Chapitre 3
Une grosse voiture de police vient écraser les graviers, devant le perron de la maison. Son puissant moteur de douze cylindres vibre jusqu'au pays des Minimoys.
Le chef de la police, le lieutenant Martin Baltimore, coupe le moteur et met sa casquette avant de sortir du véhicule. Il est très méticuleux, le lieutenant, et aussi très à cheval sur les règles, surtout quand il est en service. Il rajuste sa cravate, vérifie que son badge de police est bien accroché, replace un peu son ceinturon qui fourmille de gadgets et se dirige vers la porte d'entrée.
Il tire la chaîne qui actionne aussitôt la cloche. Son partenaire le suit à quelques mètres. Simon est beaucoup plus jeune et n'est dans la police que depuis un an. Il n'a donc pas encore tous les réflexes.
- Oups ! dit-il en ratant une marche et en se rattrapant de justesse à la balustrade. J'ai bien failli tomber ! ajoute-t-il en ricanant bêtement.
- Simon, ton badge ! lance le lieutenant.
Le jeune vérifie sa chemise et constate que le rabat de sa pochette couvre en partie son insigne. Simon arrange la chose comme il peut, mais il a visiblement accroché son badge au mauvais endroit.
- Le badge quatre doigts sous la poche gauche, petit. Nulle part ailleurs ! explique Martin, en vieux routier qu'il est.
- Ah ! Merci pour le tuyau ! répond le jeunot en décrochant son insigne, pour se plier à la consigne.
Mais Simon est décidément bien maladroit et son badge lui échappe des mains. Martin soupire et lève les yeux au ciel. Simon baragouine des excuses, fait deux pas et se penche pour ramasser son insigne. Il est donc en parfaite position pour prendre la porte en pleine figure. Paf sur le pif ! Le bruit est énorme et le craquement très désagréable. On préfère imaginer que c'est le bois de la porte qui a craqué ainsi car si c'est le nez de ce pauvre officier, il ne va pas lui rester grand-chose à moucher. Le choc a été si violent que le brave garçon a reculé de quelques pas, juste le nombre nécessaire pour perdre l'équilibre sur les marches du perron. Simon pousse un cri et part dans les airs. Il exécute une pirouette impressionnante qui, aux championnats du monde de gymnastique acrobatique, lui aurait valu au moins dix points. Simon s'emmêle les bras et les jambes et son badge vole dans les airs. Il finit par atterrir, comme un avion en perdition, dans un petit parterre fleuri pas vraiment prévu à cet usage.
Archibald pousse davantage la porte et aperçoit le lieutenant.
- Ah ! Martin ! Merci d'être venu aussi vite ! dit-il en lui serrant la main.
Puis il aperçoit une forme qui se débat dans les pâquerettes. Il rajuste ses lunettes car il lui semble improbable qu'une taupe puisse atteindre une taille aussi gigantesque. Lunettes ajustées et réflexion faite, il ne s'agit pas d'un animal mais d'un officier en vrac, dans une chemise à fleurs.
- C'est Simon, mon nouveau partenaire, faut pas lui en vouloir, il est encore tout jeune. Je lui apprends le métier ! explique Martin, tout gêné par cette situation.
- Ah ?! Et là, il apprend à monter les marches, c'est ça ?! lance le grand-père avec humour.
- C'est un peu ça ! soupire Martin.
Archibald lui tape sur l'épaule pour le réconforter.
- Le jour où il apprend à tirer, préviens-moi, j'en profiterai pour partir en vacances très loin ! lui chuchote à l'oreille le grand-père.
Martin n'a pas le cœur à rire, mais plutôt à pleurer quand il voit Simon à quatre pattes, tournant sur lui-même.
- Allez, Simon ! Un peu de dignité tout de même ! réclame son supérieur.
Mais Simon tourne en rond comme un cochon qui cherche des truffes.
- J'ai perdu mon badge ! bégaye-t-il, affolé des conséquences que pourrait avoir une telle perte.
