Chapitre 20
Une clameur s'élève au-dessus de la grande table. Des cris de joie accueillent Marguerite qui vient d'entrer dans la salle à manger avec une énorme tarte au chocolat. Archibald ne peut s'empêcher d'applaudir et les Bogo- Matassalaïs, sagement assis autour de la table, se joignent à lui. Rose est émue et pousse un profond soupir. Elle a tellement d'admiration pour sa mère et sa capacité à se servir de ses dix doigts, tous en même temps.
- Toi aussi, tu y arriveras un jour ! glisse son mari, qui se veut rassurant.
Rose lui sourit, mais ne se fait pas d'illusion. Cela fait maintenant vingt ans qu'elle essaye de faire ce fameux gâteau, sans jamais y arriver. Aujourd'hui encore, elle a suivi toutes les étapes de sa confection, collée à sa mère, tellement collée qu'elle a même fait tomber ses lunettes dans la pâte. Du coup, le temps d'aller les nettoyer et de revenir, elle avait loupé une étape et perdu le fil de la recette.
Armand lui caresse le visage.
- Au moins tu ne t'es pas coupée, c'est le principal !
Rose lui lance un regard noir. Elle n'aime pas qu'on mentionne ses mésaventures, surtout devant des invités.
- Ça a l'air bon ! déclare le lieutenant Martin Baltimore, histoire de faire diversion.
- En tout cas, si on se fie à l'odeur, ça sent le chef- d'œuvre ! précise le commandant Bellerive, trop heureux de pouvoir faire un compliment.
Tout ce petit monde se met à rire gentiment. Ils sont tous tellement heureux que cette aventure se soit bien terminée et de pouvoir profiter de cette paix enfin retrouvée.
Marguerite coupe son gâteau avec application. On pourrait croire que c'est parce qu'elle veut faire des parts bien égales, mais en fait, ce qui la préoccupe, c'est d'abîmer le moins possible sa petite création. Elle sait bien que le gâteau sera englouti et finira au fond des gosiers, mais ça lui fait si plaisir qu'il reste beau jusqu'au bout. C'est plutôt réussi car le gâteau brille de mille feux avec sa couche de chocolat glacé et ses pépites blanches. Tout le monde salive et les assiettes font le tour de la table, excitant, au passage, toutes les narines.
Rose s'apprête à poser la première part de gâteau devant son voisin, mais la place est vide.
- Arthur ?! reviens à table ! Mamie a servi le gâteau ! lance Rose en se tournant dans tous les sens puisqu'elle ne sait pas vraiment où est son fils.
- Passe à ton voisin ! dit Marguerite. Arthur a une part spéciale !
Effectivement, le morceau de gâteau que Marguerite pose sur la dernière assiette est deux fois plus gros que les autres. Mais son héros de petit-fils mérite bien plus encore, car sans lui toutes ces personnes ne seraient pas réunies autour de cette table, à s'amuser, à manger, à discuter et à refaire le monde qu'il a sauvé. Marguerite prend la belle assiette, contourne la table et s'approche de la fenêtre. Arthur est en train de jouer, comme le font tous les enfants pendant le repas des grands, qui s'éternise toujours.
- Tiens ! dit gentiment sa grand-mère, en posant l'assiette à même le sol.
- Non ! pas ici, t'es en plein sur le circuit ! s'écrie Arthur.
- Ah pardon !! répond la grand-mère. Excuse-moi ! où avais-je donc la tête, pour poser cette part de tarte au chocolat au beau milieu d'une telle compétition !
- Tarte au chocolat ?! s'exclame Arthur, comme si, par l'odeur alléché, il sortait tout d'un coup de son rêve.
L'enfant saisit l'assiette et s'empiffre aussitôt. Marguerite ne se donne même pas la peine de lui dire de manger proprement. Elle sait qu'il répondra « oui, oui », mais qu'il se mettra du chocolat partout, d'une oreille à l'autre et que son tee-shirt, tôt ou tard, fera office de serviette. Elle sourit à son petit-fils, lui passe affectueusement la main dans les cheveux, et rejoint la table des grands.
Arthur a du chocolat plein la bouche et plein les doigts. Cela ne l'empêche pas de sortir son couteau suisse, puisque les Suisses et le chocolat ont toujours fait bon ménage. Il enclenche la fonction couteau et coupe un morceau du gâteau. Une toute petite part qu'il peut mettre dans la nacelle de sa fameuse grue jaune qui, exceptionnellement, a eu l'autorisation de quitter la chambre pour s'installer dans la salle à manger.
Arthur actionne le mécanisme et le bras se met à tourner vers la fenêtre, vers l'extérieur. Grâce à une deuxième manette, la petite nacelle commence à descendre vers l'allée qui entoure la maison.
A la réception, il y a une jeep miniature qui semble attendre sa livraison. La nacelle se pose juste à côté. Darkos attrape aussitôt l'énorme morceau de gâteau et le met à l'arrière du véhicule.
Arthur apparaît à la fenêtre.
- Livraison spéciale, princesse Sélénia ! chuchote le garçon.
Darkos se met au garde-à-vous pour indiquer qu'il a bien reçu le message.
- A vos ordres, patron ! dit-il en sautant dans son véhicule.
La petite jeep démarre aussitôt, dévale les trois marches du perron et disparaît dans les hautes herbes. Quelques mètres plus loin, il y a un tuyau qui émerge du sol, probablement les restes du vieux système d'irrigation d'Archibald. Darkos arrive à fond dans le tuyau et se fait happer, comme une locomotive qui disparaît dans un tunnel.
