Il n’y a pas eu de bombe le lendemain. Ni le jour d’après. Ni les jours suivants. L’inquiétude des collègues est peu à peu retombée. Ce n’est bientôt plus un sujet de conversation. C’est à peine un souvenir. Le Magasin a repris son rythme de croisière. Il vogue au large des contingences explosives. Lehmann joue les quartiers-maîtres avec plus de zèle que jamais. Les petits vieux de Théo se prennent pour des bâtisseurs d’empire. Théo lui-même enrichit chaque jour l’album du Petit. Les flics continuent de fouiller employés et clients qui lèvent les bras en rigolant. Sainclair a perdu huit cents collaborateurs pour retrouver huit cents employés. Lecyfre répercute les mots d’ordre C.G.T., Lehmann les mots d’ordre « Maison ». Je me fais convenablement engueuler. Paumés dans mon imagination qui se vide, Jib la Hyène et Pat les Pattes commencent à tirer la langue. Les enfants me menacent de me remplacer par la télé si je flanche. Louna ne me téléphone plus. Tout est rentré dans l’ordre. Jusqu’au 2 février.
La fille est très belle. Dans le genre léonin. Une chevelure rousse tombe en vagues épaisses sur ses larges épaules qu’on devine musclées. Elle a des hanches italiennes qui se balancent paisiblement. Elle n’est plus si jeune. Elle est dans l’âge des plénitudes sympathiques. Le haut de sa jupe, plaqué sur ses fesses, révèle la trace d’un slip minimaliste. Comme je n’ai rien d’autre à faire qu’à attendre un appel de Miss Hamilton, je décide de suivre ma belle apparition. Elle trifouille par-ci par-là dans les étalages. Ses bras demi nus sont cerclés d’une argenterie moyennement orientale. Elle a de longs doigts nerveux, bruns et souples, qui ne saisissent qu’en s’enroulant. Je la suis avec l’aisance du poisson que je suis devenu dans l’eau trouble de ce magasin. Je joue à la perdre pour me donner le plaisir de la retrouver au croisement de deux allées. Lors de ces rencontres faussement inopinées, je laisse l’adrénaline dresser tous mes petits cheveux intérieurs. Une chose me tracasse, je n’arrive pas à débusquer son regard. Sa crinière est trop fournie. Et trop mouvante. Quant à elle, il va sans dire qu’elle ne me remarque pas. (Transparence de mon costume de fonction.) Le petit jeu dure un certain temps, et j’atteins à un état de désir absolu, quand la chose se produit. Elle flânait depuis cinq bonnes minutes devant le rayon des shetlands. Tout à coup, ses doigts jaillissent, s’enroulent, un petit pull est entièrement aspiré dans le creux de sa main, puis sa main avalée par son sac, lequel déglutit, et recrache une main vide.
Je l’ai vue. Mais de l’autre côté du comptoir, Cazeneuve, le flic approprié, l’a vue aussi. Heureusement, je suis plus près d’elle que lui. Pendant qu’il sort ses crocs en faisant le tour du rayon, je franchis, moi, les deux pas qui me séparent de ma belle voleuse. Je plonge ma main dans le sac en la forçant à se retourner vers moi, et je retire le pull que je plaque sur ses épaules comme si je le lui essayais. En même temps, je murmure entre mes dents, avec un air réfléchi :
— Ne faites pas la conne, le mouchard de service est juste derrière vous.
Non seulement elle a le réflexe de ne pas protester, mais elle s’exclame d’une belle voix rauque :
— Il me va bien, non ? Qu’est-ce que tu en penses ?
Pris de court, je réponds n’importe quoi.
— Très bien avec tes yeux, tante Julia, mais pas avec tes cheveux.
En fait, je ne vois que ses yeux. Deux amandes pailletées d’or, bordées de cils qui me chatouillent presque le nez. Derrière ces merveilles, deux autres yeux me fusillent. Ce sont les sabords de Cazeneuve. Je jette négligemment le pull sur le comptoir, en choisis un autre que je tends devant la fille, en reculant la tête, avec un air connaisseur. Revenu à lui, Cazeneuve intervient. Il n’y va pas par quatre chemins.
— Arrête ton cirque, Malaussène, j’ai très bien vu cette fille faucher le premier pull.
— « Cette fille » ? c’est une façon de parler à la clientèle, Cazeneuve ? Un bon garçon comme toi ?
Je dis cela sur le ton rêveur de quelqu’un qui pense à autre chose. C’est que le second pull (c’est décidé, je m’établis dans les fringues !) sied à ravir à ma gentille lionne. Et je dis :
— Celui-là te va très bien, tante Julia.
Je ne suis pas le seul à admirer « tante Julia ». Un certain nombre de clients retiennent leur souffle. Dont un vieux couple à l’air attendri et aux cheveux blanchissimes, porteur d’un cabas vert, et qui nous mange littéralement des yeux.
— Malaussène, s’il te plaît, ne m’empêche pas de faire mon travail.
C’est Cazeneuve qui grince. Pendant ce temps non loin de là, un des petits vieux de Théo fauche un vibromasseur.
— Je ne t’empêche pas de faire ton boulot, Cazeneuve, je t’empêche d’y prendre trop de plaisir.
— Mademoiselle, vous avez mis ce shetland dans votre sac, je vous ai vue !
La fille s’accroche à mon regard comme à une bouée de sauvetage. Visage large, pommettes saillantes, lèvres humides.
— Est-ce que je te demande où tu vas te faire bronzer, Cazeneuve ?
Là, j’ai tapé dans le mille. Sa jolie gueule de terre cuite, Cazeneuve se la fait reluire gratis, tous les jours, au rayon maison des lampes solaires. J’ajoute :
— Fiche la paix à tante Julia ou tu vas recevoir une baffe.
C’est alors que la chose se produit, comme au ralenti, dans le Magasin qui se serait immobilisé tout entier. Cazeneuve blêmit. Juste derrière lui, les deux gracieux petits vieux se tournent l’un vers l’autre en souriant. Et voilà qu’ils se roulent la galoche de leur centenaire ! Un baiser d’une sensualité incroyablement contagieuse. Entre leurs deux ventres soudés, je distingue le coin du cabas vert. Vert pomme.
Et Cazeneuve reçoit la baffe promise. Seulement, ce n’est pas moi qui la lui donne. C’est le bras arraché de la vieille dame. Je suis des yeux la courbe parfaitement dessinée par le geyser de sang qui s’en échappe. Je vois le visage de l’homme, très nettement, un regard d’incrédulité sous une frange de cheveux blancs, fins comme des cheveux de bébé, et taillés à la romaine. Je vois la tête de Cazeneuve. Sa joue, soudain flasque, répercute l’onde de choc à tout le reste du visage.
Et c’est alors seulement que j’entends l’explosion. Un mur de brique volatilisé dans ma tête. Projeté en avant, Cazeneuve nous envoie au tapis, tante Julia et moi.