- Allez viens, Martin ! Nous avons des choses très importantes à te dire ! dit Archibald en l'entraînant vers l'intérieur.
Le lieutenant avance à contrecœur. Il n'aime pas laisser ses troupes derrière lui.
- T'inquiète pas pour lui ! Il ne peut pas être très loin, son badge, il finira bien par le retrouver !
Martin acquiesce et se laisse entraîner vers le salon.
Pendant que le jeune officier est dans les pâquerettes, Rose est dans la limonade. Rose, c'est la mère d'Arthur. Ça lui va bien comme prénom, car elle porte toujours une petite robe à fleurs et sourit tout le temps, comme au premier jour du printemps. Elle ne risque pas de manquer d'eau la Rose, ça fait cinq minutes qu'elle a le doigt sous le robinet, comme s'il s'agissait d'une tige. Mais que fait-elle donc avec son doigt ainsi sous l'eau ?
Revenons un peu en arrière pour mieux comprendre la situation.
Rose est toujours très excitée à l'idée de recevoir du monde et dès qu'elle a aperçu Martin, elle lui a aussitôt proposé très courtoisement une limonade. Vu la chaleur de cette fin d'été, elle était à peu près sûre de son coup. Martin accepta bien volontiers. Rose se précipita alors dans la cuisine, ce qui déjà s'annonçait comme un mauvais présage quand on connaît sa maladresse. Elle voulut évidemment sortir en même temps tous les citrons du bac à légumes et finit par tous les lâcher sur le sol. Elle se cogna ensuite à tous les placards en voulant les récupérer.
C'est le problème de Rose, elle est toujours victime de son enthousiasme.
L'année dernière, elle rendait visite à sa pauvre tante Bernadette que la vieillesse empêchait de sortir. L'hiver était rude et Rose, toujours très serviable, s'était évidemment proposée pour lui faire ses courses. Au bout d'un mois, il n'y avait pas un objet dans la maison de Bernadette qui ne fût pas cassé, ce qui d'ailleurs n'était qu'un détail quand on le compare à la catastrophe principale. Rose avait mis le feu à la maison. Trois fois. C'est vrai qu'il faisait froid, mais cela ne méritait pas de faire cramer la maison. Ce fut la seule fois où on entendit cette pauvre Bernadette se plaindre de la chaleur.
- Il fait pas un peu chaud ? avait dit la vieille tante, en sueur, au milieu des flammes.
Evidemment, Rose avait ouvert la fenêtre toute grande et l'appel d'air avait attisé davantage le feu. La maison s'était consumée en moins d'une heure. Heureusement que la vieille Bernadette était aveugle et donc incapable de constater le désastre. De toute façon, même si elle avait pu voir, il n'y avait plus grand-chose à voir. Mais revenons à nos citrons.
Rose est dans la cuisine, un couteau à la main. Ça sent le film d'horreur. Pour la cinquième fois, elle cale le citron dans sa main et s'applique à poser le couteau dessus. C'est facile de savoir quand elle s'applique, Rose, car elle a toujours un petit bout de langue qui lui sort de la bouche. Le couteau, mal aiguisé, ne sait pas quoi faire sur cette peau de citron bien tendue qui n'a absolument pas envie de se faire trancher. Mais Rose est bien décidée. Elle a proposé de la limonade à tout le monde et c'est pas un citron qui va contrarier ses plans. Elle appuie un bon coup sur le couteau et une belle giclée lui arrive droit dans l'œil. Rose plisse les yeux et cherche à tâtons un chiffon. Ça y est, elle en tient un. C'est en tout cas ce qu'elle croit. En fait, c'est un bout de rideau qu'elle a coincé, cinq minutes auparavant, en refermant la fenêtre. Elle tire sur son soi-disant chiffon sans comprendre pourquoi ce dernier ne vient pas jusqu'à son visage. Comme Rose ne manque pas de sens pratique, elle pousse le tabouret et monte dessus pour atteindre le chiffon afin de s'essuyer. Pour ce faire, elle prend appui sur le robinet qui, évidemment, cède, n'étant pas vraiment conçu pour servir de béquille.
