Chapitre 10
Armand, lui, sort lentement de son coma. Il se redresse et ne semble pas comprendre pourquoi sa femme ronfle à cette heure-ci au fond du canapé. Il ne comprend pas davantage pourquoi le salon est entièrement ravagé.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? demande-t-il à Archibald en se frottant la nuque.
- Nous avons eu de la visite, répond le vieil homme en pointant Maltazard du doigt.
Armand aperçoit l'horrible M et s'apprête aussitôt à retomber dans les pommes. Ses jambes ne le portent plus, il va tourner de l'œil, quand, tout à coup, Archibald lui balance une tarte, ce qui peut toujours servir quand on s'apprête à aller aux pommes.
- Ça suffit, Armand ! Un peu de dignité ! Tu tomberas dans les pommes plus tard ! ordonne le vieil homme avec une autorité surprenante.
Armand se réveille aussitôt, comme si on venait d'allumer la lumière en pleine nuit.
- Et mes marshmallows ?! lance Maltazard qui manque de tout sauf de mémoire.
- Euh... oui, tout de suite ! répond Armand en se dirigeant comme il peut vers la cuisine.
Marguerite n'est vraiment pas rassurée. Elle s'approche de son mari et lui prend le bras. Le vieil homme lui caresse la main, mais c'est bien difficile de rassurer quelqu'un dans une situation pareille. Le mieux serait de faire cesser ce cauchemar.
- Je pense savoir ce que tu veux, Maltazard. Epargne ma famille et je te le donnerai !
Maltazard sourit, toujours impressionné de voir un autre que lui doué d'un peu d'intelligence.
- Tu as ma parole ! dit-il, la main posée sur le cœur, mais chacun sait qu'il en est dépourvu.
- Ta parole ? Tu n'en as aucune ! rétorque le vieil homme.
- Faux ! Souviens-toi quand je t'ai jeté dans les cachots de Nécropolis, je t'avais promis de ne pas te tuer si tous les jours tu m'apprenais quelque chose et j'ai tenu parole, non ?
Archibald ne peut rien dire puisque l'histoire est véridique.
- Je te fais aujourd'hui une autre promesse. Donne-moi ce que je suis venu chercher et je quitterai ta maison. Enfin... ce qu'il en reste !
- Et ma famille ? négocie le grand-père.
Maltazard est moins à l'aise, car épargner des vies n'est pas son fort.
- Accordé ! Le seigneur que je suis, dans sa grande mansuétude, accorde la vie sauve à toi et à ta famille ! concède-t-il, après avoir poussé un grand soupir.
Archibald s'apprête à lui faire confiance, mais s'étonne que cette proposition ne soit pas accompagnée de quelques conditions.
- À une condition ! lâche enfin Maltazard, qui ne peut pas se vanter d'avoir créé la surprise.
- Je t'écoute, répond le grand-père qui n'a pas vraiment le choix.
- J'aurai bientôt un palais que mes esclaves vont construire dès que j'aurai trouvé l'endroit idéal. Quand le palais sera terminé, j'exige que tous les dimanches Marguerite m'amène sa fameuse tarte au chocolat, avec des petites pépites toutes blanches et des noix de cajou posées sur le dessus !
On savait Maltazard gourmand, mais pas à ce point.
Archibald fronce les sourcils et inspire profondément avant de lui crier son désaccord.
- Accordé ! lance Marguerite, coupant l'herbe sous le pied à son mari, et elle ne plaisante pas la Marguerite, quand elle coupe de l'herbe. Je serai devant ton palais, tous les dimanches à neuf heures précises, avec ce que tu me réclames. Elle a une telle autorité dans la voix que personne n'ose douter de sa parole et Maltazard ne peut que s'incliner devant sa détermination.
- À la bonne heure ! lance-t-il avec un large sourire, même si tout le monde sait qu'il est impossible que cette créature ait la moindre connaissance en matière de bonheur.
Sélénia est sur le toit du wagon et récupère son épée plantée par Darkos. Elle attrape la poignée et la lame sort de la tôle, aussi facilement que si elle était plantée dans du sable. Puis, ce qui reste du train ralentit et entre en gare, au pied du bureau d'Archibald.
- Terminus, tout le monde descend ! lance Arthur, pas fâché d'arriver indemne.
