Chapitre 6


Un petit jet d'eau se met en route, celui d'un distributeur automatique. Un gros policier se penche et ouvre la bouche comme une grenouille qui s'apprête à gober un moustique. C'est qu'il n'est pas facile à attraper ce petit geyser qui virevolte sous son nez, mais le gros bonhomme insiste car la chaleur est déjà forte à cette heure et son gosier a bien besoin d'être arrosé.

C'est au moment précis où le policier a maîtrisé son jet d'eau que le lieutenant Baltimore et son collègue font irruption dans la pièce. Une irruption si soudaine, si violente, que le gros a sursauté et s'est pris le jet en pleine figure.

- Alerte générale ! crie Simon, tandis que Martin se rue sur le premier téléphone qu'il aperçoit et hurle dans le combiné sans même prendre le temps de dire bonjour...

- J'ai besoin de renforts immédiatement !

- Que se passe-t-il ? demande le gros en s'essuyant comme il peut.

Simon vient coller son visage à quelques centimètres du sien. Il a les yeux exorbités et la lèvre tremblante.

- On a vu le diable ! lance-t-il sur le ton de la confidence. Il était au milieu de la route et on a failli l'écraser !

Le gros policier soupire.

- Que diable venait-il donc faire chez nous ? dit-il pour faire de l'humour.

- Je n'en ai pas la moindre idée, mais quand tu verras sa tête, tu comprendras pourquoi on ne s'est pas arrêtés pour le lui demander ! répond Simon qui se met à trembler à nouveau comme une feuille, rien que d'en parler.


Trois voitures de police traversent la ville en direction de la grande route que l'on surnomme déjà le chemin du diable. L'affaire doit être d'importance, se disent les habitants de cette gentille bourgade, car il est bien rare de voir passer ainsi un tel escadron. Mais ces braves policiers vont avoir bien du mal à trouver le diable en pleine campagne puisqu'il est déjà en ville.

Maltazard regarde passer cette délégation avec inquiétude. Il n'aime pas trop ces grosses bêtes noires à la dentition proéminente. M se cache à l'ombre d'un muret et laisse passer les troupes. Le calme revient dans le petit village et Maltazard jette un œil alentour. La chaleur est déjà forte et les quelques magasins de la ville ont déplié leurs stores, afin d'attirer le client près des vitrines au frais. Mais la grande rue est presque vide. Seulement quelques ménagères qui se dirigent vers le supermarché.

Maltazard remonte la rue en prenant soin de rester à l'ombre. La chaleur ne l'incommode nullement, mais il juge plus prudent de se faire discret. C'est sûr qu'avec la tête qu'il a, on ne risque pas de le prendre pour un local. L'idéal serait de se déguiser. L'idéal serait même de changer de peau ! se dit Maltazard, qui comprend déjà que dans ce monde-là, où tout semble si beau, sa laideur sera toujours un handicap.

M doit être dans son jour de chance, car il tombe sur une affichette vantant les mérites du docteur Franck Emilien Souture. La publicité est assez claire, puisqu'on y voit d'un côté le dessin d'une femme avec un nez énorme et cassé en deux et de l'autre, la même femme avec un nouveau nez à rendre jalouse Cléopâtre.

Maltazard n'ayant pas de nez, il comprend évidemment le dessin à l'envers et s'imagine que cette femme au petit nez ridicule est ravie de posséder tout à coup un gros pif qui lui permettra de ronfler comme un éléphant.


Le docteur Franck Emilien Souture ouvre avec anxiété son agenda et soupire de désespoir en le voyant aussi vide. Pas une consultation, ni même un conseil en maquillage. Rien, ni personne. Le petit village se sent très bien dans sa peau et nul n'a besoin de ses services. Il s'est installé dans cette bourgade il y a maintenant six mois. Il voyait la campagne comme un réservoir fabuleux de grains de beauté, becs-de-lièvre et mauvaises cicatrices en tous genres. C'était d'ailleurs le cas, car la vie à la campagne était parfois bien rude, mais chacun s'acceptait comme il était et personne n'était encore venu s'intéresser aux services du docteur Souture.

Dans un contexte aussi désolant, on imagine aisément l'espoir qui vient de naître dans le cœur du docteur quand il entend sonner à sa porte. Si c'est un client, ce sera gratuit ! se dit-il en se tordant les mains d'excitation.