Un formidable jet d'eau traverse donc la pièce. C'est joli en soi, mais pas très pratique au milieu d'une cuisine. Rose s'essuie le visage, constate les dégâts avec horreur et se précipite sous l'évier pour récupérer un seau. Dans son empressement, elle bouscule quelques produits de nettoyage mal rebouchés qui ne demandaient qu'à sortir et se répandre sur le sol.
Pendant ce temps, Rose positionne son seau afin que le jet d'eau retombe directement dedans. C'est effectivement une bonne solution, mais seulement pour les quinze secondes à venir car il n'est pas nécessaire d'avoir fait Polytechnique pour comprendre que le seau va se remplir très rapidement.
Rose se met à tourner sur elle-même à la recherche d'une solution. Elle ouvre un placard, reste quelques secondes devant une boîte de tomates et en conclut que cela ne peut lui être d'aucune utilité. Elle fouille ensuite tous les placards. Ses gestes deviennent de plus en plus désordonnés et la véritable catastrophe arrive, comme une suite logique, une sorte d'évidence. Rose bouscule le mixeur qu'elle a oublié de débrancher. Le mixeur se fracasse par terre dans une gerbe d'étincelles qui crépitent et dansent sur le sol bien gluant et surtout bien inflammable. Les produits d'entretien prennent aussitôt feu et c'est une véritable mare de flammes qui se propage dans la cuisine. Rose tourne encore plus vite sur elle-même, mais cette fois-ci avec les mains sur la tête. Elle va être en retard pour sa limonade.
Et puis soudain un éclair de génie la traverse : Rose a enfin trouvé une idée pour vider son seau qui déborde déjà. Elle l'attrape et jette le contenu sur la nappe de feu qui s'éteint immédiatement. Puis elle repose son seau sous le geyser avec une certaine fierté. D'habitude, elle est toujours obligée d'appeler les pompiers, ce qui est un très mauvais calcul, car le temps qu'elle les prévienne et que ces braves volontaires arrivent sur place, il ne reste généralement plus rien à brûler, donc plus rien à éteindre. On comprend mieux sa fierté d'avoir, à elle toute seule, sauvé la cuisine de l'embrasement. Par contre, la cuisine n'est pas sauvée de l'inondation car, comme on aurait pu le prévoir, le seau est à nouveau plein, et Rose à nouveau perdue. Depuis l'école, elle a ce problème. Elle n'a jamais su résoudre ces équations où les vases se remplissent, communiquent, sont à moitié vides ou à moitié pleins. Pour elle, il y a le robinet et quand on le tourne, l'eau arrive.
- Tout le reste c'est du chinois ! disait-elle fréquemment pour éviter les discussions.
Pas la peine non plus de compter sur elle si une voiture tombe en panne. D'ailleurs, avant qu'elle puisse jeter un œil sur le moteur, il faudrait qu'elle trouve le bouton pour ouvrir le capot, autant dire mission impossible. De toute façon, les voitures et leur fonctionnement restent un mystère pour Rose et elle n'a jamais osé demander à son mari où se trouve ce fameux moteur. En outre, jamais quand son mari ouvre le coffre pour qu'elle puisse y mettre les bagages, elle n'en a vu trace. Elle ne comprend pas davantage pourquoi il y a, dans ce même coffre, une cinquième roue qui ne sert à rien puisqu'elle ne tourne pas.
Mais toutes ces questions sans réponse peuvent bien attendre, car le seau est maintenant plein et il faut trouver une solution immédiatement ou bien crier au secours. Vu la façon dont Rose est en train de remplir ses poumons d'air, il semble qu'elle ait retenu la deuxième proposition.
Archibald en fait les frais car Rose lui hurle dans les tympans. Rose ne l'a pas fait exprès, mais elle crie toujours les yeux fermés, surtout quand c'est « Au secours ! ». Elle n'a donc pas vu Archibald entrer dans la cuisine.
