Chapitre 15
La petite ville d'habitude si paisible, où Marguerite aime à faire ses courses, est aujourd'hui à feu et à sang. Les séides, sur leurs moustiks géants, ont pris le contrôle des airs et ils foncent en rase-mottes sur les habitants qui courent dans tous les sens en hurlant. La panique est générale, la police est débordée, les vitrines sont cassées tandis que les premiers feux font leur apparition. Jamais le village n'a connu pareil désastre. Maltazard est hilare, car tout ce chaos l'enchante.
- Ça fait du bien de revenir aux affaires ! dit-il avec satisfaction, tandis que des séides passent devant lui, comme s'ils faisaient une démonstration aérienne.
Au bout de la rue, il aperçoit le rutilant camion de pompiers qui arrive en ville, sirène hurlante. Le commandant Bellerive n'en croit pas ses yeux. Des moustiks gros comme des avions de chasse lacèrent le ciel de traînées de feu et les gens hurlent de tous côtés en implorant le ciel.
Mais le ciel, pour l'instant, est noir de moustiks.
- Qu'est-ce qu'on fait, chef ? bégaye le chauffeur qui tremble tellement qu'il fait vibrer toute la cabine.
Le commandant tend un bras vers l'avant et semble bien décidé.
- On fonce ! Et surtout... on ne s'arrête pas ! dit-il avec l'assurance des lâches. On va vite prévenir la caserne de la ville voisine !
- Mais il y a des maisons en feu, on va pas s'arrêter pour les éteindre ? demande naïvement le sous-chef.
- Absolument pas ! précise le commandant. Cette affaire est beaucoup trop importante pour être confiée à de simples volontaires comme nous ! C'est à l'armée de régler ce genre de catastrophe !
Le camion de pompiers traverse donc la ville sans s'arrêter, au grand désespoir des habitants.
Maltazard, surpris par tant de lâcheté, éclate de rire.
- Décidément, je sens que je vais bien me plaire dans ce nouveau monde ! s'exclame-t-il, avant d'ordonner, du bout des doigts, un nouvel assaut.
Une dizaine de moustiks se mettent en formation de combat et piquent vers la station-service. Ils arrachent, sur leur passage, les deux pompes et c'est une nappe gigantesque de carburant qui se répand aussitôt sur la chaussée. La rue étant légèrement en pente, le dangereux liquide se dirige naturellement vers le centre-ville. Maltazard fait alors un autre signe et un moustik passe à vive allure à côté d'un poteau électrique.
Un méchant coup d'aile coupe le poteau en deux et le fil électrique s'abat inéluctablement sur la rivière d'essence. La rue entière s'enflamme d'un seul coup, créant une panique supplémentaire. Les gens fuient la ville, comme des rats quittent un navire. Maltazard jubile. Il est à nouveau le maître absolu, il règne maintenant sur les deux mondes et plus personne ne pourra l'arrêter.
Le seul et unique espoir réside dans cette magnifique goutte de miel, toute dorée, qui vient de sortir de l'abdomen de la reine des abeilles. Une goutte de liqueur de miel si puissante qu'elle peut faire grandir en quelques secondes n'importe qui. Passer d'une taille à une autre n'est pas en soi si difficile, passer d'un monde à l'autre l'est davantage et il n'y a guère, dans cette ruche, qu'Arthur qui en soit capable.
Valiome-le-traducteur fait rouler la perle dorée jusqu'au bord de la ruche, là où se tient Arthur. Sélénia et Bétamèche sont à côté de lui. Valiome appuie sur la goutte, la plie en deux, la compresse, l'aplatit, la plie à nouveau et la réduit ainsi jusqu'à ce qu'elle soit suffisamment petite pour pouvoir être avalée. Une fois cette opération terminée, il tend la pâte en or à Arthur qui la regarde avec fascination. On dirait une petite boule de Noël, aussi lourde qu'une boule de pétanque.
- Remercie la reine de ma part. Si je réussis ma mission, je peux l'assurer que personne ne viendra jamais plus la déranger !
- J'espère bien ! Car il va me falloir quelques années de sommeil pour récupérer toute cette énergie dépensée, répond le traducteur.
Arthur lui sourit, puis se tourne vers Sélénia.
- Tu es sûre que tu ne veux pas venir avec moi ? Personne ne manie l'épée mieux que toi, tu seras très utile ! dit le jeune garçon, déjà triste à l'idée de quitter sa princesse.
- Je serai aussi très utile dans mon village. Mon père se fait vieux et le peuple minimoy a besoin de moi. En plus, je ne suis jamais venue dans ton monde et on a toujours un peu d'appréhension la première fois. Je n'ai pas envie d'arriver en pleine guerre.
