Chapitre 8


La porte du réfrigérateur s'ouvre. On dirait une publicité tellement il est soigneusement garni. Malheureusement rien de tout ça n'est pour Sélénia. Marguerite sort la belle cruche finement ciselée, à nouveau pleine de sa célèbre limonade.

- Pourquoi as-tu invité cet inconnu à entrer chez nous ? chuchote la grand-mère sur un ton de reproche.

- Je ne sais pas. Probablement sa voix. Elle m'est familière. Le timbre un peu rauque, la manière un peu hautaine. J'ai déjà vu cet homme quelque part, répond Archibald à voix basse, en se grattant la tête.

- Il n'a pas un visage qu'on oublie facilement et si jamais c'est le cas, il y aura toujours un bon cauchemar pour le faire ressurgir de ta mémoire !!

- C'est ça qui me manque, ma pauvre Marguerite, un peu de mémoire. Impossible de me souvenir du visage sur lequel je pourrais coller cette voix.

- Hum, hum ! fait une petite voix, beaucoup plus fluette que celle de Maltazard.

C'est Rose qui vient d'entrer dans la cuisine. Elle a tellement mal aux mains qu'elle les tient droites, avec les doigts écartés, comme pour faire sécher un vernis.

- J'arrive pas à ouvrir le robinet de la baignoire ! se plaint-elle en soufflant sur ses mains pour calmer la douleur.

- J'arrive ! dit Archibald en lui tendant la cruche glacée.

Tiens, mets tes mains autour de la carafe, ça va te soulager !

Rose s'exécute et glousse aussitôt de bonheur.

- Apporte à boire à notre invité, dans le salon. Je dois finir une conversation avec ta mère.

Rose acquiesce et s'apprête à quitter la cuisine, quand Archibald la retient.

- Un détail : notre invité est particulièrement... laid. Pour ne pas dire défiguré. C'est impressionnant, mais essaye de te contrôler et dis-toi que c'est sûrement plus dur à vivre pour lui que pour toi, explique le grand-père avec gentillesse.

- Ne t'inquiète pas, répond Rose avec un sourire aimable. Je suis bénévole à l'hôpital tous les samedis et crois-moi, j'en ai vu des gens dans un sale état. J'en étais malade au début et puis je m'y suis habituée. Il n'y a pas grand-chose qui puisse me choquer maintenant ! dit-elle, d'un ton rassurant, avant de partir vers le salon en trottinant.

Maltazard est debout, face à la fenêtre. Il observe ce jardin qu'il connaît par cœur et que pourtant il ne reconnaît pas. On ne repère pas facilement sa maison quand on la voit d'un avion. Il entend un bruit de petits pas sonores et rapides. C'est Rose, dans sa jupe à la mode qui l'empêche de faire des pas de plus de dix centimètres.

Le roi des ténèbres et son horrible déguisement, cousu main, se tourne alors et accueille la Rose avec un large sourire. Il faut le deviner que c'est un sourire. Aux yeux de Rose, ça ressemble plutôt à un crocodile qui dit « Cheese » à une gazelle. La jeune femme regrette instantanément d'avoir rajusté ses lunettes.

Elle s'arrête, gonfle ses poumons et se met à hurler de toutes ses forces en se tenant la tête. Mais pour se tenir la tête, il lui a fallu libérer ses mains et lâcher la cruche, qui vole en éclats, tout comme quelques carreaux qui n'ont pas résisté à la puissance du hurlement.

Le cri de Rose a tiré Armand de son état végétatif. Il se lève brusquement et se met en position de défense, le rasoir à la main.

- Rose ?! Tiens bon ! Je suis là !

Il tourne la tête en tous sens pour chercher l'ennemi et l'aperçoit dans la glace, avec son horrible barbe blanche. Armand pousse un cri à son tour, avant de réaliser que son ennemi n'est autre que lui-même, le visage barbouillé de mousse à raser. Il pousse un soupir en constatant sa propre bêtise et se penche au-dessus du lavabo pour enlever cette stupide barbe blanche qui le vieillit considérablement. Il tourne le robinet du lavabo et l'eau arrive abondamment.