- Je sais que je suis un peu vieux, mais je ne suis pas encore totalement sourd ! répond le vieil homme en se frottant l'oreille.
Rose balbutie des excuses et essaie de mettre dans l'ordre quelques mots qui pourraient expliquer la situation. Mais Archibald n'a pas besoin d'explication, la situation est assez claire comme ça. Il se précipite au-dessus du lavabo, tourne la manette générale qui se trouve sur le tuyau d'arrivée d'eau et le geyser s'arrête presque aussitôt, faute de pression. Il récupère le bec du robinet au fond de l'évier et le revisse sur son socle. Ensuite il attrape le seau et le vide dans l'évier. Il remet l'eau en route et vérifie le débit en ouvrant le robinet. L'eau coule gentiment. Archibald a réglé le problème en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire. Rose en est bouche bée. Son père l'a toujours impressionnée pour ça. Comment fait-il pour contrôler ainsi ses mains ? Rose regarde les siennes et se demande pourquoi elles ne l'écoutent qu'une fois sur deux.
Marguerite entre dans la cuisine à son tour. Tout ce remue- ménage l'a réveillée en pleine sieste. C'est d'ailleurs ce qui l'a mise de mauvaise humeur, vu qu'elle avait mis un temps fou à trouver le sommeil. La grand-mère regarde le sol à la fois cramé et inondé et dévisage sa fille. Ce n'est pas le chaos qui la perturbe, c'est plutôt d'imaginer comment ce petit bout de femme, si fragile en apparence, peut mettre le feu à une cuisine et l'inonder en même temps.
Mais le mystère s'épaissit davantage quand Rose déclare :
- Je... je voulais faire de la limonade !
Marguerite, perplexe, la regarde, comme un canard devant une trompette. Rose est un mystère, à classer directement entre celui des pyramides et celui de la chambre jaune.
La grand-mère soupire et se contente d'ouvrir le réfrigérateur. Elle saisit la carafe en cristal pleine de bonne limonade et la montre à Rose.
- Si tu voulais de la limonade, il suffisait d'ouvrir le frigo ! lance Marguerite avec un soupçon de reproche dans la voix. Ça t'aurait au moins évité de te couper !
- De me couper ? répète Rose, qui ne comprend pas l'allusion.
Elle regarde alors sa robe et s'aperçoit qu'une petite fleur rouge a effectivement fait son apparition au milieu des marguerites. Rose regarde son doigt, légèrement coupé à son extrémité, probablement pendant l'opération « citron ».
À la vue du sang, Rose se tétanise. Sa bouche s'ouvre toute grande, ses yeux se révulsent et ses jambes la lâchent. Elle s'écroule sur le sol, comme une éponge jetée sur le ring. Comme quoi, couper un citron peut faire tomber dans les pommes.
Rose a maintenant son doigt sous le robinet, pour soulager la douleur et désinfecter la plaie. La cuisine est nickel. Marguerite a joué la fée du logis et a tout nettoyé en un instant. Rose soupire, comme un vieux chien qui s'ennuie.
- Et dire que je ne sais même pas faire de la limonade ! murmure-t-elle avec tristesse.
La limonade de Marguerite a fait un tabac et la carafe est presque vide. Martin s'éponge un peu le front à l'aide de son mouchoir, et repose son verre.
- Vraiment très bonne ! dit-il en souriant à la grand-mère, qui apprécie toujours les petits compliments.
Armand, lui, a encore le visage de quelqu'un qui a vu la mort de près. Sa main est crispée autour de son verre et ses yeux perdus dedans.
- Bois une gorgée, mon garçon, ça va te faire du bien ! dit gentiment Archibald en lui soulevant le bras, afin de l'aider à porter le verre jusqu'à sa bouche.