- Tu as raison ! réplique Arthur. Quand tout ça sera terminé, je t'emmènerai et te présenterai à mes parents et à Marguerite aussi. Et tu verras qu'Alfred n'a rien d'un yéti ! ajoute-t-il en plaisantant.
Sélénia lui sourit, mais le cœur n'y est pas. Elle est trop triste de voir partir son prince.
- Allez, dépêche-toi d'avaler ça, j'ai pas du tout envie que tu me voies pleurnicher !
Arthur avale sa petite pilule toute dorée.
- Ça a quel goût ? demande Bétamèche, toujours aussi curieux.
Arthur réfléchit un instant, en frottant sa langue contre son palais.
- Un goût de miel ! répond-il avec un petit sourire espiègle.
- Prends bien soin de toi ! s'exclame Sélénia, déjà inquiète de le voir partir.
- T'inquiète pas pour moi, je vais régler vite fait mes comptes avec M le maudit et remettre un peu d'ordre dans tout ça ! Le plus dur sera d'attendre la dixième lune pour te revoir.
Sélénia préfère ne pas répondre sinon elle va se mettre à pleurer, elle défait son ceinturon et donne son épée magique à Arthur.
- Tiens, tu en auras sûrement plus besoin que moi !
Arthur ne sait comment réagir face à ce geste tellement symbolique.
- Tu es sûre ? dit-il en hésitant à prendre l'épée.
- Oui. Tu mérites largement ton titre de prince et un prince se doit d'avoir une épée.
- Merci pour cet honneur, répond-il humblement en passant le ceinturon autour de sa taille.
- Il y a autre chose que tu mérites, avant de partir, pour t'être battu ainsi, avec autant de force et de noblesse.
- Ah bon ? Et quoi donc ?
- Ça ! lui dit la princesse en se jetant à son cou pour lui donner le plus beau des baisers.
Bétamèche lève les yeux au ciel, désolé de voir le protocole encore bafoué.
Comment une princesse de son rang peut-elle s'abaisser à honorer ainsi un Minimoy provisoire ? Mais l'amour a ses raisons que la raison ne connaît pas. Le baiser aurait même pu s'éterniser si Arthur ne s'était pas mis à grandir tout d'un coup. Sélénia recule de quelques pas et regarde, ahurie, son prince passer la barre du centimètre.
- À bientôt, Sélénia ! lance le prince, la gorge nouée, tandis que son corps atteint maintenant dix centimètres et un poids trop important pour rester ainsi, au bord de la ruche.
- A bientôt, mon prince ! répond Sélénia, qui a déjà des larmes aux yeux.
Le temps qu'Arthur lui fasse un petit signe de la main et il a pris deux kilos. Du coup, le bord de la ruche cède et notre héros disparaît, happé par le vide.
Arthur, onze ans, un mètre trente, tombe par terre, au pied du grand chêne.
Le retour dans le monde des adultes est violent, mais ça fait toujours un peu mal de grandir. Il se relève, s'époussette et regarde cette forêt qui lui paraît maintenant si petite. Il lève la tête et aperçoit la ruche, là-haut, accrochée sous sa branche. Il sait que Sélénia est probablement en train de le regarder, mais il ne peut plus la voir maintenant.
Arthur pousse un profond soupir et lui fait quand même un petit signe d'adieu. Sélénia, à genoux au bord de la ruche, sourit à son prince et lui renvoie un baiser.
Arthur est resté trop longtemps la tête en l'air et ça le fait tousser. Il crachote un peu et quelques pépites d'or tombent au sol. Ce sont les restes du miel royal fabriqué par la reine.
Tandis qu'Arthur s'en va vers la maison, une fourmi vient dans les parages. Une petite fourmi que l'on a déjà croisée puisqu'elle a une tache rose sur la tête. Souvenez-vous, elle se promenait sur la robe de Rose et cette dernière lui avait mis un coup de pinceau à vernis pour la faire partir.[8]
Depuis que la fourmi est marquée de cette tache rose sur la tête, elle est la risée de toute la colonie. Ce qui explique d'ailleurs pourquoi elle se retrouve seule à errer ainsi dans la forêt, loin de sa fourmilière.
La petite fourmi s'approche de cette étrange nourriture et la tripote de partout, du bout de ses antennes. Ça ressemble vaguement à ces morceaux de miel qui, par jour de grand vent, se décrochent des ruches. Le miel est un excellent produit, très vitaminé et on n'a pas besoin d'être un ours pour le savoir. La fourmi a pris sa décision : elle goutte un morceau et si l'aliment lui paraît bon, elle ramènera le reste à la colonie. Forte de cette décision, ma foi fort judicieuse, la petite fourmi à tête rose croque à plein bec dans la pépite de miel véritablement royal.
