Chapitre 5


Maltazard est précisément sur une route, une vraie, et c'est la première fois. Il est subjugué par ce ruban lisse et dur, avec une belle ligne jaune au milieu. Il caresse l'asphalte du pied, comme on caresserait une étoffe en soie. Cette invention lui plaît beaucoup, lui qui n'a connu que les chemins tortueux, taillés dans la pierre, les parcours du combattant où avancer de quelques mètres pouvait parfois prendre des lunes. Ici, la route est droite comme un fil à plomb et s'étend à perte de vue des deux côtés.

Maltazard regarde à gauche, puis à droite, et s'interroge sur la direction à prendre. Il faut dire qu'il est un peu perdu dans cette nouvelle dimension où tout paraît disproportionné.

- Je me demande quel genre de gamoul peut bien emprunter ce chemin ? s'interroge Maltazard.

La réponse lui est amenée par le vent. Un bruit lointain monte progressivement. Un bourdonnement sourd et désagréable. Ce n'est évidemment pas un gamoul, Maltazard aurait reconnu son pas immédiatement, il en a tellement chassé. C'est un son plus puissant, plus sournois et Maltazard a beau tendre l'oreille, il n'arrive pas à l'identifier.

- Un bourdon peut-être ? pense-t-il un instant.

Il serait énorme et volerait en rase-mottes au-dessus de l'asphalte, car la chose qui fait tout ce bruit est en train d'arriver à grande vitesse. Maltazard plisse les yeux en direction de cet hypothétique bourdon qui, en se rapprochant, ressemble plutôt à un scarabée.

Le lieutenant Martin Baltimore plisse aussi les yeux à bord de sa robuste voiture de police. Il se demande bien ce que fait ce poteau verdâtre au milieu de la route. Il questionne son partenaire du regard, mais Simon n'en a aucune idée non plus. Par prudence, le lieutenant commence à ralentir.

Maltazard se penche légèrement en avant comme pour mieux voir cet animal qui s'approche. Il distingue maintenant nettement la calandre en chrome qui fait figure de dentition à l'avant de la voiture. Plus de doute à avoir. Pour afficher ses canines et grogner de la sorte, il ne peut s'agir que d'un prédateur, se dit Maltazard. Mais chasser le fauve ne lui a jamais fait peur. D'ailleurs, il n'y a pas grand-chose qui lui fasse peur.

Le lieutenant Baltimore n'a pas peur non plus, mais il est inquiet.

- C'est peut-être un effet d'optique dû à la chaleur ? suggère le jeune Simon, histoire de proposer quelque chose.

- La chaleur, ça fait gondoler la route ou apparaître des mirages, ça fait pas pousser les poteaux ! rétorque le lieutenant en haussant les épaules.

- Oui, mais parfois, ça fait un effet d'optique qui rapproche des objets qui se trouvent à des kilomètres, réplique timidement son partenaire.

Le lieutenant réfléchit quelques instants. Il y a bien ce gros poteau électrique à l'entrée de la prochaine ville, à deux kilomètres, au bout de la ligne droite. Il peut effectivement se trouver dans l'axe de la route. Martin se met à sourire.

- Au temps pour moi, petit ! Tu as raison. C'est le pylône électrique, à l'angle du supermarché. La chaleur doit faire un effet de loupe et il paraît beaucoup plus près qu'il ne l'est en réalité !

- Merci, chef, répond fièrement le jeunot.

- De rien. Il faut savoir reconnaître ses torts quand... on a tort ! ajoute le lieutenant, avant d'accélérer à nouveau en direction de ce mirage qui ne va pas tarder à virer au cauchemar.

Le chauffeur avance le visage vers le pare-brise et aperçoit nettement deux yeux au milieu du poteau vert. Deux yeux hideux au milieu d'un corps en décomposition, comme un vieux cadavre qui serait sorti de sa tombe. Les deux policiers comprennent brusquement leur méprise et se mettent à hurler.

Martin ferait mieux d'enfoncer le frein au lieu de hurler comme un âne, mais de toute façon il est déjà trop tard et la voiture va percuter Maltazard de plein fouet. Totalement inconscient du danger, M le maudit n'a même pas bougé d'un centimètre et c'est avec mépris qu'il regarde ce monstre à la mâchoire d'acier fondre sur lui.

Mais le lieutenant Baltimore est un bon pilote et, au dernier moment, dans un ultime réflexe, il donne un coup de volant et évite de justesse la collision. La voiture est passée tellement près de Maltazard que son souffle l'a déséquilibré.

