— Pas question, plutôt crever !
Cela dit en abattant si violemment sa fourchette sur son assiette et en gueulant si fort, malgré le désir de se retenir, que les clients les plus proches sursautent et se retournent.
— Qu’est-ce qui te prend, Théo ? Regarde, tu as cassé ton assiette.
— Ben, n’insiste pas, je ne donnerai jamais cette photo aux flics.
Le céleri rémoulade se répand comme une coulée de plâtre sur la nappe à carreaux rouges.
— Tu sais ce qu’on risque ?
Il essaye de recoller discrètement les deux morceaux de l’assiette. C’est pour le coup qu’entre l’assiette et la nappe, le céleri remplit son office de ciment.
— Toi, tu ne risques rien, tu n’as qu’à foutre en l’air les agrandissements de Clara, c’est tout. Quant à moi…
Rapide coup d’œil :
— Moi, ça me regarde.
Il a laissé fuser ça entre ses dents, dans un murmure féroce, en rangeant la sinistre photographie dans son portefeuille. C’est à mon tour de le regarder avec des points d’interrogation et de lui retourner la question de l’autre soir :
— Théo, tu trempes dans cette histoire de bombes ?
— Si j’en étais, je ne t’aurais pas montré cette photo.
C’est sorti très spontanément, et c’est vrai. S’il y était pour quelque chose, il n’aurait pas cherché à me mouiller en me flanquant un indice sous le nez.
— Tu sais qui c’est ? Tu couvres quelqu’un ?
— Si je savais qui c’est, je le proposerais à l’ordre de la Légion d’honneur ! Bastien, apporte-moi une autre assiette, j’ai pété la mienne !
Bastien, le loufiat local, se penche en rigolant.
— Scène de ménage ?
Des mois qu’il nous prend pour un couple, cet abruti.
— Rengaine tes vannes et rapporte-moi du matériel solide ! Sans céleri rémoulade ! Quel est le Français profond qui a inventé le céleri rémoulade, tu peux me le dire ?
Douché, Bastien éponge en râlant.
— Personne t’oblige à en commander !
— Si, la curiosité ! L’esprit d’expérience ! Il y a des moments, dans la vie, où on veut en croire ses yeux ! Non ?
Tout cela dit avec une insistante méchanceté.
— Non ? Oui ou non ? Un poireau vinaigrette, s’il te plaît !
Vision sur le gros cul de Bastien qui s’éloigne en maugréant.
— Théo, pourquoi refuses-tu d’envoyer cette photo aux flics ?
Il reporte toute sa rogne sur moi, à deux doigts de m’envoyer me faire foutre :
— Tu lis les journaux, quelquefois ?
— Le dernier que j’ai lu c’était celui qui titrait sur la mort de Léonard.
— Eh bien ! t’as eu du pot de le lire, tu as eu un numéro de la première édition. La deuxième a été saisie.
— Saisie ? Pourquoi ?
— La famille du défunt. Atteinte à la vie privée.
Un coup de bigo bien placé et il ne leur a fallu que deux heures pour faire saisir tous les numéros en vente. Suite de quoi ils ont attaqué la direction du canard, assignée en référé, et ils viennent de gagner leur procès ce matin.
— Si vite ?
— Si vite.
Discrète glissade de l’énorme Bastien, le poireau vinaigrette se pose sur la table.
— Et alors, ça ne m’explique pas pourquoi tu veux garder cette photo ?
Regard consterné.
— Tu as du céleri rémoulade dans la tête ou quoi ? Ben, tu réalises le pouvoir de ces salauds de culs propres ? Il leur a suffi d’un coup de téléphone pour faire saisir le quotidien qui avait osé publier les quatre photos de ce fumier en train de prendre son pied ! (Parce que tu l’avais compris, ça, au moins, non ? ce que représentaient ces quatre photomatons ?) Suite de quoi, procès éclair et ils font cracher un maximum au journal. Qu’est-ce qui se passe, maintenant, si j’envoie cette photo aux flics, hein ?
— Ils étouffent l’affaire.
— Consigne venue d’en haut, à la bonne heure, t’es moins ramolli que je le craignais. Et tu veux que je te raconte la suite ?
Il se penche brusquement au-dessus de son assiette, où plonge sa cravate.
