Chapitre 13


Arthur est toujours sur le dos de l'abeille, avec ses compagnons de voyage. La ruche est en vue.

- C'est pas trop tôt ! s'exclame Bétamèche qui commençait à trouver le temps long.

Il faut dire que madame est travailleuse, et elle s'est arrêtée sur dix-sept fleurs pour remplir ses soutes, avant de rejoindre son port d'attache, lourde comme un dirigeable.

A l'entrée de la ruche, ça fourmille d'abeilles. Mais n'utilisez jamais cette expression devant l'une d'elles car toute allusion à la fourmi, cette caste inférieure, serait très mal venue. C'est comme si vous traitiez un Corse de Français, un Basque d'Espagnol ou un cornet vanille d'esquimau. Mieux vaut s'abstenir. On ne peut pas davantage utiliser le mot « bourdonner » car là, c'est encore pire. Vous n'êtes plus seulement désagréable, vous devenez insultant, car le bourdon est le pire des ennemis. Choisissons donc une expression des plus neutres : ça bouchonne à l'entrée de la ruche. Des centaines d'abeilles se frôlent dans un ballet des mieux réglés. Les cargos vides croisent les cargos pleins qui s'enfoncent à l'intérieur pour décharger leur nourriture.

Arthur se cramponne à son poil et déglutit un grand coup, tandis que son abeille entre dans la pièce principale. C'est un endroit immense. Les parois sont en or, parées de centaines d'alvéoles dans lesquelles chaque abeille vient déposer son butin. On dirait une barre d'immeubles, sur trois cent soixante degrés, du sol au plafond. Une barre en or, en quelque sorte.

Des centaines d'abeilles se croisent au milieu de ce temple, dans un vacarme assourdissant. Mais le vacarme n'empêche pas la discipline et les demoiselles semblent aussi bien organisées qu'un groupe de Japonais. Le spectacle est hallucinant, mais Arthur n'en profite pas beaucoup car il est mort de trouille. On pourrait penser qu'il en a vu d'autres, lui qui a défié Maltazard et son armée, combattu Darkos-le-terrible quasiment à mains nues, et pourtant... Arthur est tétanisé de peur parce qu'il vient simplement de se souvenir, là, au milieu de la ruche, entouré de centaines d'abeilles dix fois plus grosses que lui, qu'il était... allergique !

Maintes fois, le docteur a prévenu ses parents : « La moindre piqûre peut lui être fatale ! » Il avait même conseillé de garder l'enfant enfermé dans la maison pendant tout l'été. Autant proposer d'enfermer un poisson dans un panier à salade. Arthur connaissait sa faiblesse, mais à chaque fois qu'il croisait une abeille, il se comportait en gentleman et n'avait de la sorte jamais eu de problème. Respectez une abeille et elle vous respectera, avait appris Arthur de la bouche même du chef matassalaï et il n'avait jamais dérogé à cette règle.

Mais était-ce vraiment bien respectueux de venir ainsi chez les gens sans y avoir été invité ? Arthur a encore en mémoire ce documentaire où il a vu, de ses propres yeux, un essaim d'abeilles s'acharner sur un visiteur indésirable. En l'occurrence, c'était un ours, qui leur volait du miel sans vergogne. Pas étonnant donc qu'elles s'attaquent à l'animal. Mais l'ours n'avait que faire de leurs piqûres et il chassait les guerrières à grands coups de pattes. A priori, les pattes d'Arthur sont moins grandes et sa peau moins épaisse et il n'a bien évidemment aucune intention de leur voler leur miel, mais allez donc l'expliquer quand vous êtes déjà au milieu de la ruche. Une grosse abeille sans rayure vient se poster devant celle d'Arthur et lui barre le passage.

- Que se passe-t-il ? chuchote l'enfant en se cachant comme il peut dans le duvet de l'animal.

- C'est la police intérieure ! Elle a dû nous repérer ! répond Sélénia, pas plus affolée que ça.

Arthur commence à transpirer et il aimerait suer davantage pour disparaître, comme un esquimau au soleil. Soudain, l'abeille de la police pousse un cri très strident. Probablement le signal de l'assaut et Arthur commence à faire sa prière. D'un seul coup, toutes les abeilles se posent devant leur alvéole et rentrent leurs ailes. En quelques secondes le silence est absolu. On entend seulement un vent léger qui sifflote en entrant dans la ruche, comme s'il revenait du boulot. On entend bien aussi les dents d'Arthur, qui claquent en mesure. Sélénia lui attrape la mâchoire à deux mains et lui ferme son clapet.

