Chapitre 2


C'est amusant car Arthur aussi est assis sur un banc, tout comme Archibald. Et quand l'un est à côté d'Armand, l'autre est à côté de Bétamèche. La seule différence entre eux, c'est que le banc d'Arthur ne mesure que quelques millimètres. Il s'agit en réalité d'un petit morceau d'allumette. Ce banc public est bien connu des Minimoys. Il sert souvent de point de rencontre car il est fort bien placé. Il est sur le côté de la grande place du village, dans l'axe de l'avenue qui mène à la porte nord, la fameuse entrée par laquelle tous les grands voyages se doivent de débuter.

Arthur et Bétamèche ont l'air aussi déprimés qu'Archibald et Armand. On le serait à moins ! Le passage de Maltazard a évidemment traumatisé tout le monde au village et Bétamèche en tremble encore. Arthur soupire en repensant à Sélénia, une lame sous la gorge, prisonnière des griffes de Maltazard. Par chance, cette horrible histoire s'était bien terminée. Sélénia s'en était sortie avec une petite coupure à la gorge, le roi avec une bonne humiliation passagère et le peuple avec une grosse frayeur.

Mais ces rassurants souvenirs ne règlent en aucune façon les problèmes présents. Comment Arthur pourra-t-il retrouver sa taille normale et surtout qui va bien pouvoir empêcher Maltazard d'accomplir son terrible dessein ? Les réponses ne viennent pas et cela fait bientôt une heure que nos deux compères soupirent à tour de rôle sur leur bout d'allumette.

- Il est confortable ce banc, hein ? finit par lâcher Bétamèche, histoire de rompre le silence.

Arthur le regarde, on dirait une vache devant un bulletin de vote. Comment peut-il parler de confort dans un moment pareil, surtout en mentionnant ce morceau d'allumette aussi dur qu'un bout de granit.

- Tu devrais essayer les canapés de mamie, tu saurais alors ce que le mot confort veut dire, rétorque Arthur. Ils sont tellement Moelleux que mon grand-père est incapable de s'asseoir dedans sans s'endormir dans la minute.

- C'est exactement ce qu'il me faudrait pour mon salon, répond Bétamèche avec un sourire gourmand.

Mais le simple fait d'évoquer sa maison a rendu notre ami Arthur tout chose. Il a rêvé pendant des mois devant son livre, implorant le ciel toutes les nuits pour avoir le privilège, un jour, de rejoindre ce monde merveilleux des Minimoys et maintenant qu'il y est pour de bon, il se rend compte à quel point lui manque tout son monde à lui. Sa petite chambre et son joyeux fouillis savamment organisé, cet escalier dont chaque marche grince à sa façon, comme autant de touches d'un piano géant. Arthur passait souvent des heures à danser sur ces marches afin d'y composer de nouvelles mélodies. Pas la peine d'avoir un piano, Arthur se l'était inventé.

Il y a aussi le grand salon chaleureux. Sa mamie a tricoté elle-même toutes les cretonnes qui se trouvent devant chaque fenêtre. Cela fait une lumière formidable, à la fois douce et raffinée. L'autre particularité, encore plus appréciable, c'est que cela dessine au sol de formidables dessins, faits d'ombre et de lumière qui enrichissent le grand tapis usé par les voyages, délavé par le temps. Les grandes rosaces que la lumière dessine sur le sol servent aussi de parc autoroutier, où Arthur pousse ses petites voitures pendant des heures dans les formidables courbes dessinées par la lumière et la cretonne.

Pas besoin d'un circuit Vingt-Quatre, ni même de Playstation. La maison entière était un terrain de jeux pour Arthur. La commode faisait office de montagne sacrée, le frigo servait de pôle Nord, quant au jardin, il représentait l'Amazonie, terrain de prédilection de l'horrible yéti, rôle toujours brillamment interprété par Alfred-le-chien.