C'est précisément ce qu'attendait Darkos, que quelqu'un utilise l'un de ces satanés robinets, afin que la pression d'eau le dégage enfin de l'aspérité où il est coincé. On pourrait s'interroger sur la capacité incroyable de Darkos à rester autant de temps sous l'eau sans respirer, mais quand on sait que sa mère était de la famille des amphibiens, on comprend mieux comment ce redoutable guerrier peut ainsi pulvériser des records dignes d'une tortue marine.

Darkos ne se souvenait pas de sa mère. Maltazard l'avait massacrée alors qu'il était encore tout petit. Par contre, elle avait laissé des souvenirs à son mari. En effet, c'est grâce à elle que le maître se décomposait tous les jours un peu plus. Darkos aurait bien aimé hériter de sa mère ce pouvoir d'empoisonner par le toucher. Mais il n'empoisonnait personne, à part son père à force d'être toujours collé à lui.

Darkos n'était en fait qu'un pauvre enfant, élevé dans la haine et la violence. Il ne connaissait rien d'autre. Mais que serait-il advenu de lui si son environnement avait été différent ? S'il avait eu des parents présents et gentils ? Des amis ? Des petites amies ? Rien de tout ça n'avait adouci sa jeunesse. Le seul geste gentil que son père ait jamais eu envers lui fut de le nommer commandant des forces impériales, le jour même où il l'avait abandonné.[4]

Darkos est maintenant seul face à lui-même et ne subit plus aucune mauvaise influence. Libre à lui d'évoluer comme il le souhaite. Continuer à être méchant et mal agir, ou bien au contraire choisir la voie de la gentillesse et du partage. Pour l'instant, il ne semble pas vraiment pressé de changer, mais plutôt pressé d'en finir avec ses ennemis jurés et il remonte le tuyau, les dents aussi serrées que celles d'un piège à loups, à la poursuite d'Arthur et ses amis.


Arthur saute de jouet en jouet, à la recherche d'une quelconque nourriture pour sa princesse affamée. De simples miettes suffiraient et il serait bien étonnant qu'il n'en n'ait pas laissé tramer quelque part, cochon comme il est. Ça y est, ça lui revient. Il s'est aménagé une cabane sous le lit, dans laquelle lui et Alfred viennent régulièrement prendre leur goûter, à l'abri des regards indiscrets. C'est évidemment beaucoup plus drôle de goûter sous le lit que dans la cuisine, mais cette habitude ne plaisait à personne, surtout pas à Marguerite qui était obligée de se contorsionner pour nettoyer les restes, alors qu'un simple coup d'éponge suffisait à nettoyer le lino de la cuisine.

Arthur avance à grandes enjambées sous le lit et ne tarde pas à tomber sur un biscuit miraculeusement intact. Il s'agit d'un petit-beurre nantais. Arthur monte dessus et se réjouit de voir d'aussi près toutes ces belles lettres gravées dans le biscuit. Un vrai travail d'orfèvre, se dit-il avant de sauter à pieds joints sur le bord du biscuit, afin d'en casser une oreille.

Arthur regagne vite le train et pose l'énorme morceau de gâteau devant Sélénia.

- C'est quoi ? demande-t-elle, un peu dégoûtée.

- C'est une recette locale ! C'est fait avec du beurre de Bretagne.

Sélénia ouvre des yeux ronds, comme s'il lui parlait d'une planète lointaine.

- De toute façon, c'est bien meilleur que les œufs de libellule que vous mangez toute la journée ! ajoute Arthur, avant de redescendre du train.

Il s'approche de l'énorme transformateur et appuie de toutes ses forces sur la manette qui amène le courant. Le gros voyant rouge s'allume et Arthur s'en réjouit.

- En voiture ! hurle-t-il, comme un bon chef de gare.

