Chapitre 19
De plus, s'il avait hurlé moins fort, il aurait probablement entendu ce bourdonnement qui se rapproche de lui à toute allure (même si nous savons qu'il est toujours malvenu de parler de bourdonnement quand il s'agit d'une abeille). La reine des abeilles vole en rase-mottes à plus de cent à l'heure, avec Sélénia agrippée à son dos.
- Objectif droit devant ! hurle Sélénia à la reine qui comprend immédiatement le message.
Les fesses de Maltazard sont en vue et sont bien entendu l'objectif à atteindre. L'abeille sort son dard et se met en position de tir.
- Adieu ! s'exclame Maltazard, théâtral au possible.
L'abeille pointe son dard, comme un avion de chasse à l'approche de la cible.
- Adieu ! hurle à son tour Sélénia, si fort que même Maltazard l'a entendue.
Mais entendre est une chose, réagir en est une autre. Le dard se plante, à plus de cent kilomètres-heure, dans la fesse de Maltazard, qui pousse aussitôt un cri de douleur et manque de vaciller. Il lâche évidemment l'épée qui se plante dans le sol.
- Qu'est-ce que c'est ?! rugit Maltazard en se touchant la fesse, mais le venin est déjà en lui et ne va pas tarder à faire son effet.
Le souverain sent tout de suite que quelque chose se répand dans son corps, mais il est bien incapable d'en prévoir les effets. Du coup, il s'affole, il s'énerve, il râle, il bave et fume de partout.
- Vous allez voir ce qu'il en coûte de vous opposer à Ma Grandeur ! s'écrie-t-il en postillonnant de tous côtés.
Il attrape le pommeau de l'épée et tire dessus. Mais l'épée ne vient pas. Trop de mauvais sentiments animent celui qui veut la posséder. Maltazard a beau tirer dessus comme un idiot, rien n'y fait. L'épée est soudée au sol comme un chêne centenaire. En plus, ça va devenir difficile pour Maltazard de tenter autre chose, car il rétrécit à vue d'œil. Pas un léger tassement, ce qui serait naturel vu son âge avancé, mais une vraie transformation qui le fait passer d'un monde à l'autre, de celui où il mesure deux mètres quarante à celui où il ne mesure plus que trois millimètres. En quelques secondes, le maître des ténèbres, le souverain des Sept Terres et des deux mondes, n'est plus qu'un petit insecte à moitié pourri, qui se cramponne au pommeau de l'épée magique, pour ne pas tomber, car sa hauteur est devenue vertigineuse pour lui.
- Que disais-tu ? S'opposer à Ta Grandeur ? lance Archibald avec jubilation.
- Voilà en tout cas ce qu'il en coûte de contrarier la déesse de la forêt et de bafouer ainsi les règles de la nature, dit Arthur, soulagé de voir Maltazard réduit à la taille qu'il mérite.
Cependant, même si le souverain est maintenant de taille microscopique, son armée de séides, elle, a encore taille humaine et les guerriers ont lentement dégainé leurs épées.
Darkos libère rapidement Arthur qui, sentant la menace, s'empare aussitôt de l'épée magique. Il respire profondément puis tire dessus. L'épée se dégage du sol, aussi facilement qu'elle s'y était enfoncée. Arthur et Darkos se mettent de part et d'autre d'Archibald, afin de mieux le protéger. La bagarre paraît inévitable et l'on s'inquiète déjà pour nos trois héros, certes courageux, mais encerclés tout de même par plus d'une centaine de séides, aussi bêtes que méchants.
La reine des abeilles se place juste devant Arthur.
- Je suis là !! hurle Sélénia en agitant les bras.
Le visage d'Arthur s'illumine aussitôt. Quel bonheur de revoir sa princesse, il lui sauterait bien volontiers au cou s'il avait la taille adéquate. Mais là, il risque de l'écraser comme une feuille. Sélénia aussi aimerait se jeter dans ses bras, mais il lui faut attendre. Elle se contente donc de lui envoyer un énorme baiser. Arthur le prend en plein visage et rougit violemment.
Il lui répond par un minuscule baiser qui submerge Sélénia comme un torrent d'amour.
Cependant l'heure n'est pas aux gazouillis printaniers, mais à la guerre qui s'annonce aussi rude que l'hiver. Les séides forment plusieurs cercles autour des résistants, des cercles qui inexorablement se resserrent comme un étau autour de nos héros. Mais un bruit sourd se fait entendre subitement. Un grondement très bas qui fait vibrer le sol. Une véritable armée entre en ville.
Le commandant Bellerive, chef des pompiers, a fait du bon travail. Il a bien prévenu la caserne voisine, et, vu le déploiement de matériel, il a dû en rajouter en décrivant Maltazard. Il y a en effet deux chars d'assaut, quatre automitrailleuses, suivis d'une dizaine de camions bourrés de militaires.
Le treizième bataillon se déploie instantanément en ville, comme sur un champ de bataille. Les séides sont fortement impressionnés et ne se sentent pas vraiment le courage d'affronter une telle armée. Et puis la lâcheté n'est pas une qualité uniquement réservée à Maltazard, aussi décident-ils de décoller immédiatement et de s'enfuir à tout jamais.