- Silence ! On entend que toi ! murmure la princesse.

Au fond de la ruche, une énorme abeille s'extirpe d'une alvéole visiblement trop petite pour elle. Toutes les abeilles accueillent cette apparition avec enthousiasme et une clameur s'élève dans la ruche. La reine mère déplie ses antennes et semble saluer son peuple. Aussitôt, l'abeille d'Arthur, escortée par la police, se dirige vers la souveraine et le pauvre garçon a l'impression de voir sa main s'approcher du feu, ou plutôt sa fesse de la seringue que tient l'infirmière. Au moins, quand c'est l'infirmière, il sait que c'est pour son bien alors que quand il voit la tête de la reine, avec ses gros yeux noirs, il se demande plutôt combien de temps il lui reste à vivre. L'abeille porteuse se penche légèrement devant sa reine. Sélénia a compris le message et saute à terre, au pied du trône. Bétamèche en fait de même et ne semble pas fâché de se dégourdir enfin les jambes. Ce qui surprend le plus Arthur dans tout ça, ce n'est pas de voyager en abeille ni d'aller saluer la reine, c'est que Sélénia et Bétamèche sont aussi décontractés que s'ils allaient aux moules.

Et s'il y avait moins de danger qu'il ne l'imagine ? Il lui suffit peut-être de suivre le protocole avec minutie pour être épargné. Ce ne sont évidemment que des suppositions, mais Arthur décide de se montrer digne de la situation. Il saute à terre et s'avance timidement vers la reine.

- Mes... mes respects, Votre Majesté ! déclare-t-il avec difficulté.

- Te fatigue pas, elle comprend rien ! lance Sélénia.

- Il faut attendre le traducteur ! ajoute Bétamèche, toujours au fait des protocoles.

L'abeille de police déchire la cire d'une alvéole à l'aide de son bec puissant et sort, en le tirant par les pieds, un étrange personnage. C'est un vieux Minimoy, poilu de la tête aux pieds et complètement enduit de miel.

- Ça va pas de réveiller les gens comme ça, en plein sommeil ! grommelle le vieil homme.

- C'est Valiome, le traducteur. Il ne pense qu'à dormir ! explique Sélénia à son compagnon.

- C'est le cousin d'Hypnos, le passeur de rayon et le beau-frère de Narcos, le passeur de bulles, précise Bétamèche, sans que cela soit vraiment nécessaire, vu la ressemblance évidente entre les trois passeurs.

- Dire que j'ai pris ce poste de traducteur parce qu'on m'a assuré que le boulot était tranquille ! Si c'est pour être dérangé sans arrêt, je préfère encore rentrer chez moi ! bougonne le vieil homme en essayant de se débarrasser d'un gros fil de miel qui encombre sa barbe.

- Pourquoi ? Tu as souvent de la visite ? demande Bétamèche.

- Non ! C'est la première et j'aimerais autant que ce soit la dernière ! grogne le vieux barbu.

- Traduis à la reine mes propos et je te promets de ne pas rester longtemps, afin que tu puisses retourner te coucher ! lui dit Sélénia.

- Trop aimable ! marmonne le vieil homme. (Ce qui n'est vraiment pas son cas !)

- Je suis la princesse Sélénia de Matradoy, seizième du nom, souveraine des Premières Terres. Et je m'incline, au nom de mon peuple, devant Votre Majesté.

Valiome le traducteur sort un pipeau de sa poche. L'objet est fort joli et semble avoir été taillé dans le tuyau d'une plume d'oiseau. Des dessins minimoys s'enroulent autour de l'instrument qui ne possède pas moins de cinquante trous. Il faut vraiment avoir fait des études pour pouvoir s'en servir, surtout quand on n'a que huit doigts comme tous les Minimoys. Mais Valiome a son diplôme de la fameuse Académie du rossignol, où maître Berlisse, l'honorable mille-pattes, enseigne depuis la nuit des temps. Berlisse parle autant de langues qu'il possède de pattes et c'est lui qui a mis au point le pipeau-traducteur. Il existe un pipeau pour chaque langue et celui des abeilles fait partie des plus simples. Le plus compliqué est sans aucun doute celui du grillon mexicain. Il possède près de mille trous et, évidemment, Berlisse est le seul à pouvoir en jouer, puisqu'il a une patte pour chaque note.