Dans la voiture, les deux policiers sont livides et Simon regarde la créature s'éloigner par la lunette arrière.

- Qu'est-ce que c'est que ça ?! balbutie le jeune stagiaire, le visage blême.

- C'est le diable ! répond son lieutenant d'une voix chevrotante, avant d'enfoncer l'accélérateur, histoire de quitter l'enfer au plus vite.

Maltazard reprend ses esprits et regarde cette étrange machine qui s'éloigne. Il ne sait pas où elle va, mais elle va forcément quelque part et Maltazard décide de la suivre.

Les oiseaux de la forêt voient avec bonheur la silhouette de Maltazard s'éloigner à grandes enjambées sur cette route sans fin, qui serpente au milieu des blés dorés.

Sélénia, Arthur et Bétamèche sont aussi sur la route. Enfin, c'est le nom que les Minimoys ont donné à ce tuyau pourri et desséché qui court un peu dans tous les sens dans les sous-sols du jardin. Il s'agit en fait d'un ancien système d'irrigation qu'Archibald avait installé dès son arrivée, il y a maintenant vingt ans. Mais les tuyaux étaient à l'époque de mauvaise qualité et le réseau fut vite abandonné au profit d'un magnifique tuyau d'arrosage en plastique vert.

Cet ancien réseau de tuyaux est une aubaine pour les Minimoys, car il leur aurait fallu des milliers d'heures de travail pour creuser et bâtir un tel circuit autoroutier. C'est d'ailleurs ce qu'ils avaient commencé à faire, avant qu'Archibald ne leur fasse découvrir l'existence de ce réseau.

À l'époque, le roi avait fini par approuver les « grands travaux » que chaque année il repoussait. Sa décision avait été prise à la suite d'un accord signé avec les fourmis qui acceptaient de participer à la construction du réseau à condition de pouvoir l'emprunter. Tout le monde n'était pas pour ce partage. On craignait que les fourmis, mille fois plus nombreuses et disciplinées que les Minimoys, squattent littéralement le réseau et transforment ce qui devait être un chemin de promenade en autoroute. Mais le roi avait tranché et l'intérêt général l'avait emporté.

Quand Archibald arriva sur les lieux, il put se rendre compte de l'ampleur des travaux. Fourmis et Minimoys se relayaient jour et nuit au fond de ce tunnel poussiéreux dont le percement ne semblait guère progresser.

Archibald avait alors demandé une audience au roi, chose qui lui fut accordée après plusieurs jours de palabres et de réunions préliminaires. Il mentionna alors l'existence d'un réseau complet, déjà existant, qui les transporterait facilement aux quatre coins du jardin et leur éviterait beaucoup de peine.

Le roi Maximilien et la reine des fourmis étaient évidemment très intéressés par cette solution et Archibald leur dessina, de mémoire, tout le réseau. On changea donc le sens des travaux et on se mit à creuser vers la gauche, pour suivre les indications d'Archibald. En quelques heures, les travailleurs tombèrent sur le vieux tuyau d'irrigation et il ne fut pas bien difficile d'agrandir une brèche.

C'est ainsi que du jour au lendemain, les Minimoys se retrouvèrent avec un réseau entier de routes leur permettant de sillonner les Sept Terres, en toute sécurité.

- On va encore prendre une noix ? demande Arthur, que cette perspective n'enchante pas vraiment.

- Non. Le transporteur n'acceptera jamais de nous envoyer vers ta maison. C'est une zone interdite, répond Sélénia.

Arthur est soulagé. Les voyages en noix lui font trop mal au cœur.

- Nous allons aller jusqu'au bout de cette route et nous prendrons un passeur de bulles.

- Oh non ! s'exclame Bétamèche, déjà paniqué.

- C'est... c'est pire que de voyager en noix ? s'inquiète Arthur.

- La noix à côté, c'est une promenade de santé ! répond le jeune prince avec une grimace qui en dit long.

Il y a quelques années, Maltazard avait lui aussi fabriqué son réseau. Son repaire était sous le garage, entre les tuyaux qui montent dans les étages, l'électricité qui court le long des murs et les évacuations d'eaux usées. C'est là qu'il avait tissé sa toile. À la grande époque de Maltazard, il y avait un séide à chaque carrefour de ce gigantesque réseau, mais aujourd'hui ce territoire est désert.