Sélénia et Bétamèche le rejoignent, un peu intimidés par les masques africains, accrochés au mur, qui surplombent le lieu comme autant de portraits gravés dans des montagnes. Des centaines de livres, posés à même le sol, font penser à des pâtés de maisons, formant ainsi des rues interminables dans lesquelles il semble si facile de se perdre. Arthur s'approche d'un de ses jouets, abandonné en pleine action. Il s'agit d'une grue de chantier, avec son bras et sa petite nacelle. Arthur pousse ses compagnons à l'intérieur de l'engin.
- Où comptes-tu encore nous emmener ? s'inquiète Sélénia, aussi peu à l'aise dans la nacelle que dans une coquille de noix.
- Ce qu'on cherche est là-haut, sur le bureau de mon grand-père ! Bétamèche, arriverais-tu d'ici, à l'aide de ton couteau, à enfoncer la manette que tu vois là-bas ?
Bétamèche jette un œil sur la manette en question, un gros machin noir au milieu d'une télécommande.
- Sans problème ! répond-il, sûr de lui, ou plutôt de son couteau à deux cents fonctions qui, s'il avait la parole, ricanerait devant une mission aussi simple.
Le jeune prince attrape le couteau, vise la télécommande et appuie sur la fonction vingt-sept. Une dizaine de magnifiques papillons sortent du couteau et s'envolent avec plaisir.
- Oups ! Désolé, je confonds toujours avec le « papillonneur de granules » !
Bétamèche vise à nouveau et appuie sur la fonction soixante- douze. Un formidable crachat bien vert et bien dégoûtant vient enfoncer la manette des commandes. Le câble de la grue se tend aussitôt et la nacelle commence à s'élever, avec nos trois joyeux lurons à bord.
- Aah ! C'est plus agréable que le train ! se réjouit Bétamèche en rangeant son couteau.
Sélénia se penche pour observer les alentours. Tout est nouveau pour elle et il y a des centaines d'objets inconnus qui jonchent le sol. Elle n'a même aucune idée de ce à quoi tout ce bazar peut bien servir. Imaginez un petit enfant vivant à la campagne qui soudainement se retrouverait au milieu des gratte-ciel new-yorkais et vous aurez une idée de ce que Sélénia peut ressentir à cet instant.
Arthur, lui, connaît ça par cœur et l'endroit n'a plus de secret pour lui. Ce qui l'intrigue en revanche, c'est ce crachat hideux qu'a balancé Bétamèche.
- C'est quoi exactement cette bouillie horrible qui est sortie de ton couteau ?
- De la bave de têtard, répond simplement Bétamèche.
- Et à quoi peut bien servir de la bave de têtard dans un couteau pareil ? demande Arthur, la mine franchement dégoûtée.
- Ben... à napper les tartes aux œufs de chenille ! dit-il en haussant les épaules, comme si c'était une chose évidente.
Heureusement qu'Arthur n'a pas mangé trop de petits- beurre nantais, sinon il aurait déjà tout rendu par-dessus bord.
La nacelle arrive en haut du bras, pas très loin du plateau du bureau. Notre héros se met en équilibre sur le bord et atteint la table d'un bond. Sélénia fait de même, avec plus de grâce, évidemment.
- Je vais rester là ! dit Bétamèche. Et surveiller nos arrières !
Sélénia n'est pas dupe. Elle sait très bien que si son frère fait une telle proposition, ce n'est pas qu'il est porté par un héroïsme subit, mais plutôt parce qu'il est mort de trouille à l'idée de sauter au-dessus du vide.
- C'est très gentil de ta part ! répond-elle avec humour. Comme ça, si Darkos revient, tu pourras t'en occuper pendant que nous accomplissons notre mission ?
- Ah... c'est ça ! balbutie le petit prince qui réalise dans quel pétrin il vient de se fourrer.
Arthur et Sélénia escaladent la montagne de livres et d'objets divers qui sont entassés au fond du bureau.
Pendant ce temps, une ombre s'est glissée sous la porte. Une ombre effrayante, même si elle ne mesure que quelques centimètres. Darkos est déjà sur pied. Il a perdu quelques lames à sa crête, mais la bête reste vivace et plus sur ses gardes qu'auparavant.
Bétamèche, qui fait le guet, ne peut pas vraiment le rater, on dirait un cafard qui trottine sur le carrelage blanc. Le petit prince essaye de siffler pour prévenir Arthur, mais la peur lui paralyse la mâchoire et aucun son n'arrive à sortir de sa bouche en trou de serrure. Darkos monte à bord du train, épée triple lame en avant, et fouille méticuleusement le premier wagon. Bétamèche essaye de siffler en utilisant ses doigts, mais le son qu'il émet est si ridicule qu'il rappelle celui d'une fuite de gaz. Pendant ce temps, Arthur aide Sélénia à gravir le dernier livre de cette montagne éphémère.