Valiome prend une grande inspiration et souffle dans son pipeau en pianotant sur les petits trous. Un grésillement léger sort de l'instrument et la traduction semble bonne puisque la reine s'incline à son tour.

- Elle vous remercie et vous demande de quel droit vous êtes entrés ainsi dans la ruche ! traduit le passeur.

Arthur commence à s'inquiéter, surtout depuis que l'abeille porteuse l'observe avec insistance.

- L'affaire est d'importance. Notre monde est en danger, car M le maudit a juré sa perte. Si nous ne réagissons pas, notre monde deviendra bientôt le sien, et terreur et destruction deviendront notre lot quotidien !

La princesse s'exprime avec ferveur. Elle sait son discours important et l'assemblée difficile à convaincre. Valiome pianote sur son pipeau, pour assurer la traduction simultanée.

L'une des abeilles policières s'approche de la reine et semble lui confirmer les propos de Sélénia. C'est vrai qu'une rumeur s'est répandue dans la ruche, depuis quelques heures. Une guêpe aurait vu passer une armée de moustiks géants, avec Maltazard à sa tête. Mais l'information venant d'une guêpe, cousine éloignée et peu sérieuse, au comportement souvent anarchique, personne n'avait pris la responsabilité de faire remonter ce ragot jusqu'à la reine.

- Je propose de nous allier, car seules nos forces réunies pourront chasser ce vilain de nos terres ! annonce la princesse.

C'est bien joli tout ça, mais on ne voit pas vraiment quelle force elle peut proposer à un escadron d'abeilles armées jusqu'au dard. La reine écoute attentivement la traduction qui semble la perturber. Elle pousse quelques petits cris que Valiome s'empresse de traduire.

- Quelle tragédie proposez-vous ?

Sélénia et Arthur se regardent. Qu'est-ce que la « tragédie » vient faire là-dedans ? Le traducteur pose à nouveau la question et obtient une réponse un peu différente.

- Stratégie ! Quelle est votre stratégie ! Au temps pour moi !

Valiome se penche un peu vers la princesse et lui dit, en aparté :

- La reine a un petit cheveu sur la langue et elle a horreur qu'on le lui fasse remarquer !

C'est un détail à ne pas oublier car il est préférable de ne jamais vexer la reine des abeilles.

- La stratégie est simple. Notre meilleur chevalier est ici présent. Il se nomme Arthur !

L'enfant rougit aussitôt. Il ne s'attendait pas, dans un moment aussi tendu, à recevoir un si joli compliment.

- Il connaît bien le monde des hommes, puisqu'il en vient !

À cet instant, un frisson parcourt l'assemblée et tous les dards se mettent automatiquement à vibrer. Même de petite taille, l'homme reste l'ennemi principal des abeilles. Quand il ne les rend pas esclaves, il pille les récoltes ou les gaze. Les abeilles n'ont que de mauvais souvenirs liés aux hommes, et tous les yeux noirs sont braqués sur Arthur qui tient à peine sur ses jambes, tellement il se sent mal.

L'abeille porteuse prend la liberté de s'approcher de sa reine et lui murmure quelque chose à l'oreille. Valiome écoute avec émotion, avant de traduire.

- Cette jeune abeille a reconnu Arthur. Elle dit qu'il lui a sauvé la vie alors qu'elle était prise au piège d'un horrible individu !

- M le maudit ? chuchote Bétamèche toujours aussi anxieux.

- Euh... non, c'était mon père, répond Arthur, embêté d'avouer ses liens avec cet animal.

Valiome poursuit sa traduction.

- Ce jeune prince lui a sorti les pattes une à une de la confiture, lui a soufflé dessus pour l'aider à respirer et a attendu qu'elle s'envole pour détruire le piège !

Une clameur s'élève dans l'assemblée. L'équivalent d'un tonnerre d'applaudissements accueillant un but marqué à la dernière seconde. Jamais les abeilles n'avaient entendu une si belle histoire. La reine réclame le silence et demande comment elle peut aider ce jeune héros à remplir sa mission.

- Pour contrer Maltazard, il doit redevenir grand et passer dans l'autre monde, explique la princesse. Il n'y a que vous qui puissiez l'y aider !