Notre petit groupe suit pendant un temps cet horrible canal jonché de détritus. Il y a là tous les déchets des ouvriers qui ont construit la maison, vingt ans auparavant. Ça va du vieux clou au copeau de bois en passant par le papier de chewing-gum.

- C'est ça ta maison ? Ce n'est pas très bien rangé ! lance la princesse, un peu dégoûtée.

- Non, non ! On est entre les murs, c'est pour ça que c'est sale ! Ma grand-mère ne peut pas nettoyer ici, elle est trop grande. De l'autre côté du mur, c'est tout propre, tu verras ! répond gentiment Arthur.

Ils arrivent à un embranchement. Sous un gros compteur, il y a une sorte de manette, fixée sur le tuyau.

- Sais-tu lire ce langage ? demande Sélénia en indiquant le mur.

Arthur lève les yeux et lit les vieilles étiquettes collées sur le mur.

- Cuisine, salon, chambre Marguerite... chambre Arthur ! s'écrie le jeune garçon. C'est la manette qui commande l'eau dans ma salle de bains ! Il n'y a plus qu'à grimper le long du tuyau et il nous mènera directement à ma chambre. De là on pourra facilement rejoindre le bureau de mon grand-père !

Sélénia soupire et se met les mains sur les hanches.

- Arthur, lève la tête !

Le jeune garçon s'exécute et voit le fameux tuyau partir à l'infini. C'est un peu comme s'il était au pied du mont Blanc.

- Oui... effectivement, ça va pas être facile ! concède Arthur, embarrassé.

- Mais si, bien au contraire ! Bétamèche, passe-moi ton couteau ! lance la princesse, toujours aussi vive.

Le petit prince fouille rapidement dans son sac et en sort son fameux couteau multifonction.

- Fais attention, le multiglu s'est inversé avec le granulateur et la matachette est à la place du vempilo-cergolicrapette ! précise Bétamèche.

- T'inquiète pas ! répond Sélénia en lui arrachant quasiment l'objet des mains. Je ne cherche qu'un bon couteau !

- C'est quoi un... verpilo-cerbomachin ? questionne Arthur.

- Ça sert à vempiler les cergos qu'on trouve autour des licrapettes ! répond Bétamèche, comme si c'était évident.

- Aaah ?! se contente d'ajouter le jeune garçon, comme s'il avait tout compris.

Pas la peine d'insister, la route est encore longue et il aura bien l'occasion de comprendre à quoi sert de vempiler des cergos, fussent-elles de licrapettes.

Sélénia appuie enfin sur un bouton. Ce n'est pas un couteau qui sort de la machine, mais un lance-flammes qui brûle d'un seul coup tout le cocon.

- Oups ! a-t-elle juste le temps de crier, avant que le cocon tout fumant se mette à gigoter et se déchire.

Un passeur tombe par terre, tout englué dans la soie fumante.

- Ça ne va pas de réveiller les gens comme ça ?! râle le petit bonhomme à la barbe fleurie.

- Désolée. Pas le temps pour le protocole, on est en mission super-urgente ! s'exclame la princesse, nullement embarrassée par le désordre qu'elle vient de causer.

Le vieux passeur se tapote les épaules pour éviter que ses habits ne se consument, puis il se met à tousser à cause de la fumée.

- Moi qui avais demandé ma mutation dans ce trou pour être tranquille ! Pas comme mon frère qui travaille au palais et qu'on réveille toutes les cinq minutes !

Pendant ce temps, Sélénia est montée sur la grosse manette et, avec l'aide d'Arthur, la pousse à fond. Des gargouillis se font entendre dans tout le réseau d'eau.

Le passeur ouvre une petite porte à même le tuyau, donnant sur une boîte à pression. Il y a là des cadrans, des niveaux et une bulle qui se balade le long d'une échelle de couleur. Le passeur tire à son tour une manette et l'intérieur du doseur se vide, produisant un bruit fort désagréable.

- Si je me fais moi aussi réveiller toutes les cinq minutes, je vais demander une nouvelle mutation ! râle le passeur, tout en s'appliquant à sa tâche.

Mais cette réflexion intrigue Sélénia.

- Qui donc est passé avant nous ?

- Un pauvre bougre qui pleurait comme une pâquerette ! Il m'a supplié de le faire passer. Il avait l'air tellement mal que je n'ai pas eu le cœur de refuser, raconte le passeur.

- Où voulait-il aller ? questionne la princesse.