Une petite larme coule maintenant sur la joue d'Arthur. Penser ainsi à sa maison le rend tout triste et lui fait presque regretter cette aventure. Et puis c'est souvent quand on quitte les choses et les gens qu'on s'aperçoit qu'on les aime. Souvent, ils sont là, toute l'année, juste devant le bout de notre nez, et on n'y prête aucune attention. A peine bonjour à son papa, à peine une bise à sa maman, à peine un regard sur ses jouets considérés comme vieux après deux semaines. Et puis un jour on s'éloigne, un jour on imagine ne plus jamais revoir tout ça, et on se rend compte à quel point on y est attaché. Arthur regrette déjà de ne pas avoir plus profité de tous ces petits bonheurs, de ne pas avoir dit plus souvent à ses parents combien il les aime, combien il est bon de les avoir à ses côtés.

Il y a un dicton, dans le grand livre des Minimoys, qui résume assez bien ce sentiment. Il s'agit de l'article cent soixante-quinze, que l'on peut lire à la page du même chiffre : « À force de prendre les gens pour des chaises, on finit par s'asseoir à côté. »

Arthur est bien d'accord. À force de vouloir toujours être ailleurs, il était à côté de sa vie, à côté du bonheur qu'on imagine toujours plus loin alors qu'il est souvent si proche.

Arthur lâche un grand soupir, presque en même temps que Bétamèche. C'est pas la grande forme pour nos deux compères qui ressemblent à deux petits vieux, tout courbés sur leur banc.

- Vous n'allez pas rester comme deux malamoutes à râler en attendant la pleine lune ! s'exclame une petite voix, aussi soudaine et décidée qu'un coup de tonnerre.

C'est évidemment Sélénia, toujours en pleine forme, comme si l'adversité était son moteur principal. Dès qu'il y a un problème, une injustice ou bien encore une véritable catastrophe, la petite princesse se dresse aussitôt. Elle est toujours partante pour l'aventure et elle gigote déjà comme un asticot qui cherche une pomme.

- C'est quoi un malamoute ? demande discrètement Arthur en regardant Sélénia faire les cent pas.

Bétamèche est bien embêté. Comment décrire en quelques mots cet animal si complexe ? Le malamoute habite sur la Deuxième Terre, dans les plaines de Labah-Labah. De taille moyenne, il possède une fourrure agréable et deux grands yeux bleus souvent un peu tristes et fatigués. Ils vivent toujours en famille et passent leur journée à se lécher les uns les autres, pour soi-disant prévenir ou enlever des parasites. Ils ne font pas grand-chose d'autre. Ils broutent un peu et s'endorment en même temps que le soleil. Par contre, quinze jours par mois, ils dorment moins car dès que la lune apparaît dans le ciel étoilé, la famille malamoute toute entière se réveille. Tout le monde s'assied sur ses pattes arrière et lève la tête en direction de l'astre lumineux. Et ils restent comme ça pendant des heures, des nuits entières, toute l'année, comme s'ils essayaient de percer le secret de cette planète si lumineuse. N'importe quelle autre créature qui serait restée autant de temps à regarder la lune en aurait découvert le secret depuis longtemps, mais les malamoutes sont aussi connus pour leur regard triste que pour leur petit cerveau et ils ne sont pas près de trouver le secret de la pleine lune.

- Disons que c'est un animal pas très intelligent et que la comparaison n'est pas flatteuse ! résume Bétamèche en lançant un regard noir à Sélénia.

Mais la princesse n'a que faire de ce regard, car pour le moment elle broie du noir. Elle non plus ne dormira pas tant qu'elle n'aura pas résolu son problème, mais loin de nous l'envie de la traiter à son tour de malamoute.

- Il y a forcément une solution ! Il y a toujours une solution ! marmonne-t-elle en martelant la terre du pied.

- « Quand il n'y a pas de solution, c'est qu'il n'y a pas de problème ! » Article deux cent deux du grand livre, récite Bétamèche, trop content d'afficher ses connaissances.