— La voilà, la suite : avec cet indice en or entre leurs mains, les flics pigent l’essentiel : le mobile. Jusqu’à présent ils avaient été trimbalés par la thèse du dingue qui tuait au hasard. Maintenant ils savent. Ils savent qu’une bande d’ordures satanicoïdes s’est jadis offert — s’offre peut-être encore ! — des saloperies de messes noires avec sacrifice humain et tout le cortège de tortures que ça suppose sur la personne d’enfants, Monsieur, d’enfants !
Il est maintenant debout devant moi, les poings retournés sur la table, sa cravate se déroulant de son assiette pour grimper jusqu’à son cou comme une corde de fakir, dans la pose même du hurlement de rage, mais il murmure, il murmure, des larmes tremblant à nouveau sur le bord de ses paupières.
— Ta cravate, Théo, regarde ta cravate, assieds-toi…
— Et du même coup, les flics comprennent le reste. Quelqu’un les a repérés, ces salauds de sacrificateurs et quelqu’un les flingue, l’un après l’autre, méthodiquement, et ce quelqu’un les aura tous si les flics ne se magnent pas le cul. Or, ça leur plairait plutôt, aux flics, que le vengeur fasse le vrai boulot à leur place, seulement voilà, c’est une institution, la Police, et elle doit fonctionner, tu comprends ça ? Et puis autre chose, encore, ces fonctionnaires fonctionnant sont aussi des hommes, des mecs comme toi et moi (enfin, pas tout à fait comme moi), avec leur curiosité, leur curiosité, Ben, et ils donneraient dix ans de leur retraite pour en coincer un, un seul de ces mangeurs d’enfants, histoire de voir ce qu’il a dans le ventre, de comprendre ! Et alors, d’après toi, qu’est-ce qui lui arrivera, à celui-là, l’ogre rescapé ?
— Il passera le reste de sa vie au trou.
— Exact.
Il se rassied, dénoue sa cravate qu’il plie soigneusement.
— Exact, un trou si profond que personne n’en saura jamais rien, sans procès, je t’en fous mon billet, au trou, comme ça, direct, parce qu’un tel scandale, Monsieur, il n’est pas question que ça éclabousse des gens qui ont le téléphone aussi efficace que les Léonard.
— Et les familles des enfants ?
Là, il se passe un long moment pendant lequel Théo contemple son poireau vinaigrette comme si c’était le truc le plus difficilement identifiable qu’il ait vu de sa vie. Puis, rêveur :
— D’après toi, Ben, qu’est-ce que c’est qu’un orphelin ?
(… « qu’avait pas d’papa, qu’avait pas d’maman »… ça chantonne sinistre dans ma tête.)
— D’accord, Théo, c’est quelqu’un que personne ne recherche.
— Oui, monsieur.
L’obstination avec laquelle il regarde ce poireau !…
— Oui, Ben. Et un orphelin, c’est la crédulité même. C’est quelqu’un qui n’a qu’une envie : trouver quelqu’un d’autre, suivre les messieurs qui proposent des bonbons. Or ces messieurs-là en raffolent, justement, des orphelins.
Il y a en lui quelque chose qui fait un effort désespéré pour ne pas en penser plus qu’il ne m’en dit, une fixité de tout son être : l’image de l’homme qui lutte contre les images.
Son couteau tripote le poireau avec circonspection, comme s’il s’agissait d’une chose innommable, récemment morte, ou pas encore vivante.
— Quand je dis « orphelin », je limite le choix. Il faudrait dire « délaissés ». Des gosses délaissés, dont tout le monde se fout, y compris les institutions qui sont censées les abriter, notre joli monde en fournit à la pelle : petits bougnoules rescapés d’un autre massacre, jeunes jaunes à la dérive, fugueurs, fuyards, génération spontanée du bitume, y a qu’à se servir… Je ne donnerai pas cette photo aux flics.
Un temps, où il retourne le poireau sur lui-même, le poireau qui a une densité de noyé.
— Et puis, je vais te dire, les flics ne vont pas tarder à le coincer, notre vengeur. Ils ne sont pas idiots, ils ont des moyens, ils n’ont pas dû marcher longtemps sur la fausse piste du hasard. C’est une course de vitesse. Zorro n’a plus qu’une demi-longueur d’avance, peut-être même pas. Il n’aura sans doute pas le temps de les flinguer tous. Alors, je ne vais pas aider la Police à le coincer. Oh non, pas moi !
Et enfin, après un dernier coup d’œil à la chose pâle qui gît dans son assiette, vert et blanc fondus dans la nacre d’une huile épaisse où stagnent les yeux immobiles du vinaigre…
— Ben, s’il te plaît, tirons-nous, ce poireau a eu ma peau.