Mais Armand est tétanisé, même de l'intérieur, et il s'étrangle à la première gorgée. Archibald lui tapote le dos, mais rien n'y fait. Le grand-père est obligé de se lever et de taper un grand coup. Tellement fort qu'il lui fait sauter un plombage. Le bout de métal gicle de la bouche d'Armand et atterrit dans le verre de Martin, médusé.
Armand refait surface et ne réalise pas encore qu'il lui manque un plombage. Martin lui dirait bien qu'il l'a déjà retrouvé, mais une annonce de ce genre est toujours délicate à faire en public. En plus, personne n'a rien vu et Martin est le seul témoin.
- Encore un peu de limonade ? propose gentiment Marguerite, pour répondre au compliment.
L'officier est dans l'embarras. Noyer le plombage dans la limonade n'est pas une bonne idée, mais vexer Marguerite juste après lui avoir adressé un compliment n'en est pas une non plus. Martin décide de sauver le plombage.
- Non, merci ! dit-il, le plus poliment du monde.
En vérité, pas question pour lui de boire quoi que ce soit dans un verre où traîne un plombage mal lavé ! Marguerite lui sourit et verse quand même le reste de la limonade dans son verre. Le policier est tétanisé et ne sait pas comment l'arrêter, ce qui est un comble pour un représentant de la loi.
- Vous êtes trop poli, Martin ! Vous avez peur qu'il n'en reste plus pour les autres, c'est ça ?!
- C'est... c'est ça ! balbutie le pauvre homme, terrifié de voir son verre se remplir.
- Ne vous inquiétez pas ! Finissez celle-là. Je vais en faire encore ! annonce la grand-mère, déjà en route pour la cuisine.
Martin observe à la dérobée le fond du verre et aperçoit le plombage qui ricane.
- Santé ! lance Archibald en levant son verre, prêt à trinquer.
Martin sue de plus belle. Il lève son verre et trinque fébrilement. Archibald s'envoie une bonne goulée et lâche un grand soupir de satisfaction.
- C'est vrai qu'elle est bonne ! En plus c'est plein de vitamines à l'intérieur. Allez-y ! C'est très bon pour la santé !
Martin aimerait être un lapin pour pouvoir disparaître au fond du chapeau d'un magicien. Il lève son verre en souriant et reste ainsi en suspens quelques instants, en attendant qu'une idée lui vienne. Mais l'idée ne vient pas et Archibald le regarde avec enthousiasme. Le policier se sent coincé, ce qui est plutôt rare puisque, par définition, c'est plutôt lui qui coince les autres. Martin approche le verre de sa bouche et masque son dégoût derrière un sourire crispé. Il trempe à peine ses lèvres dans la boisson et aussitôt, comme s'il avait bu jusqu'à plus soif, il déclare, la gorge un peu nouée :
- Elle est vraiment bonne !
- Et c'est le dernier verre qui est le meilleur parce qu'il y a tout le dépôt au fond ! s'exclame Archibald.
Martin est au bord de la nausée. Armand se penche vers le policier et ouvre un peu plus ses yeux globuleux.
- J'ai vu le diable ! chuchote Armand, le visage fiévreux.
Le lieutenant de police marque une pause. Il ne peut s'empêcher de penser qu'on aurait plutôt dû appeler un docteur qu'un policier.
- Et... comment était-il ce diable ? demande le lieutenant en s'apprêtant à noter ces élucubrations sur son petit carnet.
Armand lève un bras.
- Trois mètres de haut et un drôle de chapeau, avec un air bizarre et pas très rigolo ! répond Armand, comme s'il récitait un poème de douze pieds.
- Vous êtes sûr que vous n'avez bu que de l'eau ? enchaîne Martin pour compléter le couplet.
Armand ne relève pas. Rien ne semble le toucher au point où il en est.
- Il avait un visage horrible avec des trous partout. Des morceaux de peau avaient même disparu. Son nez aussi. Il avait un bras énorme, comme une pince et l'autre était tout petit, presque atrophié.
Le portrait-robot ne s'annonce pas facile.
- Quelle race ? Blanc, noir, jaune ? interroge le policier.