- Comment peut-elle faire ? demande naïvement Arthur à Bétamèche.

- La reine peut fabriquer la potion dont tu as besoin. C'est un miel si concentré qu'il y a suffisamment de vitamines pour faire pousser n'importe quoi, ou n'importe qui ! La reine n'en fabrique qu'une seule goutte par an, que toutes ses abeilles se partagent. Ça leur donne assez d'énergie pour traverser l'hiver !

Arthur est subjugué et imagine très bien les dégâts que causerait un tel produit s'il tombait entre de mauvaises mains.

- Le problème, c'est que ça fatigue énormément la reine de fabriquer cet élixir, alors ce n'est pas sûr qu'elle accepte ! ajoute Bétamèche en fronçant les sourcils.

La reine tend ses antennes, elle semble écouter ce que lui dit la clameur qui vient de l'assemblée.

- Elle est d'accord ! annonce le traducteur en jubilant.

Arthur et Sélénia tombent dans les bras l'un de l'autre en hurlant de joie.

- Nous sommes sauvés ! s'écrie la princesse, un gigantesque sourire illuminant son visage.


Il n'est jamais bon de se réjouir trop vite, surtout en matière de sauvetage. Un bruit énorme arrive de la route. Armand dresse l'oreille. Il pose à nouveau la compresse sur le front de sa femme et se lève.

- Nous avons de la visite, on dirait ! s'inquiète le père.

- Je vais aller faire de la limonade ! lance Rose en se redressant.

- Ah non ! Pas question ! dit-il en la rattrapant dans son élan.

- Mais ces pauvres gens doivent avoir soif par cette chaleur ! Il est de mon devoir de les réconforter, réplique Rose, toujours un peu sonnée, et pas seulement par la chaleur.

Armand jette un coup d'œil par la fenêtre.

- Ces gens-là ont de quoi étancher la soif de tout le monde, crois-moi ! répond-il en l'entraînant par le bras vers l'entrée.

Sur la petite place en graviers qui fait office de parking, un rutilant camion rouge de pompiers vient se garer. Le chef de brigade descend aussitôt de la cabine. Le commandant Bellerive a la cinquantaine. Une petite moustache sur un visage jovial, il est engoncé dans son costume en cuir, trop petit pour son embonpoint, mais parfait pour le faire suer. Il enlève son casque, s'éponge le front et le remet en voyant arriver Archibald.

- Vous avez des nouvelles d'Arthur ? demande aussitôt le grand-père, le visage anxieux.

-... Arthur ? questionne le commandant, visiblement pas au courant de la situation.

- Il a disparu et nous sommes sans nouvelles de lui depuis hier soir ! précise Marguerite, qui vient de rejoindre son mari.

- Vous inquiétez pas trop pour lui, il est débrouillard votre petit ! Il doit vadrouiller en forêt, s'inventer des aventures, comme on le faisait tous à son âge ! dit-il en souriant.

Si seulement il savait à quel point les aventures d'Arthur sont bien réelles et que son petit tour en forêt n'a rien d'une sinécure.

- Mais si vous ne venez pas pour Arthur, que faites-vous là ? Il n'y a pas le feu ? interroge Archibald en jetant un coup d'œil à la maison pour s'assurer que sa fille n'a pas fait de bêtise.

- C'est moi qui les ai appelés ! répond Armand avec fermeté.

- Nous avons dit midi et il est midi précis ! annonce fièrement le commandant. Alors ? Il est où cet essaim d'abeilles ?

Armand tend le bras en direction de la forêt.

- Il est par là. Suivez-moi !

Tandis que les pompiers déballent leur matériel, Archibald attrape son gendre par le bras.

- Tu ne vas tout de même pas faire gazer ces pauvres bêtes qui ne t'ont rien fait ?!

Armand se dégage brusquement de l'étreinte du vieil homme.

- Arthur est allergique et la moindre piqûre peut lui être fatale ! Alors je ne me suis peut-être pas bien occupé de mon fils depuis quelque temps, mais cette histoire aura eu au moins le mérite de me réveiller et à partir de maintenant, je vais veiller personnellement sur Arthur dès... dès qu'il sera de retour ! En attendant, je vais détruire cette ruche pour qu'il ne lui soit fait aucun mal, au cas où il s'en approche !!

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