À peine les gardes royaux ont-ils eu le temps d'ouvrir la porte du village que Darkos déboule à l'intérieur avec son engin infernal. Il donne un grand coup de volant et s'arrête en faisant un magnifique dérapage contrôlé qui envoie une énorme vague de poussière sur le roi et ses dignitaires.
- Livraison spéciale ! hurle-t-il avec beaucoup de plaisir, sans vraiment se rendre compte qu'il vient de ruiner vingt-cinq costumes d'un seul coup.
- Quel est donc ce message si important pour que tu perturbes notre comité ? demande le roi Maximilien en s'époussetant.
- C'est pas pour vous. C'est pour Sélénia ! répond Darkos, avec un sourire jusqu'aux oreilles.
Darkos donne un coup de pied dans la porte d'une petite maison. Sélénia sursaute. Normal puisque c'est la sienne, de maison. Darkos a encore beaucoup de choses à apprendre, surtout les bonnes manières, mais cette fois il a une excuse puisqu'il se présente avec un énorme bout de gâteau.
- C'est de la part d'Arthur ! dit joyeusement Darkos en posant le cadeau sur la table.
Les beaux yeux de Sélénia brillent de mille étoiles, comme à chaque fois que son prince a une pensée pour elle.
- Je ne vais jamais réussir à manger tout ça ?! dit la princesse, effarée par la taille du gâteau.
- Je peux t'aider si tu veux ! propose Bétamèche, qui vient d'apparaître dans l'encadrement de la porte.
Sélénia répond à son petit frère sur le ton de la plaisanterie :
- Ta sollicitude me touche beaucoup, Bétamèche, et je me réjouis de te voir aussi charitable !
- Il faut toujours savoir rendre service ! répond-il en s'asseyant promptement face au gâteau.
- Darkos ? coupe-nous trois parts !
- Avec plaisir ! fait le guerrier.
Il attrape une lame sur sa crête et coupe le gâteau en trois parts égales. Pendant ce temps, Bétamèche sort son couteau et appuie sur l'une des multiples fonctions. Il sort aussi, de son sac, une belle licrapette toute blanche puisqu'elle est encore fraîche. Les licrapettes sont des fruits qui ressemblent à nos lychees par leur goût et à des perles océanes par leur belle allure. Pour mieux les protéger des intempéries, la nature les a dotées de cergos, sorte d'écorce orange très fine mais extrêmement robuste, qui les recouvre entièrement.
Bétamèche attrape son couteau transformé, pour l'occasion, en vempilo-cergolicrapette. Le jeune prince tire la langue (signe qu'il s'applique), glisse l'objet sous l'écorce du fruit et le vempile, c'est-à-dire remplit d'air la double peau jusqu'à ce que celle-ci se détache et ressemble à un petit bol en porcelaine transparente. Bétamèche prend son morceau de gâteau et le dépose dans son nouveau bol.
- Dommage qu'Arthur ne soit pas là ! dit Bétamèche. Il aurait pu comprendre à quoi ça servait un vempilo-cergolicrapette !
Sélénia préfère ne pas répondre, ça va encore la rendre toute chose. Il reste dix lunes avant le retour d'Arthur, il ne vaudrait mieux pas qu'elle commence à pleurer dès maintenant.
La jeune princesse prend son gâteau et se lève.
- À Arthur ! lance-t-elle avec une pointe de nostalgie au fond de la voix.
Bétamèche et Darkos lèvent le bras à leur tour.
- À Arthur ! répondent en chœur Bétamèche et Darkos.
Les trois gourmands commencent à s'empiffrer et il y a fort à parier qu'ils auront bientôt, comme Arthur, du chocolat jusqu'aux oreilles.
Marguerite ouvre le placard de la cuisine et attrape un bocal à cornichons. Il n'en reste d'ailleurs plus beaucoup. Un seul, pour être précis, et il s'appelle Maltazard. Marguerite regarde ce petit bonhomme à travers le verre. Elle se demande encore comment autant de méchanceté peut être concentrée dans un si petit corps.
Maltazard est affolé au fond du bocal, comme à chaque fois qu'on le saisit de la sorte. Marguerite ouvre le récipient d'une main puissante et jette un œil à l'intérieur. Maltazard comprend mieux maintenant ce qu'on ressent quand on est à la place d'une friandise.
- Ne me mangez pas ! supplie l'ancien souverain, déjà dégoulinant de sueur.
Marguerite hausse les épaules.
- Loin de moi cette idée, j'aurais trop peur d'avoir mal au ventre !
A ces bonnes paroles, Maltazard se détend un peu.
- Que me vaut l'honneur de votre visite ? lâche-t-il avec une politesse inutile.
- On est dimanche ! précise Marguerite.
- Euh... oui ? répond Maltazard à qui ça fait une belle jambe.
- Je vous avais promis quelque chose tous les dimanches et chez nous, on tient toujours nos promesses !
Marguerite exhibe, entre ses doigts, un morceau de tarte au chocolat. Puis elle le laisse tomber dans le bocal. Maltazard regarde le morceau lui arriver dessus, comme un piano tombé d'un avion. Le gâteau lui explose en pleine figure et il se retrouve recouvert de chocolat de la tête aux pieds. On dirait un moineau qui s'est pris une bouse de vache.
- Bon appétit ! dit Marguerite, avant de refermer le bocal, puis le placard et de renvoyer Maltazard à ce qu'il connaît le mieux. L'ombre.