Sélénia s'arrête tout à coup et se tourne vers Arthur.

- Nous devons réunir le conseil, sortir à nouveau l'épée de la roche et rattraper ce satané M, avant qu'il ne nuise à nouveau.

- Sélénia, je suis prêt à partir de nouveau à l'aventure. Mais M le maudit mesure probablement deux mètres à l'heure qu'il est et nous mesurons à peine deux millimètres ! rappelle Arthur avec un certain bon sens.

- Deux mètres, deux millimètres ! Quelle importance ! réplique dignement la princesse. Ce n'est pas en centimètres que l'on mesure la bravoure d'un combattant !

- Et la bêtise, comment elle se mesure ? Au nombre de remerciements qu'on gravera sur ta tombe ? intervient Arthur, énervé par sa propre impuissance. Deux mètres, Sélénia ! Tu ne te rends même pas compte de ce que c'est ! Ton épée, malgré tous ses pouvoirs, lui fera office de cure-dents quand il parviendra à la saisir entre ses doigts crochus !

- Mais si tu crois que ma petite taille va m'empêcher de me battre, tu te trompes, jeune Arthur ! Je suis une princesse de sang royal et je défendrai mon royaume jusqu'à mon dernier souffle ! rétorque-t-elle avec beaucoup de ferveur.

- Tu devrais garder ton speech pour le grand conseil ! balance Bétamèche, aussi moqueur qu'à son habitude.

Sélénia le dévisage un instant, puis semble chercher quelque chose au fond de sa mémoire.

- Dis-moi, Bétamèche, ça fait longtemps que je ne t'ai pas étranglé, non ?

Arthur s'interpose aussitôt.

- La solution n'est sûrement pas de s'étrangler les uns les autres !

- Alors quelle est la solution, monsieur je sais tout ? se met à hurler Sélénia, dont les nerfs commencent à lâcher.

Arthur s'approche d'elle, lui met gentiment les mains sur les épaules et l'oblige à s'asseoir.

- Il faut juste réfléchir un peu plus calmement. L'action vient toujours après la réflexion ! dit sagement Arthur, qui se frotte les tempes comme pour stimuler son cerveau. Résumons la situation : M est grand, nous sommes petits. Un point pour lui. Mais il est dans un monde qu'il ne connaît pas et que je connais bien. Un point pour nous...

- Connaissant M, il ne va pas mettre longtemps à monter une armée et à envahir ton pays ! lance Sélénia avant que Bétamèche n'ajoute :

- Il a mis à peine une lune pour envahir les Sept Terres et à l'époque il ne mesurait que trois millimètres !

- C'est un facteur qu'il faut prendre en considération et cela lui donne un autre point d'avance, continue Arthur, toujours aussi concentré. Il faut donc grandir au plus vite et rétrécir M avant qu'il ne nuise !

- Bravo ! Formidable ! Voilà une situation parfaitement résumée ! s'écrie Sélénia en levant les yeux au ciel. Et comment comptes-tu t'y prendre ? Ingurgiter des centaines de soupes à la sélénielle afin de gagner, le plus rapidement possible, un millimètre ?!

Arthur sait bien que la soupe fait grandir, et peut-être celle à la sélénielle plus que les autres, mais la solution ne viendra pas de ce côté. La solution est ailleurs, Arthur le sait et il fouille dans sa mémoire en tous sens à la recherche de cette idée, qu'il sait cachée quelque part, au fond de son cerveau. Malheureusement, sa mémoire a l'air aussi mal rangée que sa chambre et il ne parvient pas à trouver ce qu'il cherche.

Remarquez, il n'est pas le seul à ne pas ranger sa chambre.