Le docteur respire un grand coup et ouvre solennellement sa porte. Maltazard occupe tout l'encadrement et la lumière qui va avec. Franck Emilien pousse un cri d'horreur, ce qui est la dernière chose à faire quand on accueille un client.

- Excusez-moi, je... j'attendais quelqu'un d'autre, ce qui explique ma... ma surprise !

Maltazard observe un instant ce drôle de bonhomme qui claque des genoux et dont le visage est déjà ruisselant de sueur.

- C'est... pour quoi ? balbutie le docteur.

M ne répond pas à une question aussi stupide et se contente d'entrer dans le cabinet, chose pas forcément facile quand on mesure deux mètres quarante. Le docteur regarde passer cette créature avec autant de fascination que de dégoût. Il en avait vu des horreurs quand il était jeune étudiant, des moutons à cinq pattes, des veaux à deux têtes, mais jamais il n'avait pu observer d'aussi près une telle atrocité ambulante. Même les mouches n'osaient pas se poser sur Maltazard, de peur de tomber malades.

Le seigneur des ténèbres se poste devant le mur où sont exposées les photos illustrant les exploits du docteur. Maltazard les étudie une à une, avec méthode. Il est fasciné par ce travail d'orfèvre, et s'il avait eu connaissance de pareilles techniques plus tôt, il se serait évité bien des souffrances.

- Joli travail ! déclare M en connaisseur.

- Merci, balbutie le docteur qui ne parvient pas vraiment à se décontracter.

- J'aimerais moi aussi changer et retrouver mon apparence.

Le docteur marque une pause. Lui qui voulait du travail, il en a tout à coup beaucoup trop.

- Euh... à quoi vous ressembliez avant ? demande naïvement le docteur, vu que son client ne ressemble à rien.

- Avant j'étais jeune et beau. J'étais un fier guerrier plein de fougue, prêt à conquérir toutes les terres et tous les cœurs.

Maltazard s'arrête devant un miroir et se regarde un instant.

- Et voilà ce que je suis devenu ! Une ombre, l'ombre de moi-même. Un être hideux qui chaque jour se détériore davantage.

- C'est... c'est vrai que vous n'avez pas un visage facile, dit le docteur, comme s'il parlait à une cliente. Mais... comment cela vous est-il arrivé ?

Maltazard marque un temps d'arrêt. Il n'aime pas parler de cette période de sa vie.

-... Empoisonnement.

- Ah oui ! Effectivement. Je me disais aussi, j'en ai vu des accidents, mais ça n'a jamais mis quelqu'un dans un état pareil ! Je veux dire... la décomposition et... et qui vous a empoisonné de la sorte ? Une conquête ?

Maltazard baisse la tête. Le docteur a mis dans le mille.

- Les femmes sont terribles et parfois sans pitié, commente Franck Emilien.

- Oui... surtout chez les coléoptères, ajoute M sur le ton de la confidence.

Le docteur n'est pas loin de tourner de l'œil. Il faut dire que l'image de Maltazard copulant avec un insecte géant et vénéneux n'est pas des plus appétissante et le docteur n'a plus que deux envies : voir son client disparaître et pouvoir aller vomir tranquillement.

- Écoutez, le mieux à faire serait de rentrer chez vous, de découper tranquillement quelques visages et des corps qui vous plaisent et de me faire un petit montage. Comme ça j'aurais au moins une idée de ce que vous désirez. Ce sera une bonne base !

Pendant que son client remplira sa mission, il aura largement le temps de quitter cette ville de fous. Le docteur ouvre la porte et invite gentiment Maltazard à sortir.

- Voilà ! Dès que vous avez votre petit modèle, vous revenez me voir et on fera pour le mieux !

M hésite un instant. N'importe quelle créature qui aurait contrarié ses plans de la sorte se serait déjà fait empaler, mais il a trop besoin de ce docteur car il y a fort à parier qu'il n'y en a pas d'autre dans tout le comté.

- Je vais revenir ! déclare-t-il avec la conviction d'un acteur autrichien.

- C'est ça ! Revenez quand vous êtes prêt ! Et réfléchissez bien, car une fois qu'on a opéré, on ne peut plus revenir en arrière ! explique le docteur.