La locomotive siffle un grand coup et s'ébranle comme un accordéon. Arthur se met à courir et saute à l'arrière du wagon. Pas question de rater ce train-là. Un peu essoufflé, il rejoint la table où Bétamèche est en train de s'empiffrer de biscuit, tandis que Sélénia n'a rien touché.

- C'est très bon ! essaye d'articuler Bétamèche, la bouche pleine de gâteau. Ça ressemble aux bellicornes, mais sans miel ![5]

Malgré cette comparaison alléchante, la princesse ne veut toujours pas manger et se contente de regarder la chambre qui défile à travers les vitres.

- Vas-y, goûte ! Il faut toujours goûter avant de dire qu'on n'aime pas ! la sermonne Arthur. C'est pas marqué quelque part dans votre grand livre, ça ?

- Non ! lance Sélénia, aussi aimable qu'un frigo vide.

- Eh bien c'est une lacune ! Et je proposerai au conseil de l'inscrire ! réplique Arthur avec humour.

- Il faut être minimoy pour avoir le droit de parler ainsi au conseil ! Ce n'est pas ouvert à n'importe qui ! lance la princesse, que la faim a rendu plus peste que d'habitude.

Arthur découpe un morceau de biscuit et le déguste, avec une nonchalance qu'on ne lui connaissait pas.

- Mais je suis marié avec une Minimoy, si ma mémoire est bonne, princesse, de surcroît. Ce qui fait de moi non seulement un Minimoy par alliance, mais aussi un futur roi potentiel et, à ce titre, j'aurai sûrement le droit de siéger au conseil !

Sélénia a les oreilles qui tremblent, signe qu'elle ne va pas tarder à bouillir.

- À moins, bien sûr, que ma reine s'y oppose et, dans ce cas, je me plierai avec humilité à sa décision ! déclare habilement Arthur, afin de ne pas voir sa cocotte-minute se mettre à siffler.

Sélénia, comme toutes les princesses, n'est jamais insensible à la flatterie. Elle concède un sourire et arrache un morceau de biscuit qu'elle goûte du bout des lèvres.

- C'est bon, hein ? postillonne Bétamèche, la bouche pleine.

Sélénia ne répond pas et continue à grignoter royalement le biscuit. Mais son ventre affamé gargouille de plus belle. Arthur assiste alors avec plaisir au combat singulier qui oppose la volonté à l'instinct. Le duel de l'orgueil et du bon sens. La tête lutte et refuse un instant, mais l'estomac est pris de crampes auxquelles il est difficile de résister. Le cerveau abandonne rapidement et Sélénia se rue tout à coup sur son énorme gâteau, le dévorant de toutes parts.

- À la bonne heure ! s'exclame Arthur qui se réjouit de la victoire du bon sens.

Le train siffle à nouveau, comme pour saluer cette victoire, et ça résonne partout, jusque dans la salle de bains où ce bruit étrange n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd.

Deux mains crochues agrippent le bord du bac de douche et la sale tête de Darkos apparaît. Il a toujours eu une sale tête, mais la haine qu'il a au fond des yeux n'arrange rien.

Darkos saute à terre et scrute les alentours afin de déterminer d'où peut bien venir cet étrange bruit de machine.

Il voit au loin, sous la porte, le train d'Arthur foncer vers une autre porte qui donne sur le couloir. Le convoi disparaît, loin de Darkos qui fulmine.

Les voir si près et si loin à la fois le rend fou, et, comme il n'est pas près d'inventer la machine à raccourcir les distances, il va falloir qu'il trouve une autre solution. Darkos regarde autour de lui et aperçoit un cycliste en maillot jaune, appuyé contre le bord du bac de douche.

- Eh, toi ! appelle Darkos.

S'il attend une réponse, elle n'est pas près de venir. Ce n'est pas que le cycliste soit particulièrement malpoli, mais tout simplement il lui est impossible de répondre puisqu'il est en plastique. Mais plastique ou pas, Darkos n'a aucune pitié pour quiconque manque de respect à sa royale personne. Il sort donc son épée et pulvérise le pauvre sportif. L'histoire ne dit pas s'il a gagné le Tour de France, mais il a en tout cas gagné un tour de manège car le coup est tellement violent que le cycliste rebondit sur tous les murs avant de s'écraser contre une estafette du Tour de France. Espérons pour lui qu'il ne finira pas aussi tragiquement que celui des Triplettes de Belleville.