- Je t'assure, Armand, ton fils était dans la ruche ! Les abeilles me l'ont écrit et je sais bien lire tout de même ?! se défend Rose, encore un peu faible.
Son mari la force gentiment à s'installer sur la chaise longue.
- Je sais, chérie ! Arthur mesure deux millimètres et vit maintenant dans une ruche, tandis que les abeilles savent lire et écrire et s'apprêtent à être publiées dans la Pléiade ! répond son mari en hésitant entre humour et agacement.
Il met une couverture sur les genoux de sa femme et lui colle son tube de vernis dans les mains, histoire qu'elle s'adonne à son activité préférée.
C'est le moment que choisit notre fourmi à tête rose pour faire son apparition. Elle s'arrête à quelques mètres de la maison et observe Rose dans sa chaise longue.
- Oh ! Une fourmi géante ! lance-t-elle avec un sourire désabusé.
C'est vrai que si on ne s'affole pas pour une abeille qui écrit en bon français, y a pas de raison de le faire pour une fourmi de deux cents kilos.
- Bien sûr ! Une fourmi géante ! avec des points bleus ! s'écrie son mari, fatigué de ses délires.
- Non ! avec une tache rose ! précise la femme avec justesse.
Armand soupire et se redresse. Il suffirait qu'il se retourne pour s'apercevoir que sa femme dit vrai. Mais pour se retourner il faudrait qu'il ait un doute et Armand ne doute jamais.
- Je vais te faire une petite camomille, ça va te calmer ! dit-il en partant vers la cuisine.
-... Merci, répond Rose avec dix secondes de retard.
Elle regarde l'énorme fourmi s'avancer vers elle. N'importe qui d'autre se serait déjà évanoui, mais pour une fois, Rose reste avec nous. Elle a même un sourire béat, comme si elle était subjuguée par la qualité de son rêve, par cette image qui semble sortie tout droit d'un parc d'attractions. Mais la fourmi n'est pas une image en trois dimensions. Elle est bel et bien devant elle, aussi grosse qu'une voiture. Le sourire de Rose disparaît d'un seul coup quand elle voit de plus près la tache qui porte sa signature. Elle se souvient alors de son coup de pinceau malheureux et en mesure maintenant les conséquences.
- Euh... je suis désolée pour... pour la tache ! balbutie la pauvre femme qui ne pensait pas devoir un jour s'excuser de ce geste. J'ai du dissolvant si vous voulez ?
La fourmi est intelligente, mais il y a peu de chances que ce mot barbare fasse partie de son vocabulaire. La grosse bête arrache le tube de vernis des mains de Rose et lui verse le contenu sur la tête. Rose ne dit rien et n'ose même pas bouger. Elle subit l'humiliation, comme la petite fourmi l'a subie avant elle.
- Je... je comprends votre colère. C'est vrai que ce n'est pas agréable ! admet volontiers la femme, les mains crispées sur sa chaise longue.
La fourmi jette le tube et regarde la Rose qui porte désormais vraiment bien son nom.
- On est quittes ? sans rancune ? dit la jeune femme en tendant fébrilement la main.
La fourmi géante regarde ce bras tendu avec perplexité, mais semble comprendre l'intention. Chez elle, on ne se serre pas la main, mais la patte, et il y a de fortes chances que le sens de ce geste soit à peu près le même. La fourmi tend sa patte et Rose la saisit du bout des doigts.
Elles échangent une poignée de main qui scelle ainsi leur amitié.
Ça klaxonne à l'entrée de la propriété. Rose voit effectivement une voiture arriver dans la cour.
- Je vais faire de la limonade, dit-elle à la fourmi en se levant.
Et la voilà partie vers la cuisine où elle va se faire une coupure au doigt, mettre le feu ou Dieu sait quoi encore...
Armand se précipite à la porte d'entrée, le sourire aux lèvres, comme s'il avait enfin retrouvé Arthur. Pourtant ce n'est que sa voiture qui est enfin sortie du garage et que le garagiste lui a aimablement rapportée.
- Oh ! C'est formidable ! s'exclame Armand, qui a les larmes aux yeux.
Il s'agenouille à l'avant de sa voiture et caresse la calandre comme si elle était aussi précieuse que la Joconde.
Un gros monsieur plein de cambouis sort de la dépanneuse sur laquelle figure le logo du garage « Surcouf ».