- N'importe où ! Il s'en moquait, il voulait juste disparaître !

Sélénia commence à avoir une petite idée sur l'identité de ce mystérieux passager.

- Comment était-il physiquement ?

Le passeur pousse ses clients à l'intérieur du doseur, puis prend une seconde pour réfléchir.

-... Plutôt grand, une sale armure, des yeux gentils sur une tête d'abruti et surtout une crête en lame de rasoir.

Nos trois amis sont pétrifiés.

- Darkos ! ! s'écrient-ils en chœur.

- Voilà, c'est ça ! répond le passeur en leur claquant la porte au nez.

Bétamèche se jette sur le hublot et tape de toutes ses forces, mais on n'entend déjà plus rien de l'extérieur. En plus, le passeur ne les regarde plus, trop occupé qu'il est à tripoter ses manettes.

- Laissez-nous sortir ! hurlent nos trois héros.

Mais ils ont beau hurler, ils sont bel et bien enfermés dans ce tube qui bientôt se remplit d'eau par les deux côtés. En quelques secondes ils sont prisonniers d'une bulle, au milieu du doseur transparent.

- Vous êtes prêts ? crie le passeur en articulant bien, pour se faire comprendre.

Nos trois héros répondent vigoureusement non de la tête.

- Parfait !! conclut le passeur avec le sourire.

S'il devait à chaque fois attendre le bon vouloir des passagers, il ne serait pas prêt d'aller se recoucher. En effet, comme les Minimoys ont une peur ancestrale de l'eau, dès qu'ils se retrouvent coincés dans la bulle, prêts pour le grand voyage sous-marin, ils se mettent à trembler et veulent aussitôt tout annuler.

- Tout se passera bien ! ajoute le passeur, avant d'enfoncer la dernière manette.

Les clapets du doseur s'ouvrent et libèrent la bulle. Nos trois héros se tiennent comme ils peuvent à la paroi qui est aussi glissante que transparente.

La petite bulle avance quelques secondes le long du tube, avant de se faire happer à la verticale par l'eau qui monte à toute allure. Bétamèche a beau gratter la paroi, il fait du surplace. Arthur finit par se calmer car, à vrai dire, le voyage est assez agréable. La bulle est gentiment ballottée par ce courant ascendant et lui fait découvrir un monde jusqu'ici insoupçonné.

Nos amis passent plusieurs coudes, tout en douceur, et Arthur commence à trouver ça intéressant.

- C'est quand même plus confortable que la noix, comme moyen de transport ! Et au moins, on ne risque pas de faire de mauvaises rencontres !

- Non, mais on risque la crevaison ! Tu imagines, finir noyés dans toute cette eau ?! s'inquiète Bétamèche, tout tremblant.

- Il y a pire que la crevaison, dit Sélénia.

Les deux garçons la regardent avec anxiété. Et elle ajoute :

- On peut coincer la bulle !

- Oh non ! Ne parle pas de malheur ! réplique Bétamèche, dégoûté.

Arthur ne comprend pas bien. Il est vrai que, dans son langage à lui, « coincer la bulle » fait plutôt penser à un sport du dimanche, qu'on pratique en chaise longue, si possible à l'ombre d'un gros chêne.

- C'est si terrible que ça de coincer sa bulle ? demande innocemment Arthur.

- Ne parle pas de malheur ! insiste Bétamèche.

Mais le malheur vient toujours quand on l'appelle. La bulle arrive dans un nouveau coude où il y a un creux. Le courant la plaque à l'intérieur et la garde ainsi bloquée.

- Et voilà ! Elle est coincée, la bulle ! s'exclame Bétamèche en battant des bras.

- Ça peut durer longtemps comme ça ? s'enquiert l'enfant.

- Ça peut durer des lunes ! répond Sélénia. Il faut attendre que quelqu'un ait la bonne idée d'ouvrir un robinet, quelque part dans cette foutue maison, afin que l'écoulement d'eau nous fasse bouger et sortir de là !

Arthur a compris la situation et il passe en revue tous les membres de sa famille susceptibles d'ouvrir un robinet à cette heure matinale. Marguerite pour faire la cuisine, Archibald pour arroser le jardin, Armand pour se raser et Rose probablement pour éviter un incendie. Les possibilités sont multiples et Arthur est rassuré.

- Ne vous inquiétez pas, à cette heure-là tout le monde consomme de l'eau. Ça ne sera pas long !

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