Chapitre 9


En attendant, c'est la force conjuguée d'Arthur et Sélénia qui a permis d'enfoncer à nouveau la petite prise électrique qui s'était débranchée. Le train redémarre aussitôt et nos trois héros sont obligés de courir pour le rattraper. Arthur bondit sur la plage arrière et tend aussitôt la main à Sélénia pour l'aider à monter.

- Dépêche-toi, Bétamèche ! crie sa sœur en le voyant trottiner derrière eux.

- Je ne peux pas, mon sac est trop lourd ! répond le petit prince, à bout de souffle.

Le train a maintenant pris de la vitesse et Bétamèche perd, à chaque seconde, davantage de terrain.

- Arthur ?! Fais quelque chose ! s'exclame la princesse, comme si elle attendait de son prince qu'il ait tous les pouvoirs.

Arthur est tout désemparé, mais qu'y a-t-il de plus motivant qu'une princesse qui vous implore du regard et place en vous toute sa confiance ? Arthur sait qu'il a une seconde pour trouver une idée, avant de perdre le cœur de sa princesse et Bétamèche tout entier.

- Bétamèche ! Derrière toi... le yéti ! hurle Arthur.

Le truc marche aussitôt et la peur donne des ailes à Bétamèche, qui bat tous les records de vitesse pour rejoindre l'arrière du wagon. Le petit prince fait un tel bond qu'il atterrit directement à l'intérieur en faisant un roulé-boulé. Sélénia se tape les cuisses en riant.

- Tu n'es vraiment qu'un gamoul pouillé !

Arthur ne comprend pas bien l'expression, mais suppose que le « gamoul pouillé » doit être l'équivalent de notre « poule mouillée ».

- Il t'a bien eu avec son : « Derrière toi le yéti ! » se bidonne la princesse en imitant Arthur.

Bétamèche n'a pas l'air de trouver ça drôle et son visage est toujours aussi tendu.

- A vrai dire, je... je n'ai pas vraiment menti ! répond Arthur en essayant d'affoler le moins possible la princesse.

Sélénia s'arrête tout à coup de rire et fronce les sourcils. Bétamèche secoue la tête pour lui faire comprendre son erreur. Il y a effectivement un yéti qui suit le train, même si on n'en voit que la truffe et il est dans le dos de Sélénia qui ne le voit pas.

- Vous avez bien failli m'avoir ! lance la princesse en rigolant. Mais je ne suis pas née de la dernière pluie, vous savez ? Je faisais déjà ce genre de blague alors que tu n'étais pas encore né, mon pauvre Bétamèche ! Je sais très bien qu'il n'y a pas d'affreux yéti qui court derrière ce train ! dit-elle, en se retournant pour constater... son erreur !

Alfred suit le train, sa truffe énorme collée à la plateforme. La princesse pousse un cri inhumain, à faire trembler un micro. Elle se jette instinctivement dans les bras d'Arthur qui n'en demandait pas tant.

- C'est pas vraiment un yéti, c'est un chien et il s'appelle Alfred, dit gentiment Arthur. Le yéti c'est encore plus gros et surtout beaucoup plus laid !

- II... il est apprivoisé ? bégaye la princesse, qui a du mal à cacher son trouble.

- Apprivoisé est un grand mot, disons qu'il m'écoute quand ça l'intéresse !

Arthur se penche à l'extérieur du wagon et hurle :

- Alfred ! Va-t'en ! Tu fais peur à la princesse !

Le chien dresse aussitôt l'oreille. Il a bien vu son maître, là, tout petit à l'arrière du wagon, mais il n'entend absolument rien de ce qu'il lui dit, tellement sa voix est fluette.

- Vous voyez ? Il n'écoute jamais rien ! conclut Arthur, désespéré. Il ne peut imaginer qu'Alfred ne l'entende pas alors qu'il hurle aussi fort.

Le train passe à côté d'une balle de tennis, probablement abandonnée ici lors d'un jeu. Arthur a subitement une idée : il met un grand coup de pied dans l'énorme balle, histoire de montrer ses talents de footballeur. Mais il aurait mieux fait de réfléchir. La balle est cent fois plus grosse que lui et il s'écrase le pied dessus. Le voilà maintenant qui saute à cloche-pied dans tout le wagon en criant sa douleur.

