Chapitre 7
Archibald a plié son journal et s'est rhabillé à la hâte. Il ouvre la porte, sans prendre la peine de regarder par le judas. Il a bien fait, car le monstre qui est à sa porte n'a pas besoin d'être déformé davantage.
Archibald est un homme charitable et bon chrétien, mais il ne peut que grimacer de dégoût devant la laideur de l'homme qui a sonné. « Les » hommes devrait-on dire, car les oreilles, la bouche et le nez ne semblent pas appartenir à la même personne et ne doivent d'être réunis qu'à l'habile travail d'un couturier.
Maltazard est méconnaissable et, s'il est toujours aussi laid, il a néanmoins maintenant une apparence humaine. Un grand manteau fermé jusqu'au cou, un chapeau sur la tête et un formidable travail de maquillage le camouflent parfaitement.
Franck Emilien Souture a fait du beau boulot, même si l'adjectif « beau » n'est pas forcément le plus approprié.
Evidemment, Archibald ne le reconnaît pas et il est même très loin d'imaginer qui peut se cacher derrière une apparence aussi repoussante.
- Je... je peux vous aider ? demande Archibald, toujours aimable quelles que soient les circonstances.
Maltazard jubile de ne pas être reconnu et arbore un large sourire, ce qui tend davantage sa nouvelle peau et provoque des grincements horribles. Archibald grimace de douleur pour lui.
- Je suis vraiment désolé de vous importuner aussi tôt, répond Maltazard avec une courtoisie peu commune.
Archibald est un peu surpris, autant par cette politesse inattendue que par ce timbre rauque qui lui rappelle une vieille connaissance.
- Il n'y a pas de mal ! répond poliment le grand-père, sans se douter que c'est précisément le mal qu'il a devant lui. Vous êtes du coin ? ajoute Archibald qui essaye de le faire parler, histoire d'entendre à nouveau cette voix si particulière.
- Oui, j'ai vécu longtemps sur ce territoire, je veux dire ce terrain ! bien avant que cette maison ne soit construite.
- Aaah... vous veniez ici quand vous étiez enfant et vous êtes venu en pèlerinage, c'est ça ? demande Archibald, un sourire aux lèvres.
Maltazard n'aurait jamais imaginé un tel scénario, mais il saisit l'occasion.
- C'est ça ! Exactement ! J'ai gambadé toute mon enfance dans ces vertes prairies et je peux me vanter de connaître votre jardin de fond en comble !
Archibald est loin d'imaginer à quel point cet homme dit la vérité, car Maltazard connaît encore mieux les sous-sols que l'entrepreneur qui a bâti la maison.
Alfred, qui s'ennuie au fond de la remise, n'arrive pas à trouver le sommeil. Il réalise tout à coup que c'est à cause de ce silence pesant et franchement anormal. Pas un oiseau pour lui casser les oreilles, pas une seule mouche pour lui taquiner la truffe. Devant ce phénomène incompréhensible, il décide de passer par la petite porte de derrière et de rejoindre le salon, afin de recueillir quelques informations. Mais plus il avance vers la porte d'entrée, plus il sent une mauvaise onde qui l'oppresse et lui fait dresser le poil sur l'échine. Il se rapproche lentement de la porte, où se tient cet inconnu qui discute avec Archibald. Son poil se hérisse davantage, ses pattes se plient, ses oreilles se couchent vers l'arrière et son instinct lui commande de grogner.
- Ça ne va pas, Alfred ?! En voilà une façon de recevoir les gens ! lance le grand-père à l'intention du chien.
Il le pousse du pied et l'oblige à quitter la maison. Alfred passe à côté de l'inconnu en faisant bien attention de ne pas le toucher.
- Excusez-le, il ne voit pas souvent du monde ! explique le vieil homme.
- J'aurais probablement réagi de la même façon si un inconnu s'était présenté chez moi ! ironise Maltazard.
- L'hospitalité est donc ce qui nous différencie du chien ! Allez ! Je vous en prie, entrez ! Il fait déjà très chaud dehors, vous seriez mieux à l'ombre ! dit Archibald en s'écartant un peu pour lui céder le passage.
- J'ai toujours préféré l'ombre, marmonne Maltazard, qui prend son temps pour rentrer, comme pour mieux savourer ce moment.
- Asseyez-vous, je vais aller chercher de la limonade.
- Ne vous dérangez pas pour moi ! dit poliment l'invité.
- Ne vous inquiétez pas. L'été, ma femme en fait toujours en avance. On a un petit-fils qui en raffole !
- Ah bon ? Un enfant ? J'adore les enfants, dit M, comme s'il s'agissait d'une friandise à grignoter. Et... où est le charmant bambin ? demande-t-il, sachant très bien qu'il remue le couteau dans la plaie.
Mais Archibald n'a pas l'intention de se laisser aller à la mélancolie, surtout devant un inconnu.
