Chapitre 17


Sélénia est au bord de la ruche et scrute l'horizon. Elle se tord les mains dans tous les sens, tellement elle est nerveuse. Si on lui avait attaché un fil de laine au bout de chaque doigt, elle aurait déjà tricoté dix pull-overs. Il faut dire qu'il y a de quoi être nerveux. Maltazard est en ville et s'apprête à détruire le monde, et son petit prince charmant est parti se battre seul contre une armée entière.

- Pourquoi diable suis-je restée ici comme une potiche ?! s'exclame Sélénia. C'est à moi, princesse de sang royal d'aller me battre contre ce satané M et non à ce pauvre Arthur. Il a beau être fort serviable, il n'a pas reçu l'enseignement militaire qui m'a été donné !

- Pour l'instant, il ne s'est pas trop mal débrouillé, non ? répond Bétamèche avec humour.

- Oui, certes ! concède la princesse. Mais il est tellement jeune et M le maudit est un tel monstre que je crains pour sa petite vie !

La princesse a les nerfs en pelote et cette pensée suffit à la faire fondre en larmes. Bétamèche vient gentiment lui poser la main sur les épaules.

- T'inquiète pas, grande sœur, je suis sûr que ton beau prince va s'en sortir ! Après tout, il est grand maintenant !

C'est vrai qu'il est passé de deux millimètres à un mètre vingt, mais cela va-t-il vraiment suffire pour venir à bout de Maltazard et de ses deux mètres quarante ?

Sélénia en doute fortement. Elle sèche ses larmes et s'approche du bord de la ruche. Elle tend l'oreille vers ce bruit étrange qui monte de la route. La princesse plisse les yeux pour mieux voir et aperçoit le cabriolet d'Archibald qui soulève des tonnes de poussière. Ça la rassure un instant d'imaginer le grand-père partir à la rescousse de son petit-fils. Mais cela ne dure qu'un court instant, car elle aperçoit Darkos crispé au volant de la voiture, aussi décidé qu'un taureau qui aurait aperçu un père Noël.

Sélénia en conclut aussitôt qu'Archibald est prisonnier et que Darkos rejoint son père. Ses conclusions sont évidemment fausses, mais les apparences sont souvent trompeuses et le sang de la princesse ne fait qu'un tour. Elle se précipite au fond de la ruche, où la reine se repose après tous ses efforts. Au passage, Sélénia bouscule l'interprète qui était en train de remonter dans son cocon, histoire de finir sa sieste. Le pauvre homme est déséquilibré et se casse la figure par terre.

- Qu'est-ce qu'il y a encore ?! Va-t-on enfin me laisser récupérer mon manque de sommeil ?! s'exclame le vieil homme à la barbe fleurie.

- Traduis tout ce que je vais dire à la reine, sinon je te promets un sommeil éternel ! hurle la princesse, tendue comme un arc.

L'interprète comprend immédiatement que l'heure n'est plus à la revendication, ni même à la plaisanterie. Sélénia se poste devant la reine, dix fois plus grosse qu'elle, et prend une grande inspiration, comme pour se donner du courage.

- Ma reine. Le danger qui menace Arthur est maintenant bien plus grand encore, car Darkos, le fils de Maltazard, l'a rejoint dans son combat. Le jeune prince est brave et valeureux, mais ce combat est inégal. Il va perdre cette bataille. Et s'il perd cette bataille, nous perdons la guerre, car Maltazard détruira son monde, puis le nôtre dans la foulée. Imaginez la vie sans l'eau claire des rivières, sans feuille aux arbres, sans fleur à butiner ? Si la forêt disparaît, alors c'est nous tous qui disparaîtrons.

Sélénia a le cœur sur la main et des larmes dans les yeux. Elle n'a jamais été si sincère. Le traducteur joue du pipeau et fait de son mieux pour transmettre tout le désarroi qui transpire de ce discours.

La reine n'est pas insensible à cette déclaration, mais la fatigue l'empêche sûrement un peu de l'exprimer. Sélénia s'avance davantage, comme pour mieux la convaincre.