Mais il y a peu de chances que Maltazard regrette son état de décomposition avancée. Le docteur claque la porte au nez de Maltazard. C'est une expression puisque, comme chacun sait, M n'a toujours pas de nez.

Maltazard marque quelques instants d'hésitation, repensant à la mission que lui a confiée le docteur. Puis il s'approche de la fenêtre du couloir et regarde à travers. Il y a là un petit jardin et, un peu plus loin, un magasin de pompes funèbres. Maltazard regarde tour à tour la porte du docteur et l'entrée de la boutique, se demandant s'il y a une quelconque connexion entre elles. Voilà effectivement un endroit parfait pour accueillir les clients mécontents et une idée germe dans sa pauvre tête malade. Il se met à sourire, et ce n'est jamais une bonne nouvelle quand M se met à sourire.


Franck Émilien Souture s'éponge le front, et s'assied sur sa valise afin de pouvoir la fermer. Il regarde autour de lui pour voir s'il n'a rien oublié. De toute façon, il ne va pas partir bien longtemps. Juste quelques jours, le temps pour la police, l'armée ou le zoo d'attraper cette créature immonde qui ferait peur à Frankenstein. Il saisit sa valise et se dirige d'un pas décidé vers la porte qui lui explose littéralement au nez et, comme lui en a un, il ne tarde pas à saigner.

- Ça y est ! annonce fièrement Maltazard, en se redressant à l'intérieur du cabinet.

Le docteur se tient le pif et referme la porte.

- Ça y est quoi ? demande-t-il en voyant la créature poser son énorme sac en toile sur la table.

- J'ai fait comme vous avez dit ! J'ai découpé les parties qui me plaisaient ! dit-il en ouvrant le sac.

Le docteur ose à peine regarder à l'intérieur.

- Les oreilles de celui-là, la bouche de celui-ci et le nez de celui-là ! s'exclame Maltazard en pointant du doigt le contenu du sac.

Le docteur est sans voix. Quand il parlait de « découper », il pensait évidemment aux photos de magazines, pas aux gens. Mais l'erreur de Maltazard est excusable, puisqu'il ne sait pas ce qu'est un magazine. Par contre, découper fait partie de ses nombreuses spécialités.

Les yeux du docteur se perdent au plafond. C'est toujours ce qui se passe en premier quand on tombe dans les pommes.


- Et dire qu'il suffirait d'un tout petit peu de courant pour nous sortir de là ! marmonne Sélénia.

Mais ses paroles n'y changent rien. Nos amis sont toujours coincés dans leur bulle, au fond du tuyau. Bétamèche soupire et commence à trouver le temps long.

- Tes parents ne se lavent-ils pas le matin ?

- Bien sûr que si ! Mais là... je ne comprends pas. Normalement, à cette heure-là, mon père est en train de se raser.

Armand est effectivement dans la salle de bains, le visage plein de mousse et le rasoir à la main. Mais il ne bouge pas d'un millimètre, encore tétanisé par la vision de cauchemar qu'il a eue dans la forêt. Visiblement, il n'a pas assez d'énergie disponible pour ouvrir un robinet.

- Ma mère aussi doit être dans l'autre salle de bains. Elle prend un bain tous les matins, explique Arthur.

Rose est effectivement dans une salle de bains à sa couleur et elle s'acharne sur le robinet qui lui résiste.

- Pourquoi sont-ils toujours aussi durs à ouvrir ?! se plaint-elle, comme tous les matins.

Mais comme tous les matins, elle tourne le robinet dans le mauvais sens. L'eau ne viendra pas de la salle de bains rose.

Arthur réfléchit encore.

- Ma grand-mère est dans la cuisine à cette heure-ci. Elle doit découper les légumes. Sa prochaine étape sera donc forcément de les passer sous l'eau. En effet, un gros bac de légumes trône sur la table de la cuisine, mais Marguerite a délaissé son couteau pour le combiné du téléphone.

- Bonjour madame Mingus... bien, merci. Excusez-moi de vous importuner de la sorte, mais auriez-vous par hasard vu mon petit-fils Arthur traverser vos champs ?... Non ?

Marguerite, un peu déçue, échange quelques civilités avant de raccrocher. Elle soupire profondément, puis tourne une nouvelle page de son agenda et compose un autre numéro. Ils ne sont pas prêts d'être coupés ces beaux légumes et encore moins d'être passés sous l'eau.