- Probablement dans sa chambre. Il passe son temps à jouer ! répond Archibald avec un sourire un peu crispé.
Arthur est bien dans sa chambre. Dans sa salle de bains pour être exact. On pourrait même se permettre d'être encore plus précis et indiquer qu'il se trouve sous la petite grille, au fond du bac à douche. La bulle arrive finalement au bout de son voyage et se retrouve coincée entre la surface de l'eau et la grille d'évacuation.
Sélénia sort son épée du fourreau et s'apprête à éventrer la bulle.
- À mon signal, on s'accroche à ces cordages ! crie Sélénia, en se mettant en position.
Arthur lève la tête. Les cordages dont elle parle sont en fait des cheveux qui sont restés coincés dans la petite grille. Encore une chance qu'Arthur n'ait pas eu le temps de laver le bac comme il le fait tous les matins après sa douche.
Sélénia tend ses bras et, d'un geste très élégant, coupe la bulle en deux. Nos trois héros sautent et s'agrippent aux cheveux qui, à leur taille, sont aussi gros qu'une corde à nœuds. Arthur passe à travers l'un des trous de la plaque et aide Sélénia et Bétamèche à le rejoindre. Les voilà maintenant tous les trois au milieu de ce gigantesque bac en céramique blanche.
- C'est ça ta chambre ? demande Sélénia avec un certain étonnement.
- Non ! Ça c'est la douche. Ma chambre est juste à côté.
Sauf qu'étant donné leur taille, il va leur falloir une bonne heure avant de rejoindre cet « à côté ».
- Vas-y, grimpe ! s'écrie Arthur en se collant à la paroi.
Sélénia met un pied dans les mains d'Arthur et l'autre sur son épaule. Puis elle se cale à son tour, dos à la paroi, afin de permettre à Bétamèche de grimper. Ce dernier est moins élégant et, après avoir écrasé les mains d'Arthur, il lui met un pied sur la figure. Bétamèche parvient rapidement à se hisser sur le rebord en céramique et Sélénia le rejoint.
- Ouahhhh ! laisse échapper Bétamèche en voyant l'immensité de la salle de bains qui s'étale devant lui.
C'est surtout la hauteur qui impressionne Sélénia et cette énorme lampe qui pend du plafond. Cet objet est à lui tout seul aussi grand que son village.
- On dirait un vaisseau spatial, marmonne Bétamèche en regardant à son tour le lustre.
- Hum... ça vous embêterait de m'aider à sortir de là ? finit par demander Arthur, abandonné au fond du bac.
Sélénia s'excuse pour cette seconde d'inattention et lui tend son épée. Arthur l'agrippe et les rejoint facilement sur la bordure.
- C'est par là ! dit Arthur en désignant une barre de lumière au loin.
Il s'agit en fait du rai de lumière qui se dessine sous la porte de sa chambre.
- Il y en a au moins pour une heure de marche ! se plaint Bétamèche, déjà fatigué par tous ces voyages.
- Ça va nous prendre à peine quelques secondes ! affirme Arthur avant de prendre son élan et de sauter sur la chaise voisine.
Sélénia bondit à son tour avec toujours autant de grâce, puis Bétamèche avec toujours autant de graisse. Son embonpoint a d'ailleurs failli lui coûter cher car si sa sœur ne l'avait pas rattrapé au dernier moment, il était bon pour la chute. Vous me direz, tomber d'une chaise n'est pas bien grave, mais à l'échelle de Bétamèche, celle-ci est aussi haute qu'un immeuble.
Arthur s'approche d'un tee-shirt évidemment mal plié sur la chaise. Il attrape l'épais tissu et déclare, comme lors d'une inauguration officielle.
- Mesdames et messieurs, permettez-moi de vous présenter le véhicule le plus écologique au monde, il n'a ni moteur ni ressort : c'est la fameuse Astral !
Arthur soulève avec difficulté le bord du tee-shirt et laisse apparaître une voiture miniature, une sorte de bolide tout- terrain, avec des flammes dessinées sur les flancs. Arthur monte rapidement à bord, trop content d'avoir enfin la bonne taille pour l'utiliser. Bétamèche monte à l'arrière en râlant. Il se demande s'il n'aurait pas encore préféré y aller à pied. Sa dernière balade en voiture ne lui a pas laissé que des bons souvenirs.[3]
- C'est bien qu'elle soit écologique, mais si elle n'a ni moteur ni ressort, comment fait-elle pour avancer ? demande Sélénia en entrant dans la voiture.
- En se servant de l'énergie la plus vieille du monde ! répond Arthur.
Sélénia et Bétamèche se regardent, incapables de trouver la réponse.
- L'apesanteur ! annonce fièrement Arthur en invitant ses camarades à regarder à travers le pare-brise.
La fameuse Astral est au bord d'un toboggan qui descend presque à la verticale. Un truc à vous coller le vertige dans la seconde. Le grand 8, à côté, ressemble à un terrain de boules.