Darkos regarde le vélo qui ne devrait pas être plus difficile à conduire qu'un gamoul. Il enfourche l'engin et démarre comme il peut. Il est aussi à l'aise qu'un enfant d'un an qui découvre l'équilibre. Son esprit guerrier s'adapte très vite à toutes les situations et, quand il arrive à la porte, il a déjà maîtrisé l'animal et gagné de la vitesse. Mais s'il a toujours été rapide à s'adapter, Darkos a par contre toujours été très lent à comprendre. Le temps qu'il réalise, par exemple, que la vitesse du vélo est incompatible avec la hauteur de la porte et il se l'est déjà prise en pleine poire. Le vélo entre donc, sans coureur, dans la chambre d'Arthur. La bicyclette passe quelques attardés, fend la foule, se faufile au milieu du peloton et franchit la ligne d'arrivée en vainqueur. C'est la première fois dans l'histoire du Tour de France, qu'on sacre un vélo sans son fidèle compagnon.


Armand passe la ligne qui sépare l'entrée du salon.

- Qu'est-ce qui se passe ?! demande-t-il affolé, avant de découvrir sa femme allongée sur le canapé, une compresse sur la tête.

- C'est rien, c'est... elle a juste glissé, comme d'habitude ! répond Archibald, qui ne compte plus depuis longtemps les boulettes de sa fille.

Armand se jette aussitôt aux pieds de sa femme, il est déjà au bord des larmes.

- Ça va, chérie ? Réponds-moi ?! bredouille-t-il en lui tapotant la main.

Armand est un peu perdu. Il se tourne vers la gauche et tombe sur le visage recousu de Maltazard.

- C'est... c'est grave, docteur ?

A priori, ses larmes doivent fortement troubler sa vision pour qu'il puisse confondre Frankenstein avec son docteur. Mais Maltazard le prend bien. Il est même flatté par sa méprise.

- Si vous parlez de moi, je pense que ça va pas aller en s'arrangeant, mais si vous parlez de votre femme, je crois qu'elle survivra ! répond-il avec humour.

- Oh merci, docteur ! Merci ! fait Armand, ravi de cette nouvelle.

Il lui attrape même la main et la secoue allègrement. C'est surtout ce qu'il ne fallait pas faire.

- C'est bon, lâchez-moi maintenant ! s'inquiète Maltazard, sachant son costume fragile.

Mais Armand est trop heureux et secoue le bras du docteur comme une vieille branche de prunier. La comparaison n'est d'ailleurs pas si mauvaise car l'habit de Maltazard craque de partout et laisse entrevoir sa vieille peau desséchée, aussi rugueuse que l'écorce d'un arbre.

- Arrête donc, imbécile ! hurle-t-il soudain, ce qui est toujours surprenant de la part d'un docteur.

Mais la colère n'est jamais bonne conseillère et elle lui déchire son masque. La véritable identité du docteur se dévoile alors. Il n'est pas humain et encore moins docteur. C'est M le maudit, le prince des ténèbres.

Armand s'essuie les yeux pour effacer ses larmes de bonheur. Il n'aurait pas dû. Il tombe immédiatement dans les pommes, sur sa femme, comme si le canapé ne servait qu'à récolter les fruits.

Marguerite a aussitôt un haut-le-cœur tandis qu'Archibald a soudain un flash :

- Je savais bien que j'avais déjà entendu cette horrible voix quelque part ! se réjouit le vieil homme, totalement inconscient du danger qui le menace.

Maltazard déchire ce qui lui reste d'habits et retrouve, avec un certain plaisir, son costume royal. Il enlève son haut-de- forme qui laisse apparaître sa tête démesurément longue et enlève ses gants ridicules qui lui compressaient les mains.