- Majesté, je sais la solitude dans laquelle vous vivez. Vous êtes reine et seule pour gouverner ce grand royaume. Jamais une épaule pour vous reposer, jamais personne vers qui vous tourner pour partager vos doutes, jamais un sourire complice pour vous redonner des forces quand vous en manquez. Vous savez donc mieux que quiconque combien cette solitude est souvent lourde à porter et je sais que vous ne la souhaitez à personne. Pourtant, si je perds aujourd'hui mon prince, ma solitude sera plus grande encore que la vôtre et mes yeux ne pleureront jamais assez de larmes pour noyer mon chagrin. En sauvant sa vie, vous sauverez la mienne.

Ces mots, telles des flèches, viennent piquer directement le cœur de la reine et elle oublie tout à coup sa fatigue. Elle émet quelques sons un peu aigus, que le traducteur s'empresse de déchiffrer.

- Quel est ton plan, digne princesse ? traduit le vieil homme.

Sélénia sèche ses larmes et un grand sourire lui éclaire le visage.


Le plan de Maltazard n'a sûrement rien à voir avec celui de Sélénia, mais il marche à merveille. Arthur est à bout de forces et son moustik est maintenant dans un sale état. La pauvre bête a perdu une aile au cours d'une embuscade et il lui manque des panneaux de conduite sur ses gros yeux globuleux. Les panneaux de conduite sont normalement posés sur la rétine de l'animal et reliés directement aux rênes. C'est ce qui permet au conducteur, en tirant dessus, d'indiquer la direction dans laquelle il veut aller. Il y a quatre panneaux disposés sur chaque œil, mais si un seul panneau manque, la conduite devient difficile. Malheureusement, Arthur a subi un nombre incalculable d'assauts et il ne reste, en tout et pour tout, que deux panneaux sur son pauvre moustik. Autant conduire une voiture sans pédale ni volant !

Maltazard adore voir la détresse gagner les regards et perturber les corps. Les mains se crispent, le souffle se raccourcit et on accumule les erreurs. Arthur a beau tirer sur les rênes, son moustik est devenu incontrôlable et il heurte le rebord du toit, froissant ainsi la seule aile valide qui lui reste.

Arthur perd de l'altitude et ne parvient plus du tout à manœuvrer son véhicule, qui finit par s'écraser sur le sol dans un nuage de poussière. Arthur s'étale de tout son long comme un cormoran à l'atterrissage. L'épée magique lui échappe des mains et disparaît dans la poussière.

Maltazard attendait ce moment avec impatience et ne peut résister au plaisir d'applaudir.

- Bravo, jeune homme ! vous nous avez offert un beau spectacle ! Votre résistance est impressionnante, mais néanmoins totalement vaine ! lance-t-il avec mépris. Attrapez-le !

Aussitôt, une dizaine de séides descendent de leurs moustiks et se jettent sur Arthur, trop épuisé pour lutter. En quelques secondes, Arthur est saucissonné comme un rosbif, prêt à être enfourné.

- Préparez le poteau des sacrifices ! ordonne Maltazard à sa garde rapprochée.

Aussitôt quelques moustiks scient un poteau électrique et le débarrassent de tous ses fils. Le totem est planté avec force au milieu de la place et le pauvre Arthur est immédiatement attaché dessus, comme un cow-boy perdu au milieu d'un village indien.

Maltazard s'approche de l'hôtel de ville. Il abandonne son moustik et monte sur le grand balcon. Il aime faire ses discours en dominant ses sujets. Et puis de là-haut, il se rendra mieux compte des dégâts qu'il a causés.

Il regarde la ville qui s'étale devant lui, ou plutôt ce qu'il en reste. Une maison sur deux a brûlé, d'épaisses fumées noires barrent les routes de tous côtés, des épaves de voitures jonchent le sol comme des feuilles d'automne et les habitants ont tous disparu. Arthur est le seul à être resté, mais contre sa volonté puisqu'il est ficelé à son poteau, au milieu de la place du village. Des centaines de séides se regroupent autour de lui, trop contents d'assister au spectacle. La torture des prisonniers en public fait partie des distractions préférées des séides. Rien d'étonnant à cela puisque les peuples guerriers ont toujours raffolé de ce genre de divertissements. Cela fait maintenant plus de deux mille ans que les souverains de tous poils jettent aux lions des innocents. Pourtant, aujourd'hui, ça ne va pas être évident de trouver un lion en pleine campagne. Mais faisons confiance à Maltazard et à son machiavélisme naturel pour trouver un équivalent, une nouvelle torture digne de lui. D'ailleurs, si l'ignoble M devait figurer dans le livre des records, ce serait probablement à la rubrique : « Torture », car Dieu seul sait combien il a pu en inventer. En faire ici l'inventaire détaillé vous donnerait à coup sûr la nausée. Evitons donc les maux d'estomac.