Sélénia a la bouche ouverte. Bétamèche a les dents qui claquent.
- Tu... tu... tu ne vas quand même pas descendre par là ? bégaye Bétamèche.
- On va se gêner ! répond Arthur, avec une excitation qu'il a bien du mal à dissimuler.
Le pilote passe le bras à l'extérieur et enclenche le poussoir qui libère la voiture. L'Astral bascule à la verticale et atteint rapidement une vitesse phénoménale. On pourrait s'attendre à ce qu'une voiture sans moteur soit plus silencieuse, mais Sélénia et Bétamèche hurlent tellement fort qu'ils font plus de bruit qu'un troupeau de tracteurs. Arthur hurle aussi, mais de bonheur. Combien de fois n'a-t-il pas rêvé d'être dans cette voiture et de vivre ces sensations, plutôt que de les imaginer en la poussant !
L'Astral arrive en bas de la pente, là où le toboggan fait une courbe et suit le sol. La pression est tellement forte que les passagers disparaissent, écrasés sur leur siège. Le bolide traverse la salle de bains à une vitesse supersonique et se dirige vers la porte.
- Ça ne passera pas ! hurle Sélénia en voyant arriver la petite fente de lumière.
- Mais si ça passe ! assure le pilote qui a déjà tenté l'expérience des centaines de fois.
Sauf que c'est plus impressionnant à voir d'ici que d'en haut et le cœur d'Arthur se serre en voyant arriver la porte à toute vitesse. Il ne peut s'empêcher de fermer les yeux et, au moment où la voiture franchit la porte, un bruit sourd la secoue.
L'Astral est passée de justesse et Arthur comprend mieux maintenant d'où proviennent ces rayures sur le toit du bolide. Il s'en veut d'avoir si souvent accusé son chien de jouer avec sa voiture et de l'avoir abîmée avec ses canines.
Sélénia met les mains sur le tableau de bord et se redresse timidement. Le bolide fonce toujours aussi vite, mais Arthur contrôle parfaitement la situation.
- Là, c'est ma chambre ! dit-il en tendant le bras, comme s'il faisait visiter les pyramides.
Sélénia jette un coup d'œil sur cette merveille qu'on appelle un lit et sur tous ces objets gigantesques posés sur le sol, tels des sphinx dans le désert.
Arthur slalome entre les jouets avec beaucoup d'habileté.
- Tous ça, c'est des jouets ? s'inquiète Bétamèche.
- Oui, j'ai été gâté à mon retour ! Archibald a voulu rattraper les quatre Noëls où il avait été absent. On a fêté Noël en plein mois d'août ! explique Arthur en souriant.
Bétamèche se demande vraiment comment on peut jouer avec des objets aussi monstrueux, alors qu'il lui suffit d'une coquille de noisette pour faire une cabane, d'une feuille un peu molle pour faire le plus rigolo des trampolines. L'Astral ralentit toute seule et Arthur vient se garer devant une magnifique locomotive.
- Changement de transport ! annonce fièrement le jeune homme.
- Encore ?! se plaint Bétamèche. C'est quoi cet engin ?!
- Ça s'appelle un train et c'est le plus cool des moyens de transport, tu verras !
- Ça va vite ? demande Sélénia en examinant l'énorme locomotive.
- Assez vite pour ne pas s'ennuyer et assez lentement pour admirer le paysage, répond Arthur, comme s'il citait un dicton.
Il y a fort à parier qu'il a d'ailleurs emprunté cette réplique à son grand-père, vu qu'Archibald, en grand voyageur qu'il était, a pris le train des centaines de fois. Arthur aussi l'a déjà pris quelques fois, avant que son père ne s'achète une auto, mais c'est la première fois qu'il voyage en train miniature.
- Si la princesse veut bien se donner la peine, dit Arthur en s'inclinant.
Evidemment, il a fait ce geste avec humour, mais Sélénia ne s'en est pas aperçue. Elle a trop l'habitude de voir ses gardes se courber devant sa royale personne. Elle visite le wagon avec beaucoup d'intérêt. Il s'agit du wagon-restaurant qui ferme le convoi.
- Je mangerais bien quelque chose ! soupire Sélénia en s'asseyant à table.
- Euh... pour le service, ça va être un peu difficile ! Il y a grève des cheminots ! Je pourrais demander à l'armée de faire la cuisine, mais tous mes soldats de plomb sont à la guerre, dit-il avec humour.
Mais son humour est un peu trop « grand » pour Sélénia. Et puis on dit souvent : « Ventre affamé n'a pas d'oreilles. » Dans le cas de Sélénia, il faut remplacer les oreilles par l'humour.
- J'ai faim !! hurle la princesse, la bouche ouverte, comme une huître qui réclame du plancton.
- Euh... ne bougez pas, je... je vais voir ce que je peux faire ! dit le jeune homme, paniqué à l'idée de voir sa princesse mourir de faim sous ses yeux.