- Aah ! Je me sens plus à mon aise ! dit-il en faisant virevolter sa cape.

- Je t'avais bien dit de ne pas laisser rentrer d'inconnus dans la maison ! chuchote Marguerite sur un ton de reproche évident.

- Ce n'est malheureusement pas un inconnu, répond gentiment son mari. Laisse-moi te présenter le seigneur de Nécropolis, le commandant de la Septième Terre, M le maudit dont le nom, à lui seul, porte malheur.

Maltazard sourit en entendant cette exquise présentation et se fend d'une magnifique révérence.

- C'est un honneur d'être en votre compagnie, madame Marguerite !

- Comment sait-il mon nom ? chuchote la vieille femme que cette familiarité inquiète.

- Dans une autre vie, j'ai eu le privilège de pouvoir vous observer dans votre cuisine, et je dois vous avouer que vous m'avez, à l'époque, fortement impressionné. Je n'ai évidemment aucun talent pour juger de la qualité des mets que vous préparez, puisque ma langue est insensible à tout, même à la torture. Par contre, l'amour, la dévotion et parfois même l'acharnement que vous mettez à réaliser certains plats m'ont toujours émerveillé. Je pense notamment à cette fameuse tarte au chocolat que vous avez recommencée cent fois avant de la réussir parfaitement. J'aime ce genre d'entêtement. Nous avons le même genre de caractère dans ma famille.

- Sauf que votre entêtement ne vous sert qu'à piller et à détruire et non à faire des tartes ! intervient Archibald, un peu agacé par son discours.

- Le résultat est peut-être différent, mais les qualités sont les mêmes et je me permets de vous adresser aujourd'hui mes compliments, Marguerite !

Maltazard se courbe à nouveau, de la plus élégante des manières.

- J'aurais aimé vous féliciter plus tôt, mais à l'époque je ne mesurais que quelques millimètres et ma voix, si forte soit-elle, ne faisait pas plus de bruit qu'une noisette qu'on écrase. Il en est aujourd'hui bien autrement, dit-il avec ce petit sourire qui ne laisse présager rien de bon. Ma voix a gagné en force et en profondeur. Elle est devenue à elle seule une arme redoutable. Permettez une petite démonstration ? demande-t-il poliment.

- Tes discours ne m'ont jamais impressionné, Maltazard ! répond sèchement Archibald, oubliant un instant que prononcer ce nom porte malheur.

- Vraiment ? jubile l'ignoble individu. Pourtant je pourrais te faire vaciller rien qu'en prononçant une lettre, celle par laquelle tu aurais dû m'appeler, mais au lieu de cela tu as préféré t'attirer le malheur.

- De quelle lettre parle-t-il ? s'inquiète Marguerite.

- Celle par laquelle commence nos deux prénoms, chère Marguerite ! répond le maître en gonflant monstrueusement ses poumons. La lettre M ! dit-il en hurlant de toutes ses forces.

Et il en a beaucoup. Tout vole dans la maison. Les napperons, les tapis, les rideaux. Les vitres explosent. Les volets se décrochent. Les sièges se déplacent tout seuls. Même la grosse commode glisse inexorablement vers le fond de la pièce.

Le cyclone envahit la cage d'escalier et tourne autour du train. C'est la panique dans le wagon-restaurant et nos héros se tiennent comme ils peuvent aux barres qui décorent le lieu. Le vent est si fort que le train manque à maintes reprises de dérailler. Les petites cuillers volent en tourbillonnant et l'une d'elles vient heurter le branchement électrique. Le train ralentit aussitôt, malgré la puissance du vent.

Dans le salon, Marguerite est emportée par ce souffle titanesque et se retrouve collée au mur, à quelques centimètres du sol. Il n'y a guère qu'Archibald qui, dans un effort surhumain, est resté à sa place. Sa veste est déchirée, ses cheveux dans tous les sens, mais rien ni personne ne lui fera changer sa position.