- Vous avez de la chance, j'ai un client qui a le même modèle que vous, mais lui il s'est fait défoncer l'arrière ! Alors je lui ai piqué la calandre, sinon fallait attendre deux mois pour avoir les pièces !
- C'est formidable ! répond Armand avec émotion.
- Vous pouvez me signer le reçu ?
Armand prend la facture et en lit le montant exorbitant. C'est pas « Surcouf » qu'aurait dû s'appeler le garage, mais plutôt « Surcoût ». Son sourire et sa bonne humeur disparaissent immédiatement.
- Ah !.. c'est... c'est formidable ! fait-il, les dents serrées. Je peux vous faire un chèque ?
- Bien sûr ! De toute façon je ne m'attendais pas à ce que vous ayez une telle somme en liquide ! plaisante le garagiste, trop content de plumer son pigeon.
Armand se dirige vers la maison en relisant la facture. Il n'en croit toujours pas ses yeux.
- Vous savez que vous êtes plus cher que dans les grandes villes ?
- Ah oui ? Mais les grandes villes c'est beaucoup plus loin et vous auriez eu l'air malin à pousser votre voiture sur deux cents kilomètres ! plaisante le garagiste, qui exulte d'entuber un citadin.
Armand entre dans la maison et fouille dans les poches de sa veste, à la recherche de son chéquier.
- Oh là là, il fait une chaleur ! Je boirais bien un petit coup, moi ! lance le garagiste qui entre, sans même s'essuyer les pieds.
- Avec ce que je vais vous donner, vous allez avoir de quoi boire un coup à ma santé ! rétorque Armand, bien décidé à ne pas se laisser envahir.
A cet instant, Arthur sort de la forêt. Il court jusque derrière le garage pour se cacher. Si jamais ses parents le voient, ils seront contents, mais jamais ne croiront son histoire et, pendant ce temps-là, Maltazard continuera ses méfaits. La meilleure solution est donc de s'occuper de M en premier et de ses parents ensuite.
- Signez là, s'il vous plaît ! demande le garagiste en tendant un papier rose.
Tiens, d'ailleurs, elle est où la Rose ?
- Aïe !! hurle-t-elle de la cuisine.
- C'est rien ! dit Armand, pour rassurer le garagiste. C'est ma femme qui essaye d'attraper un citron !
Le garagiste acquiesce sans vraiment comprendre et glisse le reçu signé dans sa poche.
Arthur monte à bord de la voiture de son père et se met au volant.
- Bon ! Ça doit pas être plus compliqué à conduire qu'un moustik ! se dit-il pour se donner du courage.
Il met le contact et fait vibrer le moteur.
- Aah ! Quel son formidable, hein ? lance Armand, qui reconnaîtrait sa voiture entre mille.
- Ah oui ! Ça c'est du beau son ! confirme le garagiste.
Arthur fait rugir le moteur, tout en cherchant le frein à main.
- Vous entendez ce vibrato quand le moteur monte dans les tours ? On dirait ces petits cris que les Japonais poussent durant les combats de karaté ! Vous voyez ?
- Non, pas vraiment ! Je ne suis jamais sorti de la région, alors le Japon ! souffle le garagiste en voyant la voiture démarrer. En tout cas, on peut dire que ça roule bien, des engins pareils ! C'est un vrai plaisir à conduire !
- Oui ! confirme Armand, qui regarde sa voiture partir, avec un sourire béat d'admiration, comme s'il regardait son fils faire ses premiers pas.
Mais en l'occurrence, son fils est en train de faire ses premiers tours de roue et de lui piquer son jouet.
- Ma voiture !! hurle tout à coup Armand qui vient seulement de comprendre la situation.
Il court sur le perron et se met à hurler au milieu du nuage de poussière laissé par la Dodge. Il n'a même pas eu le temps de voir la tête du voleur, de l'assassin.
- Mais c'est pas possible ?! fulmine le père en tapant du pied toutes les cinq secondes, comme un enfant en plein caprice. Qu'est-ce qu'il faut faire ? demande-t-il au garagiste, sans même le regarder.
- Faut appeler la police ! lui répond l'homme en rajustant sa casquette. Allez, à la prochaine !
Le garagiste remonte en sifflotant dans sa dépanneuse et repart tranquillement. Armand reste là, hébété au milieu de la cour, ne sachant plus quoi faire.
- Chéri ?! crie sa femme.
Armand se retourne et voit sa cruche de femme qui justement en exhibe une.
- J'ai réussi à faire de la limonade ! dit-elle avec bonheur, des sparadraps pratiquement sur tous les doigts.