- À quoi tu joues ? demande Bétamèche, qui n'a pas saisi toutes les règles de ce nouveau jeu.

Arthur a trop mal pour lui répondre. Cependant, le coup de pied d'Arthur n'a pas été vain. La balle, entraînée par la vitesse du train, s'est mise à rouler doucement avant de tomber dans l'escalier.

Alfred n'entend peut-être rien, mais il a compris le message et il part derrière la balle qui dévale les marches, trop content de pouvoir jouer à nouveau avec son maître.

Bétamèche regarde par la fenêtre le yéti qui s'éloigne, tandis que la princesse se recoiffe d'un geste gracieux.

- On l'a quand même échappé belle ! soupire Bétamèche en s'asseyant à côté d'Arthur qui se masse le pied.

Mais un bruit énorme vient le contredire : un choc violent, qui fait vibrer tout le train, comme si une montagne leur était tombée dessus. Nos trois héros se retrouvent à terre, et ont juste le temps de s'agripper aux pieds des sièges.

La violente secousse ne dure qu'un instant et le train reprend son rythme normal.

- Mais que diable s'est-il passé ? lance Bétamèche, affolé.

Quand on parle du diable, on en voit souvent la queue, mais dans ce cas précis, on n'en voit que la crête. Darkos apparaît, à l'envers, le visage dans l'encadrement de la fenêtre.

- Coucou ! fait-il avec un sourire enfantin, comme s'il s'apprêtait à jouer à colin-maillard.

Nos trois héros se mettent à hurler et courent dans tous les sens. Le guerrier saute à l'intérieur du train et déploie sa grande épée. Le premier coup est pour Sélénia. La pauvre princesse part valdinguer au fond du train, sans avoir eu le temps de sortir son épée magique. Arthur, en parfait gentleman, s'interpose entre eux et fait face à l'horrible Darkos tout fumant de rage comme un taureau.

- Darkos ! Calme-toi ! crie Arthur avec autorité.

Le guerrier s'arrête net, décontenancé par tant d'assurance. Mais la confiance d'Arthur n'est que façade, derrière il cherche son texte.

- Euh... ne penses-tu pas que c'est le bon moment pour nous de se parler un peu ? suggère l'enfant avec un vague sourire.

Voilà une intention qui déstabilise notre guerrier. On lui a souvent proposé de ravager, piller, égorger, trucider, mais rarement de parler.

- Parler de quoi ? lâche-t-il en se redressant légèrement.

- De toute cette guerre bien inutile, de toute cette souffrance que tu infliges aux autres autant qu'à toi-même, répond Arthur avec sincérité. On a tous nos problèmes, nos douleurs et ça fait du bien d'en parler des fois, non ?

Darkos se met un doigt dans la bouche, ça l'aide toujours à réfléchir.

- Euh... non ! fait-il après réflexion et avant de reprendre l'assaut.

Arthur évite la lame monstrueuse en baissant in extremis la tête.

- Je suppose que ce geste marque la fin des négociations ? déclare Arthur qui ferait mieux de courir au lieu de faire de l'humour.

Darkos se lâche et les coups se mettent à pleuvoir. Notre petit héros a de plus en plus de mal à les éviter. Il saute d'un dessous de tableau à un porte-bagages, en passant par les luminaires, mais rien n'y fait. Impossible de fuir ces coups surpuissants qui détruisent tout sur leur passage.

Darkos est en train de tailler en pièces le wagon tout entier. Chaque coup éventre littéralement les flancs de ce magnifique train, réplique exacte du Transcontinental du début du XXe siècle. Le guerrier, que rien ni personne ne semble pouvoir arrêter, avance vers lui, fendant au passage toutes les tables. Arthur, épuisé, finit par trébucher et se retrouve au sol. Darkos s'approche, lève son arme et arbore un sourire de satisfaction, comme c'est souvent le cas après une victoire. C'est là l'erreur de Darkos : il n'a pas encore gagné et au moment où il s'apprête à découper Arthur en deux, comme un vulgaire sandwich, Bétamèche lui saute dessus. Son geste est héroïque et force l'admiration. Par contre, il est totalement inefficace puisque Darkos se débarrasse de lui d'une pichenette comme on le ferait d'un cheveu sur une épaule. Le pauvre petit bonhomme part valdinguer à son tour et Darkos retourne à ses affaires. Il a bien l'intention de découper Arthur en Apéricubes. Mais ces quelques secondes de diversion ont suffi à Arthur pour disparaître. Darkos s'énerve et pulvérise le reste des tables en recherchant son gibier.