Archibald, son grand-père, n'est pas franchement un exemple en la matière car son grenier est le pire des capharnaüms. Si sa mémoire était à l'image de son grenier, Archibald n'arriverait même plus à se souvenir de son prénom. Il n'y a guère que ses livres qui soient bien rangés, tous bien alignés sur les étagères, juste au-dessus du bureau.

- Les livres ! se met à hurler Arthur.

Bétamèche sursaute et s'accroche instinctivement au cou de sa sœur.

- Quels livres ? demande la princesse.

- Les livres de mon grand-père Archibald !

- Tu penses que c'est dans les livres qu'on va trouver la recette pour grandir ? s'étonne Bétamèche.

- Non ! La recette est entre les livres ! s'écrie Arthur qui vient de retrouver le petit bout de mémoire qu'il cherchait.

Effectivement, au début de cette aventure, avant de rejoindre les Minimoys, Arthur s'était assis au bureau de son grand-père. C'était une nuit de pleine lune et il attendait nerveusement minuit pour passer à travers le rayon et rejoindre sa bien-aimée. Comme il était fort impatient, il avait, pour la dixième fois de la journée, consulté le grand livre d'Archibald. Il n'y avait que la page cinquante-sept qui l'intéressait, la page où le grand-père avait crayonné au fusain un portrait de la princesse Sélénia.

Arthur pouvait passer des heures à regarder ce dessin et à en caresser les contours. Mais à l'heure du dîner, il avait soigneusement refermé le livre et c'est au moment de le remettre à sa place qu'il avait aperçu cette petite fiole.[1]

Sur l'étiquette il y avait une petite illustration ne laissant aucun doute sur le pouvoir du produit qu'elle contenait.

- Es-tu bien sûr que ce produit te permette de grandir et non de rapetisser ? demande à juste titre Sélénia.

- C'est vrai qu'il vaudrait mieux en être sûr ! ajoute Bétamèche. Je suis le plus petit de la bande et je n'ai pas vraiment envie de passer sous la barre du millimètre !

- Je pense que ça marche dans les deux sens, affirme Arthur. Il rend petites les grandes personnes et donne une taille humaine aux gens de petite taille.

- Qu'est-ce que tu entends par « taille humaine » ?! s'indigne aussitôt la princesse. On n'est pas assez humain à ton goût ?!

Arthur commence à mouliner des bras pour trouver des excuses.

- Mais pas du tout ! Tu es la plus humaine des humains que j'ai rencontrés ! Je veux dire... c'est pas parce que tu es petite...

- Ah ! Tu me trouves petite maintenant ! réplique Sélénia, qui commence à virer au rouge.

- Pas du tout ! Tu es très belle ! Je veux dire... très grande !! Arthur s'emmêle dans ses explications et ne sait plus comment se dépêtrer de cette situation. Ce que je veux dire, c'est que je suis sûr que ce produit nous permettra d'acquérir une taille suffisante pour affronter M à armes égales ! finit par dire le jeune garçon.

Sélénia le regarde un instant, comme si elle évaluait rapidement la situation et la solution proposée.

- D'accord ! Allons-y ! finit-elle par lancer, avant de partir vers le palais royal.

- Allons-y... où ? demande Arthur, qui semble avoir manqué une étape.

- Eh bien, on réunit le conseil, on sort l'épée de la pierre, on monte jusqu'au bureau de ton grand-père, on boit la potion contenue dans la fiole et on met une raclée à ce satané Maltazard ! balance la princesse d'une traite.

Bétamèche sursaute à l'annonce du nom interdit, tellement il porte malheur. Mais Sélénia hausse les épaules.

- Au point où en est, je ne vois pas quel malheur supplémentaire pourrait bien nous tomber dessus !

À peine la princesse a-t-elle fini sa phrase qu'un grondement sourd commence à monter. La route en pierres du village vibre de partout, et de la terre, comme une pluie fine, tombe du plafond.

Sélénia lève les yeux vers la voûte qui protège le village.

- Mais que diable se passe-t-il en surface ?


Загрузка...