelle. Il pousse un grand cri. Ce n'est pas un cri de guerre, mais un hurlement de peur. Les cinq Bogo-Matassalaïs sont devant lui et l'observent, du haut de leurs deux mètres trente. Armand se sent aussitôt mal à l'aise. On le serait à moins ! Les Bogos sont en costume traditionnel, leur magnifique coiffe brodée de coquillages, enroulée autour de leur chevelure. Leurs visages sont impassibles et respirent l'équilibre, ce qui est indispensable quand on est aussi grand.

- Ecartez-vous de mon chemin ! J'ai une mission à remplir ! parvient à articuler le père dans un sursaut d'orgueil.

Le chef des Bogos l'observe un instant sans bouger avant de lui parler calmement :

- Les dieux ont voulu que ces abeilles vivent sous cette branche et toi, du haut de tes quelques centimètres, tu veux t'opposer à la grandeur des dieux ?

Armand ne voyait pas tout à fait les choses comme ça.

- Mais non ! Je veux juste détruire ces satanées abeilles qui veulent piquer mon fils ! J'ai le droit de défendre mon enfant, non ?! rétorque le père en crispant ses mains autour de son arme.

- Arthur est le cousin des abeilles, le neveu du chêne, le frère du vent et de la terre. Personne ne lui fera de mal, à part peut-être vous, grâce à l'arme que vous tenez dans les mains ! déclare le chef d'une voix envoûtante.

Armand est perdu. Il aimerait se battre, être vaillant pour une fois, afin de montrer à son fils comment il s'est sacrifié pour lui.

Mais il se sent ridicule avec ce canon en plastique entre les mains, face à des géants dont la sagesse inspire le respect. Le pauvre bonhomme se retourne vers les pompiers pour chercher un soutien, mais ils sont tous occupés à nettoyer le mammouth pris dans la glaise, comme un fossile du fond des âges.

- Il faudrait peut-être mieux attendre que ça sèche un peu, ça sera plus facile d'enlever la boue par plaques ? lance un pompier qui a dû un jour prendre la foudre en haut de la grande échelle pour être aussi bête.

Le commandant, même s'il ne voit rien à cause de la boue qu'il a sur le visage, a très bien entendu cette proposition absurde et remue comme il peut, pour manifester son refus.

- Ah ! Vous voyez, il est d'accord avec moi ! dit fièrement le pompier.

Mais tout d'un coup, le commandant crache tout l'air qu'il a dans les poumons et parvient à chasser la boue qu'il avait autour de la bouche.

- Nooon !!! hurle-t-il de rage. Allez me chercher de l'eau, bande d'abrutis !!

La tâche ne devrait pas être compliquée puisqu'ils ont un camion qui en est rempli.

- Vous voulez pas qu'on achève les abeilles d'abord ? propose Armand qui cherche toujours de l'aide.

- Y en a pour une minute et après on s'occupe de vous ! lance le sous-chef.

En haut, dans la ruche, on se félicite de cette diversion qui a permis à la reine de continuer son travail. Arthur aimerait bien lui dire de se presser car chaque seconde qui passe est un calvaire pour lui. Il voudrait déjà avaler le produit, grandir d'un seul coup et arrêter définitivement toutes ces folies qui se préparent sur la terre.

La reine fait vibrer tout son corps et le début d'une magnifique larme de miel translucide commence à paraître à la base de son abdomen. Sélénia vient mettre affectueusement la main sur l'épaule d'Arthur.

- Ça vient, Arthur. Ça vient. Il faut être patient !

- Je le sais, Sélénia ! C'est les adultes qui ne le sont pas !


Le commandant a retrouvé une apparence humaine. Il est juste trempé de la tête aux pieds puisque ses collègues, pour gagner du temps, l'ont plongé directement dans la citerne. Armand est à ses côtés et tous les pompiers sont derrière leur chef. Cette petite armée fait face aux Bogo-Matassalaïs, toujours aussi impassibles, au pied de l'échelle.

- Messieurs, je vais vous demander de reculer et de nous laisser faire notre travail ! dit le commandant, en pointant vers eux son canon à fumée.

Les Bogos se regardent. Se battre contre des frères n'est pas dans leurs habitudes, mais abandonner leurs cousines les abeilles à ce triste sort n'est pas dans leur tempérament.

- Si tu veux vraiment faire ça, petit homme, alors il faudra nous tuer d'abord, car nous sommes des abeilles, répond le chef avec fermeté.

Le commandant Bellerive examine le chef, qui n'a vraiment rien d'une abeille, à part peut-être quelques rayures sur son costume traditionnel.

- Je compte jusqu'à trois ! dit le pompier, qui a laissé l'orgueil prendre la place de la raison.

- Trois ! lui répond le Bogo-Matassalaï, absolument pas impressionné par ce petit jeu, ce suspense ridicule.

Le pompier, coupé dans son élan, ne sait plus comment se sortir de ce mauvais pas. Appuyer sur la gâchette lui semble la seule chose à faire, même si c'est de loin la plus stupide. Mais l'homme est comme ça, quand il est dominé par son orgueil, délaissé par son intelligence, il faut qu'il détruise. Le pompier vise lentement les Matassalaïs, son doigt s'approche de la gâchette au moment où...

- Chef ! Chef ! hurle le pompier qui était resté dans le camion.

L'homme est tout essoufflé d'avoir couru et il lui faut quelques secondes pour reprendre son souffle et finir sa phrase.

- Le chef de la police vient d'appeler. Il y a alerte générale et ils ont besoin de tous les hommes disponibles !

- Que se passe-t-il ? demande le chef, un peu contrarié de ne pas pouvoir finir sa mission.

- La ville a été attaquée par une pluie de grenouilles géantes !!

Les pompiers se regardent, interloqués.

- T'es sûr ? demande le chef qui n'a jamais entendu parler d'une chose pareille.

- Ben... la liaison téléphonique était mauvaise, mais j'ai bien entendu « invasion » et « géantes ». Les grenouilles, je suis pas sûr ! Quant à la demande de renforts, ça j'en suis sûr, tout le monde hurlait dans la radio ! raconte le pompier, visiblement encore sous le choc.

Le commandant prend alors la meilleure des décisions.

- En voiture !! hurle-t-il à ses hommes, qui aussitôt abandonnent leur matériel pour se ruer vers le camion.

Le commandant Bellerive se tourne alors vers les Bogo- Matassalaïs et les menace du doigt.

- Je reviendrai ! déclame-t-il comme un mauvais acteur, avec un regard noir qui se veut méchant.

Les Bogo-Matassalaïs lui sourient et font au revoir de la main, ce qui exaspère notre pompier de service. Il tape du pied en signe d'impuissance et retourne au camion. Armand est désespéré.

Sa femme est ravie.

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