- Où es-tu ? Montre-toi au lieu de te cacher comme une vulgaire taupe ! Aurais-tu peur de te battre ?! dit-il, en espérant que ces paroles de défi le feront sortir de sa tanière.

- Si tu veux te battre, je suis ton homme ! entend-il dans son dos.

Il se retourne et se trouve face à face avec Sélénia, son épée magique à la main.

Darkos hésite un instant, comme pris d'une soudaine crise de courtoisie.

- Excuse-moi, Sélénia mais... tu es plutôt une femme !

- Pas encore ! Mais ça tombe bien puisque toi tu n'es pas encore un homme ! rétorque la princesse.

Darkos ne supporte pas que l'on puisse douter ainsi de sa virilité.

- Tu n'es pas vraiment fini, il te manque l'essentiel : un cœur et un cerveau !

L'humiliation le blesse comme une flèche en pleine poitrine, mais ça lui aurait fait encore plus mal si, effectivement, il avait eu un cœur. Darkos se met à rugir comme un fauve, ce qui tend à prouver, comme le disait Sélénia, qu'il est encore loin de l'homme et encore tout près de l'animal.

Le guerrier assène un coup violent sur l'épée magique de Sélénia, qui bloque l'assaut comme s'il s'agissait d'une vulgaire brindille. Darkos comprend immédiatement à qui il a affaire et surtout à quoi. L'épée magique est connue pour donner des pouvoirs surnaturels à celui qui la tient. Encore faut-il que ce dernier soit épris de justice et d'équité. Elle ne sert qu'à défendre la veuve et l'orphelin et n'obéira jamais au scélérat qui les opprime. Une mauvaise pensée et l'épée devient plus lourde que la pierre dans laquelle on l'avait sagement emprisonnée. Voilà de quoi rendre fou de jalousie Darkos, qui pensait posséder l'épée la plus puissante de son royaume.

Il se rue sur Sélénia pour lui asséner un énorme coup mais la princesse l'arrête avec sa grâce habituelle. Le guerrier, désemparé, accélère la cadence et tente de porter toutes ses bottes, même les plus secrètes, mais rien n'y fait. L'épée magique enchaîne les parades et repousse les assauts avec une facilité déconcertante. Darkos tente un dernier coup, une combinaison, une série de coups mortels que seul un esprit tortueux est capable d'inventer. Pour ce faire, il appuie sur un bouton et une deuxième épée, télescopique, apparaît. Il fait tourner sa double épée dans les airs et donne à nouveau l'assaut. Darkos fait tourner les lames tellement vite qu'on dirait un hélicoptère. Sélénia sourit et laisse faire son épée magique. Ça va tellement vite qu'on n'a même pas le temps de compter le nombre de coups échangés. Ça a l'air d'amuser Sélénia et plus ça l'amuse, plus ça énerve Darkos qui commence à fatiguer. Sélénia en profite pour accélérer la cadence et mettre fin à ce ridicule combat. En une seconde, elle découpe les deux épées de Darkos en douze morceaux.

Le guerrier, abasourdi, tombe à genoux. Arthur sort de sa cachette et s'approche de Sélénia.

- Maintenant tu vas rester sage, sinon je vais vraiment m'énerver ! menace-t-il Darkos en gonflant le torse.

L'humiliation est totale et Darkos n'a même plus la force de combattre. Il se jette alors aux pieds de la princesse et se met à pleurnicher.

- Pardon, princesse Sélénia ! Il ne faut pas m'en vouloir ! J'ai été élevé comme ça ! On ne m'a appris qu'à tuer et piller, mais au fond, je ne suis pas un mauvais bougre !

Il n'en faut pas plus pour faire craquer la princesse et elle lui caresserait bien volontiers la tête s'il n'avait pas toutes ces lames de rasoir collées sur son casque.

- Je sais, Darkos ! dit-elle en souriant gentiment. Je suis même persuadée que tu étais un gentil garçon quand tu étais petit.

- Oui, très gentil ! pleurniche-t-il en caressant les pieds de la princesse. Très gentil, jusqu'à ce que mon père m'apprenne à devenir très méchant !