En quelques secondes, le ciel est à nouveau bleu et un rayon de soleil vient panser les plaies de cette pauvre petite ville, meurtrie par cette guerre aussi soudaine que stupide. Les ordres fusent de toutes parts, mais les militaires sont un peu perdus puisqu'il n'y a plus d'ennemi et plus personne à sauver.
Trois grosses voitures arrivent en ville et une volée de reporters s'éparpille aussitôt dans la bourgade.
Darkos est heureux d'avoir aussi activement participé à la libération de la ville, mais il est aussi un peu inquiet. En effet, il est maintenant le seul individu à ne pas appartenir à ce monde. De plus, sa taille impressionnante et sa crête en lames de rasoir risquent fort d'éveiller les soupçons.
- Viens ! il faut te cacher ! lui dit Arthur, qui a bien compris la situation.
Il tire Darkos par la manche et l'entraîne en courant vers la boutique la plus proche. C'est un magasin d'antiquités, le seul à avoir été épargné pendant l'assaut. Arthur fouille dans les vieilleries et trouve une grande cape noire, brodée de satin. Il la jette aussitôt sur les épaules de Darkos.
- Il faut que tu restes caché ici, le temps que je raconte ton histoire à la police ! dit l'enfant.
- La police ? s'inquiète aussitôt Darkos.
- Oui. Je vais leur expliquer que tu nous as aidés et que sans toi, nous n'aurions jamais pu nous débarrasser de ces satanés séides !
- Je peux le leur expliquer moi-même si tu veux ? propose gentiment le guerrier.
- C'est pas une bonne idée ! Malheureusement, s'ils voient ta tête... ils risquent de te jeter au zoo !
- Ah ! fait Darkos qui accepte sans broncher, même s'il meurt d'envie de demander ce qu'est un zoo.
- Cache-toi, je reviens tout de suite ! dit Arthur en quittant la boutique.
Darkos reste immobile, sans savoir quoi faire, avec la grande cape sur ses épaules. Mais la petite cloche de l'entrée sonne à cet instant. Un homme fait son entrée. C'est un journaliste. Il a probablement vu les deux silhouettes pénétrer dans la boutique et une seule en ressortir. Voilà de quoi intriguer une fouine. L'homme doit avoir vingt-cinq ans, il est assez mince et a un petit collier de barbe autour du menton. Il a les yeux clairs et vifs et semble bien déterminé à trouver une réponse à son énigme.
- Monsieur ?! lance-t-il au hasard, en espérant bien une réponse.
Darkos s'affole. Il ne doit pas être vu sous peine de se retrouver dans un zoo et même s'il ne sait pas ce que c'est, il se doute déjà que ce n'est pas un endroit où il aimerait passer ses vacances. Il attrape une sorte de masque africain tout noir et se le met sur la tête.
Le jeune journaliste contourne un gros meuble et aperçoit cette masse énorme, dissimulée sous une grande cape avec ce casque impressionnant d'où sort une voix étouffée. On croirait un personnage de science-fiction, avec son casque noir, sa grande cape et sa voix bizarre. Darkos ne bouge pas et se contente de respirer comme une locomotive. Le journaliste est un peu nerveux, mais sa curiosité est plus forte que tout.
- Excusez-moi de vous déranger, monsieur, je suis journaliste et j'aimerais vous poser quelques questions si vous le permettez ?
Darkos ne répond pas et se met à souffler comme un taureau.
Le journaliste sort doucement son petit carnet, en faisant attention à ne pas faire de geste brusque.
- Voilà ! des habitants m'ont dit que le diable était au milieu de la place et que, tout d'un coup, il avait rétréci jusqu'a disparaître ? Confirmez-vous ces faits ?
Darkos ne dit toujours rien, mais son souffle est maintenant plus lent, plus calme.
- Vous... vous saviez qui c'était ? Vous le connaissiez ?
Darkos hésite, souffle une nouvelle fois et dit d'une voix d'outre-tombe :
-... Je suis son fils !
Le journaliste reste la bouche entrouverte. Il est fasciné par cette image incroyable. Un monstre de deux mètres soixante qui parle de ses relations avec son père, voilà de quoi être inspiré. Le jeune homme est subjugué. Il sort doucement sa carte de visite et la tend à Darkos.
- Tenez ! Voici ma carte. J'aimerais en savoir plus sur vous. Si jamais, un jour, vous avez envie de me raconter votre histoire. Je suis journaliste, mais j'écris aussi des histoires pour le cinéma et je suis sûr qu'il y aurait de quoi faire un bon film sur vous !
Darkos saisit la carte du bout des doigts. Le journaliste lui sourit et recule de quelques pas.
- Téléphonez-moi quand vous voulez ! lance le jeune homme avant de quitter le magasin.
Darkos reste quelques instants sans bouger. Tant de civilité et de politesse le perturbe. Il va falloir qu'il s'y habitue. Il regarde la carte où l'on peut lire : « G. Lucas. Cinéaste ».
Mais Darkos ne sait pas lire. Dommage. Il jette sa carte par-dessus son épaule, avant de retourner se cacher dans un coin sombre.