- Vert ! Avec des reflets bleus ! répond tranquillement Armand.
Le policier est un peu perdu, hésitant entre l'envie de rire et celle de s'énerver.
Ce problème n'est décidément pas le sien, mais bien celui de l'asile Sainte-Lucile qu'il ne va pas manquer d'appeler dès son retour au commissariat. L'officier fait semblant de relire toutes ses notes.
- Je crois que j'ai tout ce qu'il faut, dit-il en se levant. Je vais faire mon rapport et... on vous tiendra au courant.
Armand vient lui prendre le bras.
- Faites attention à vous, monsieur l'agent, je vous en supplie !
Le policier essaye de sourire, mais l'avertissement d'Armand lui fait froid dans le dos. Cet homme a l'air tellement convaincu de ce qu'il a vu.
Le jeune Simon déboule dans le salon, tout en sueur, et s'approche de l'oreille de son supérieur.
- Chef, j'ai pas retrouvé mon badge !
- Un problème à la fois ! fait le lieutenant, un peu agacé par toute cette histoire. On va déjà essayer de localiser le diable et après on s'occupera de votre badge.
Il salue rapidement Marguerite et se dirige vers la porte, escorté par Archibald. Le jeune policier, tout en nage, regarde le verre de limonade abandonné par son chef avec une certaine envie.
- Allez-y, il n'y a pas touché ! dit Marguerite, trop contente de voir que sa limonade est tant convoitée.
- Merci, madame ! répond le jeune homme en attrapant le verre.
Il boit presque tout d'une traite et fait la grimace au moment où le plombage d'Armand lui reste en travers du gosier. Le jeune homme devient tout rouge, ce qui n'est pas normal quand on vient d'avaler une limonade. Le jaune serait plus approprié, mais là, il est définitivement rouge. Il ne va pas tarder à virer au bleu si Marguerite n'intervient pas, car le jeune homme se tient la gorge et n'arrive plus du tout à respirer. La grand-mère voudrait lui taper dans le dos, mais l'officier ne tient pas en place et bouge comme un asticot. Marguerite attend le moment propice et saisit l'animal au vol. Elle lui balance une grande claque dans le dos. Simon crache aussitôt le plombage qui traverse toute la pièce.
Le policier reprend ses esprits.
- Merci, madame. Je... je suis vraiment confus !
- C'est rien, c'est rien ! répond Marguerite en le poussant vers l'extérieur.
Martin a regagné sa grosse voiture de police. Il se tourne vers Archibald.
- Je pense que tu devrais amener ton gendre en ville ! dit le policier.
- Tu as peut-être raison. L'air de la campagne ne lui réussit pas vraiment ! répond Archibald.
-Je ne parlais pas de la ville pour y faire un tour, je parlais de la ville pour aller voir un docteur, à l'hôpital ! s'énerve le policier.
- T'inquiète pas. Ce diable dont il parle, je l'ai connu quand j'étais petit. Je vais le retrouver et lui parler. Tout rentrera dans l'ordre !
Le policier en reste muet. Qu'a-t-il bien pu arriver à cette famille pour qu'ils deviennent tous fous ? se demande-t-il. Mais comme il n'a pas la réponse, il préfère monter dans sa voiture.
- Je repasserai demain, voir si tout va bien ! fait le policier, juste par politesse.
Son assistant sort de la maison en courant et se vautre en ratant les marches. Il n'a pas réalisé que si les marches montent à l'aller, il y a de fortes chances qu'elles descendent au retour. Le jeune homme se relève, bredouille encore une fois quelques excuses et fonce à la voiture. Il ouvre la porte et s'assoit d'une traite, dans un nuage de poussière. Il est allé tellement vite pour ne pas faire attendre son chef, qu'il en a oublié de s'épousseter. Martin le regarde et se contente de pousser un profond soupir en s'essuyant les yeux.
La voiture démarre en trombe et le lieutenant quitte avec soulagement cette maison de fous.