- Où va-t-on exactement ? demande la princesse, que la fatigue commence à gagner.
- Jusqu'à la première étagère, là ! répond Arthur en désignant le plafond.
De beaux livres y sont soigneusement rangés, ce qui témoigne de l'intérêt tout particulier qu'Archibald leur porte. Entre deux livres, se trouve la petite fiole.
- Si mon grand-père ne l'a pas changée de place, elle nous permettra alors de grandir et d'aller arrêter ce satané Maltazard !
Sélénia sursaute, comme à chaque fois qu'elle entend ce nom, et elle manque de lâcher prise. Arthur la rattrape de justesse.
- Désolé ! s'excuse l'enfant en grimaçant de culpabilité.
Pourtant Arthur sait bien que prononcer ce nom porte malheur : c'est d'ailleurs souvent par la porte qu'il rentre, et sans jamais frapper. Et comme pour vérifier cette triste superstition, Maltazard fait son apparition. Son ombre à lui aussi est monstrueuse, mais bien plus que celle de son fils, puisqu'elle mesure plus de trois mètres.
Arthur et Sélénia se sont figés sur place, Bétamèche a les oreilles qui tremblent et Darkos tend le nez vers cette odeur de pourriture qui lui est si familière. Archibald entre à son tour dans son grenier, suivi par le chien, la balle dans la gueule. Mais Alfred reste sur le pas de la porte. Venir tout près de Maltazard serait une tentation trop grande et il risquerait de lui mordre le mollet. Archibald aperçoit le wagon éventré qui gît en gare de triage.
- Oh ! Regardez-moi ça ! Encore les œuvres d'Alfred ! C'est Arthur qui va te féliciter quand il va voir ça ! grommelle le grand-père en attrapant le wagon.
Alfred remue la queue puisqu'il a entendu son nom.
Arthur aimerait bien hurler que le chien n'y est pour rien et que c'est Darkos qui a saccagé ainsi le train, mais il sait que hurler ne sert à rien. Sa voix est trop faible et n'arrivera jamais jusqu'à Archibald.
Le grand-père examine le wagon où se trouve Darkos. Celui-ci est ballotté comme un caillou à l'intérieur d'une chaussure et s'accroche comme il peut afin de ne pas se faire éjecter.
- Je vais essayer de réparer tout ça, avant le retour d'Arthur ! Ça t'évitera une bonne punition ! dit-il gentiment au chien, comme un vieux complice.
Archibald pose le wagon sur le bureau et Darkos se terre sous la seule table qu'il n'a pas explosée. Puis, le vieux professeur regarde l'étagère, compte les livres qui sont dessus et attrape le septième. Arthur et Sélénia sont précisément de chaque côté du fameux livre et gesticulent de toutes leurs forces. « S'il ne nous entend pas, peut-être nous verra-t-il ! » se dit Arthur qui bat des bras, comme s'il guidait un porte-avion.
Archibald attrape le livre et le sort délicatement de son emplacement. Arthur regarde passer le paquebot qui n'a pas vraiment besoin de lui pour quitter le port.
- Grand-père, on est là ! C'est moi Arthur !
Le jeune garçon a beau s'égosiller et frétiller comme un plumeau, rien n'y fait. Archibald plonge la main entre les deux livres et récupère la petite fiole. Arthur et Sélénia regardent impuissants cette gigantesque bouteille leur passer sous le nez.
Bétamèche est tellement collé à la paroi de la nacelle que ses dents claquent contre la tôle, produisant un petit cliquetis que l'on pourrait assimiler au bruit d'un insecte. Maltazard a aussitôt tendu l'oreille. Ce genre de petit bruit excite toujours son appétit et il adore ces friandises, surtout bien fraîches et à peine trempées dans l'huile bouillante. Guidé par le son, il se rapproche doucement de Bétamèche, qui s'affole encore un peu plus et claque davantage des dents, risquant ainsi de se faire repérer. Mais Archibald se met en travers de la route de M et lui montre la fiole.
- Tiens, voilà ce que tu es venu chercher. J'ai tenu ma parole, à toi de tenir la tienne.