- Mes chers et fiers soldats ! lance Maltazard avec puissance en levant les bras.

La troupe d'imbéciles heureux qui se tient à ses pieds se met à crier n'importe quoi du moment que ça fait du bruit.

- Nous avons terrassé l'ennemi et ce nouveau territoire est maintenant le nôtre !

Les guerriers laissent éclater leur joie en levant leur épée vers le ciel.

- Mais ce territoire n'est qu'une infime parcelle de ce qui nous attend, car le monde entier sera bientôt à nous !

Dans la foule, ça frise le délire. A côté, un concert de rock ferait office de kermesse paroissiale.

- En attendant, pour fêter dignement cette première victoire, je vous propose de rendre hommage au seul résistant que nous ayons rencontré, le jeune prince Arthur en personne !!

Les séides se mettent à applaudir avec beaucoup de dignité, comme s'il s'agissait d'un prix Nobel. N'importe quel guerrier se serait senti flatté par tant de reconnaissance, mais Arthur n'est pas vraiment un guerrier. C'est juste un petit garçon de dix ans, assez courageux pour se battre contre plus fort que lui, assez digne pour lutter contre l'injustice, assez amoureux pour donner sa vie à une princesse. Il aimerait sûrement crier, se débattre, refuser cette horrible fin qui l'attend, mais il n'en a plus la force ni le courage. Il espère seulement que Sélénia prendra le relais et réussira là où il a échoué. Il sait que sa princesse est fière et valeureuse et qu'elle ne laissera jamais Maltazard en paix. Cette pensée le rassure un peu et le fait même sourire.

Voilà bien la dernière chose que Maltazard s'attendait à voir : un sourire sur le visage d'un prisonnier ligoté au poteau des sacrifices.

- Tu as décidément du cran, jeune homme, et pour honorer ta vaillante attitude, je vais redoubler d'imagination pour te trouver une torture digne de moi ! déclare le maître avec sadisme.

Deux cents séides se mettent à ricaner en se frottant les mains. Maltazard, lui, se frotte le menton. Il fait toujours ça quand il réfléchit. Mais aujourd'hui, il se le frotte doucement, signe que cela va prendre du temps. Il faut dire qu'il a déjà été tellement loin dans l'ignominie que trouver pire est un problème. Mais il se doit d'être à la hauteur de sa réputation. Pas question de décevoir son armée et encore moins son prisonnier. Les séides attendent le spectacle avec impatience. Certains trépignent en battant des mains, d'autres bavent sans même s'en rendre compte. Arthur, lui, est de plus en plus calme, comme si cette mort, devenue inéluctable, ne lui faisait plus peur.

L'excitation dans l'armée est à son comble et tous les guerriers guettent la décision de Maltazard. Celui-ci lève soudain le bras.

- Qu'on le... détache ! hurle-t-il à la surprise générale.

S'il y a de la perversité dans cette torture, elle a échappé à tout le monde. Mais peut-être que donner un peu d'espoir avant de frapper à nouveau fait partie du plan ? Maltazard pousserait-il le sadisme jusque-là ? Beaucoup de séides pensent que oui et ils se dépêchent de détacher Arthur, tout excités de voir la suite qui s'annonce des plus hideuses.

- Et maintenant... laissez-le partir ! crie Maltazard d'une voix hésitante.

C'est l'incompréhension chez les séides. La perversité à ce niveau est bien trop complexe pour leurs petits cerveaux et personne ne comprend ce qui se passe. Il faut dire que ce n'est pas dans les habitudes de Maltazard de parler d'une voix hésitante. Pourtant, comment pourrait-il faire autrement, avec une lame sous la gorge. Darkos se décale alors légèrement et apparaît derrière son père qui lui sert de bouclier et d'otage à la fois. C'est la stupeur chez les séides. Personne n'ose bouger, sauf Arthur qui se frotte les poignets et cherche son épée magique, disparue dans la poussière.

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