Maltazard est à bout de souffle et l'ouragan s'éloigne à travers les fenêtres déchiquetées. Il ne reste plus rien du beau salon de Marguerite et la seule chose qui tienne encore debout, c'est Archibald. M reprend son souffle et s'étonne de voir le vieil homme toujours à la même place. Il a beau avoir dévasté la maison, il n'a pas réussi à faire plier cet homme et ce sentiment de défaite l'agace.

- Le roseau plie, mais ne rompt pas, Maltazard. Si tu avais fait plus attention à la nature qui t'entoure, tu aurais toi aussi appris la leçon. Tu saurais également qu'un jour d'orage, tout grand chêne que tu es, c'est toi que la foudre choisira en premier !

Maltazard bougonne et pulvérise du poing le dernier guéridon encore en état. Un geste bien stupide qui n'a aucun intérêt, sauf celui de calmer ses nerfs et de réveiller la Rose.

La jeune femme se redresse dans le canapé qui l'a gentiment accueillie durant son coma et elle rajuste ses lunettes. Cela ne sert pas à grand-chose puisque ses verres sont tout fêlés à cause du cri de Maltazard. C'est plutôt bien d'ailleurs, qu'elle ne voie rien, ça lui évitera de tomber à nouveau dans les pommes en constatant que le nouvel invité est encore plus laid que le précédent.

- J'ai dormi longtemps ? demande-t-elle à Maltazard, qui n'est plus enclin aux civilités.

- Pas assez à mon goût ! répond-il en lui mettant un coup sur la tête qui la renvoie directement à ses pommes.


Arthur descend du train et constate les dégâts alentour. Fourchettes et cuillers jonchent le sol ainsi que des morceaux d'objets divers. Autant de traces de la violence de cette soudaine tempête.

- Je ne vois qu'une personne qui est capable de déclencher un tel cataclysme ! marmonne la princesse, la main déjà sur son épée.

- Laisse ton arme où elle est, Sélénia ! Ce coup-ci, tu n'es vraiment pas de taille à te battre contre lui ! Aide-moi plutôt à remettre le courant, dit Arthur en la tirant par la manche.

Alfred le chien profite de l'accalmie pour se faufiler dans le salon à travers une fenêtre cassée. Il vient lécher la main de Marguerite qui finit enfin par se détacher du mur dans lequel elle s'était quasiment encastrée. Elle s'époussette et rejoint son mari en titubant.

- Pourquoi ne pas nous dire le but de ta visite, au lieu de tout détruire ainsi ? demande le grand-père.

- Mais la destruction est mon péché mignon ! répond Maltazard, une main sur la poitrine comme s'il parlait de fraises au sucre. Qu'y a-t-il de plus excitant que de mettre un petit coup de pied dans un château de cartes pour le voir s'effondrer ? Ne le fabrique-t-on pas dans le secret espoir de le voir s'écrouler ? argumente Maltazard en arpentant le salon détruit. Et quel empire ne s'est pas construit sur les ruines du précédent ? N'en profite-t-on pas pour le rebâtir encore plus beau, encore plus haut, encore plus puissant ? La destruction n'engendre, chez l'homme, que l'envie de se surpasser. En détruisant pour lui, je lui fais gagner du temps !

- Du temps dont tu te sers pour détruire davantage ! rétorque Archibald, outré par de tels propos.

- C'est vrai. C'est un cercle vicieux. Vous bâtissez, je détruis, vous rebâtissez, je re-détruis ! Quand ce cercle infernal va-t-il enfin se briser ? dit-il en faisant mine de s'en plaindre.

Archibald n'a pas la réponse. Marguerite non plus.

- C'est peut-être cette opposition qui nous tient en équilibre ? Le cercle n'est-il pas la forme géométrique la plus parfaite ? ajoute Maltazard, fier de sa démonstration.

- C'est une forme effectivement parfaite... concède Archibald.

- Le bon et le mauvais ne peuvent pas se séparer, mon bon Archibald. Ils ont trop besoin l'un de l'autre. C'est le ciment qui unit nos deux mondes !

Загрузка...