Maltazard attrape délicatement la fiole et la fait tourner entre ses doigts crochus. Le produit est d'une belle couleur ambrée, un peu comme du miel.
- Qu'est-ce qui me prouve que c'est la bonne bouteille ? demande Maltazard en dévisageant Archibald, pour y détecter un éventuel mensonge.
- Tu ne sais probablement pas lire, mais tu peux regarder les images, non ? dit le grand-père en pointant du doigt l'étiquette.
Le seigneur n'aime pas qu'on le taquine de la sorte et Archibald est à deux doigts (crochus) de se faire épingler. L'abominable M regarde l'étiquette et parcourt les trois dessins des yeux. On y voit un petit bonhomme tout simple, un autre qui boit et un troisième qui devient tellement grand qu'il ne tient pas dans le dessin. Il faudrait vraiment avoir un quotient intellectuel négatif pour ne pas comprendre.
Pendant ce temps, quelques mètres plus bas, Darkos est sur le balcon arrière du wagon. Lui aussi gesticule et hurle à perdre haleine.
- Père ! Père ! Je suis là ! C'est moi, Darkos !
Maltazard entend bien un petit quelque chose, comme un chuchotement lointain qui lui rappelle vaguement quelqu'un.
- C'est moi, ton fils ! Je ne suis pas mort !! s'égosille Darkos à s'en déchirer les cordes vocales.
Cette fois-ci, son père a entendu et cherche du regard d'où peut bien provenir cette voix nasillarde. Darkos sait qu'il est près du but, mais ne sait plus quoi faire pour attirer l'attention de son père, alors il prend son épée et la lance de toutes ses forces dans sa direction. L'épée se plante dans la joue de Maltazard qui tressaille, surpris par l'audace de ce moustique. Il se passe la main sur le visage, pour chercher l'endroit où il a été piqué et tombe sur le dard. Il l'arrache avec ses doigts et l'observe avec curiosité car ce n'est pas un simple dard. C'est une épée qu'il reconnaîtrait entre mille, c'est celle qu'il a fait graver pour son fils, le jour de son premier anniversaire. Aussitôt, Maltazard est aux aguets et cherche discrètement son rejeton.
- Ah ! C'est pas trop tôt ! souffle Darkos qui commençait à désespérer.
Mais est-ce vraiment son fils que Maltazard cherche ainsi du regard, ou a-t-il déjà compris que Darkos est probablement à la poursuite d'Arthur et Sélénia qui, eux aussi, doivent rechercher la fiole ? Maltazard s'avance doucement vers l'étagère et scrute le trou béant laissé par le livre manquant. Arthur et Sélénia voient cette menace se rapprocher et reculent à l'intérieur pour se cacher un peu dans l'ombre. Mais le maître des ténèbres a le regard perçant et il est rare qu'une ombre lui résiste. Maltazard plisse les yeux pour mieux voir et finit par repérer nos deux héros.
- Oh non ! s'exclame Bétamèche, qui assiste à cette tragédie.
- Oh yes ! exulte Darkos, qui commence à danser de joie.
Sélénia s'est mise en position de combat, l'épée magique en avant, mais malheureusement, il faudrait être Merlin l'Enchanteur pour se sortir d'une situation aussi mal engagée. M arbore un sourire diabolique et s'apprête à tendre la main quand, brusquement, Archibald vient remettre le livre numéro sept à sa place, entraînant au passage nos deux héros qui se retrouvent écrabouillés contre le mur du fond.
- Tu as eu ce que tu voulais, Maltazard. Maintenant je te demande de quitter cette maison comme tu me l'as promis !
M le maudit aimerait bien lui dire que son petit-fils est dans son dos, coincé entre deux livres, mais Archibald serait alors capable de tenter l'impossible pour le sauver. Il préfère donc ne rien dire et filer avec son trésor. Il sera toujours temps de revenir plus tard, avec sa nouvelle armée, et d'anéantir cette charmante famille. Et puis de toute façon, le combat serait aujourd'hui bien trop inégal, ce qui réduirait considérablement son plaisir. Maltazard fait donc demi-tour et s'éloigne vers la sortie.
- Papa ?! murmure Darkos, un bras tendu vers son père qui l'abandonne une nouvelle fois.
Il aimerait bien hurler, mais aucun son ne sort de sa bouche, comme s'il venait de comprendre que cet effort serait vain.
Archibald quitte à son tour la pièce en prenant soin de fermer la porte à clef.