Subitement, Darkos saisit les pieds de la princesse et tire violemment. Sélénia, surprise, perd l'équilibre et tombe à terre, tandis que l'ignoble Darkos saisit l'épée magique.

- Oh, mon Dieu ! s'écrie la princesse qui réalise aussitôt son erreur.

Darkos ricane comme une hyène.

- Tu es courageuse, Sélénia, mais bien trop pure pour te battre ! La guerre est un art réservé aux hommes ! lance-t-il avec fierté.

- Et la bêtise une qualité réservée aux guerriers ! réplique Arthur, bien décidé à détourner son attention, afin qu'il épargne Sélénia.

Son petit plan marche à merveille et Darkos se met aussitôt à fulminer :

- Tu vas payer pour ton affront et tu as intérêt à bien te battre si tu veux avoir l'honneur de finir en trophée dans mon salon.

- Oh ! Voilà un honneur qui me motive ! dit le jeune Arthur qui pousse soudain le lustre qui pendouillait devant lui.

Darkos le prend en pleine figure, mais ne semble pas plus gêné que si une feuille d'automne l'avait effleuré.

- Prépare-toi à mourir en héros ! s'exclame Darkos avec noblesse.

- C'est facile à dire quand on a une épée magique dans les mains ! réplique Arthur.

Le guerrier regarde son épée et semble partager son avis.

- Oui, c'est vrai ! fait-il avant de hurler et de foncer sur Arthur, comme un rhinocéros sur une libellule.

Le combat est cette fois-ci encore plus inégal, car l'épée magique fait des ravages. Darkos découpe des morceaux entiers de wagon qui tombent du train et se fracassent contre le sol. Arthur, très concentré, évite les coups comme il peut et réussit à s'échapper par une petite trappe qui l'emmène sur le toit. Darkos se rue dans l'ouverture, mais elle est trop petite pour lui. Qu'à cela ne tienne ! Quelques coups d'épée magique et Darkos agrandit le trou, avec autant de facilité que s'il en creusait un dans sa purée. Le guerrier saute sur le toit du train et reprend le duel.

Arthur commence à s'essouffler, et c'est un vrai miracle s'il arrive encore à éviter les coups. Mais il est de moins en moins précis et on sent la fin arriver. Darkos voit bien que son adversaire faiblit et, en bon guerrier qu'il est, il en profite pour accélérer le rythme. Arthur ne peut plus lutter et finit par trébucher. Le voilà à terre, sur le toit du wagon, à la merci de ce monstre sanguinaire. Darkos s'approche, savourant déjà sa victoire.

- Tu t'es très bien battu, petit. Je mettrai ta tête empaillée juste au-dessus de la cheminée ! dit-il avec sérieux, persuadé de rendre ainsi honneur à son adversaire.

Arthur ne répond pas. Il n'y a rien à répondre. Il peut juste constater son impuissance. Sa défaite. Il a eu tort de se prendre pour un héros. Il n'est qu'un petit garçon de dix ans qui a pris trop de risques pour son âge et c'est avec fatalisme qu'il voit Darkos soulever l'épée magique au-dessus de sa tête. Il sait que son adversaire sera sans pitié. Mais tout d'un coup, une lueur d'espoir renaît dans les yeux de l'enfant. Etre sans pitié est un tort, un défaut, tout comme l'égoïsme, la méchanceté ou le désir de vengeance. Or Darkos possède tous ces défauts que l'épée magique supporte mal. Elle ne devrait donc pas tarder à le faire savoir à celui qui la tient.

- Pitié, mon seigneur ! se met à pleurnicher Arthur, histoire de pousser davantage le guerrier à la faute.

- Jamais ! hurle Darkos avec emportement, tombant ainsi dans le piège.

Il lève encore un peu son épée qui, brusquement, change de couleur et devient aussi lourde que la tour Eiffel. Darkos tombe à la renverse et l'épée se plante sur le toit du wagon. Le guerrier, abasourdi par ce nouveau tour de magie, se retourne pour mieux comprendre ce qui s'est passé. Il n'aura pas le temps de comprendre grand-chose puisque le wagon est en train de passer sous la porte du bureau d'Archibald et Darkos se la prend en pleine figure. Le choc est tellement violent qu'il reste collé à la porte, comme une mouche sur une tapette. Le train entre dans le grenier, tandis que Darkos glisse le long de la porte et s'écrase au sol, inanimé.

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