- Et si ce n'est pas ma grand-mère qui tourne le robinet en premier, alors ce sera mon grand-père ! assure le jeune garçon, afin de donner un peu d'espoir à ses compagnons de voyage.

Arthur a probablement raison et c'est sûrement Archibald qui utilisera de l'eau en premier, puisqu'il est aux toilettes. Il faudra juste attendre qu'il ait fini son journal et, comme il a l'air passionné par cet article sur l'Afrique équatoriale, ça ne va pas être pour tout de suite.

- Dans cinq minutes, ce fâcheux contretemps ne sera plus qu'un mauvais souvenir ! promet Arthur.

Mais cette nouvelle n'a pas l'air de réjouir Bétamèche, bien au contraire. Il semble terrifié, comme s'il venait tout à coup d'apercevoir un fantôme. C'est d'ailleurs le cas, puisqu''une ombre avance vers eux, une silhouette déformée par les mouvements de l'eau. Un personnage qui se terrait au sec dans un petit tuyau adjacent et qui maintenant se rapproche de la bulle. Deux yeux brillants percent bientôt cette ombre et la lumière dessine les contours de cette ignoble silhouette.

- Darkos !! s'écrient nos trois compères.

Le fils de Maltazard n'est pas mort et il suffit de voir sa joyeuse dentition pour s'en convaincre. Arthur se sent d'un seul coup comme une croquette savoureuse entre les pattes d'un gros chat affamé.

Darkos n'en croit pas ses yeux. Il a, devant lui, les trois responsables du plus grand désastre qu'il ait connu. Une calamité qui lui a coûté son rang et son honneur et, dans la foulée, son père et son royaume. Il n'arrive pas à croire que la déesse de la forêt, dans sa grande clémence, lui apporte ainsi, comme sur un plateau, ses pires ennemis. Mais Darkos se méfie. Peut-être s'agit-il d'un mauvais rêve, ou d'une illusion d'optique. Ce ne serait pas la première fois qu'il serait victime de ce genre de méprise car la solitude dans laquelle il se trouve depuis des lunes a tendance à lui jouer des tours.

Darkos fronce les sourcils et se rapproche doucement. Les trois petits personnages terrés au fond de la bulle ont l'air bien réel, même si l'eau qui les sépare de Darkos brouille légèrement l'image. Un sourire se dessine sur le visage du guerrier, signe que son cerveau marche encore et qu'il vient de comprendre que nos héros sont bel et bien cuits, à la vapeur.

Même si la vengeance est un plat qui se mange froid, Darkos n'a pas l'intention d'attendre qu'il refroidisse. Il casse l'une des lames qu'il a sur sa crête et avance vers la bulle, dont l'avenir paraît incertain.

- Ce serait bien que quelqu'un là-haut ouvre un robinet ! bafouille Bétamèche, qui se sent ligoté comme une chaussure, ligoté comme un rosbif, ligoté comme un prisonnier sur les rails d'un train qui arrive à grande vitesse.

- Ça va venir ! dit Arthur, autant pour rassurer ses compagnons que lui-même.

Mais son père est toujours amorphe devant le lavabo, sa mère s'esquinte toujours les mains sur le robinet, sa grand- mère est toujours au téléphone et son grand-père est toujours en Afrique, par journal interposé.

Au moment où Darkos pousse un horrible cri de guerre, signe que son attaque n'est plus qu'une question de secondes, la cloche de l'entrée retentit dans toute la maison. Darkos tend l'oreille, Armand lève les yeux, Rose lâche son robinet, Marguerite pose son téléphone et Archibald baisse son journal.

Qui peut bien venir sonner à la maison à cette heure ? Un court silence accompagne la question, mais l'absence de réponse incite Darkos à reprendre son assaut au moment même où Archibald décide d'aller voir qui leur rend visite.

Darkos s'élance comme un sauvage tandis qu'Archibald tire la chasse d'eau à la hâte. La bulle se décoince et est happée par un formidable courant. Darkos a plongé dans l'eau, la lame en avant, mais il rate la bulle de trois fois rien. Mais trois fois rien, ce n'est pas rien, puisque cela suffit à le coincer exactement à la même place que la bulle. C'est décidément pas son jour et il ne peut que crier vengeance en regardant s'éloigner ses ennemis qui finissent par disparaître dans le tuyau.

Загрузка...