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La voix féminine tombe du haut-parleur, légère et prometteuse comme un voile de mariée.

— Monsieur Malaussène est demandé au bureau des Réclamations.

Une voix de brume, tout à fait comme si les photos de Hamilton se mettaient à parler. Pourtant, je perçois un léger sourire derrière le brouillard Miss Hamilton. Pas tendre du tout, le sourire. Bon, j’y vais. J’arriverai peut-être la semaine prochaine. Nous sommes un 24 décembre, il est seize heures quinze, le Magasin est bourré. Une foule épaisse de clients écrasés de cadeaux obstrue les allées. Un glacier qui s’écoule imperceptiblement, dans une sombre nervosité. Sourires crispés, sueur luisante, injures sourdes, regards haineux, hurlements terrifiés des enfants happés par des pères Noël hydrophiles.

— N’aie pas peur, chéri, c’est le Père Noël !

Flashes.

En fait de Père Noël, j’en vois un, moi, gigantesque et translucide, qui dresse au-dessus de cette cohue figée sa formidable silhouette d’anthropophage. Il a une bouche cerise. Il a une barbe blanche. Il a un bon sourire. Des jambes d’enfants lui sortent par les commissures des lèvres. C’est le dernier dessin du Petit, hier, à l’école. Gueule de la maîtresse : « Vous trouvez normal de dessiner un Père Noël pareil, un enfant de cet âge ? » « Et le Père Noël, j’ai répondu, vous le trouvez tout à fait normal, lui ? » J’ai pris le Petit dans mes bras, il était bouillant de fièvre. Il avait si chaud que ses lunettes en étaient embuées. Ça le faisait loucher encore davantage.

— Monsieur Malaussène est demandé au bureau des Réclamations.

M. Malaussène a entendu, bordel ! Il est même au pied de l’escalator central. Et il s’y serait déjà engagé s’il n’était cloué sur place par la gueule noire d’un canon rayé. Parce que c’est moi qu’il vise, le salaud, pas d’erreur possible. La tourelle a tourné sur son axe, s’est immobilisée dans ma direction, puis le canon a levé le nez jusqu’à me fixer entre les deux yeux. Tourelle et canon appartiennent à un char AMX 30, télécommandé par un vieillard d’un mètre quarante qui manipule l’engin à distance, en poussant des petits gloussements émerveillés. C’est un des innombrables petits vieux de Théo. Réellement très petit, absolument vieux, repérable à cette blouse grise dont Théo les affuble pour ne pas les perdre de vue.

— Pour la dernière fois, grand-père, remettez ce jouet à sa place !

La vendeuse gronde avec lassitude derrière le rayon des jouets. Elle a la gentille tête d’un écureuil qui aurait conservé ses noisettes dans ses joues. Le vieillard crachote un refus d’enfant, son pouce sur le bouton de la mise à feu. Je claque un garde-à-vous impeccable et dis :

— L’AMX 30 est dépassé, mon Colonel, bon pour la ferraille ou l’Amérique latine.

Le petit vieux jette un regard désolé sur son joujou, puis, d’un geste résigné, me fait signe de passer. Le sourire de la vendeuse me dédie un brevet de gérontologie. Cazeneuve, le flic de l’étage, surgit du sol et ramasse le char d’un air rageur.

— Décidément, il faut toujours que tu foutes la merde, Malaussène !

— Ta gueule, Cazeneuve.

Atmosphère…

Son char envolé, le vieillard reste bras ballants. Je me laisse emporter par l’escalator, avec un certain soulagement, comme si j’espérais trouver plus d’air en altitude.

En altitude, c’est Théo, que je trouve. Cintré dans un costard flamant rose, il fait la queue, comme d’habitude, devant la cabine de photomaton. Il me sourit gentiment.

— Il y a un de tes bébés qui sème le branle au rayon des jouets, Théo.

— Tant mieux, pendant ce temps il n’ouvre pas sa blouse à la sortie des écoles.

Sourire pour sourire. Puis du coin de l’œil, Théo me désigne la cage en verre des Réclamations.

— On dirait qu’on s’occupe de toi, là-dedans.

En effet, il ne me faut pas une seconde pour comprendre que Lehmann est au boulot depuis un certain temps. Il est en train d’expliquer à la cliente que c’est entièrement de ma faute. Des larmes jaillissent à petits jets brefs des yeux de la dame. Elle a rangé dans un coin un bébé obèse rentré en force dans une poussette déglinguée. J’ouvre la porte. J’entends Lehmann affirmer, sur le ton de la plus franche solidarité :

— Je suis entièrement d’accord avec vous, madame, c’est absolument inadmissible, d’ailleurs…

Il m’a vu.

— D’ailleurs le voici, nous allons lui demander ce qu’il en pense.

Sa voix a changé de registre. Du compatissant, on glisse au venimeux. L’affaire est simple. Lehmann me l’expose avec une tranquillité d’hypnotiseur. Le bébé obèse pose sur moi un regard gai comme le monde. Voilà, il y a trois jours, mes services auraient vendu à la dame ici présente un réfrigérateur d’une contenance telle qu’elle y a enfourné le réveillon de vingt-cinq personnes, hors-d’œuvre et desserts compris. « Enfourné » est d’ailleurs le mot juste, puisque cette nuit, pour une raison dont Lehmann aimerait bien que je lui fournisse l’explication, le frigo en question s’est transformé en incinérateur. Un miracle que madame n’ait pas été brûlée vive en ouvrant la porte ce matin. Je jette un bref coup d’œil à la cliente. Ses sourcils, en effet, sont roussis. La douleur qui perce à travers sa colère m’aide à prendre un air lamentable. Le bébé me regarde comme si j’étais la source de tout. Mes yeux à moi se portent avec angoisse sur Lehmann, qui, les bras croisés, s’est appuyé contre l’arête de son bureau et dit :

— J’attends.

Silence.

— Le Contrôle Technique, c’est vous, non ?

J’en conviens d’un hochement de tête et balbutie que, justement, je ne comprends pas, les tests de contrôle avaient été effectués… — Comme pour la gazinière de la semaine dernière ou l’aspirateur du cabinet Boëry !

Dans le regard du môme, je lis clairement que le massacre des bébés phoques, c’est moi. Lehmann s’adresse de nouveau à la cliente. Il parle comme si je n’étais pas là. Il remercie la dame de n’avoir pas hésité à déposer sa plainte avec vigueur. (Dehors, Théo poirote toujours à la porte du photomaton. Il ne faudra pas que j’oublie de lui demander un double de sa photo pour l’album du Petit.) Lehmann estime qu’il est du devoir de la clientèle de participer à l’assainissement du Commerce. Il va sans dire que la garantie jouera et que le Magasin lui livrera séance tenante un autre réfrigérateur.

— Quant aux préjudices matériels annexes dont vous-même et les vôtres avez eu à pâtir (il parle comme ça, l’ex sous-off Lehmann, avec, au fond de la voix, le souvenir de la bonne vieille Alsace où le déposa la Cigogne — celle qui carbure au Riesling), M. Malaussène se fera un plaisir de les réparer. A ses frais, bien entendu.

Et il ajoute :

— Joyeux Noël, Malaussène !

Maintenant que Lehmann lui retrace ma carrière dans la maison, maintenant que Lehmann lui affirme que, grâce à elle, cette carrière va prendre fin, ce n’est plus de la colère que je lis dans les yeux fatigués de la cliente, c’est de l’embarras, puis de la compassion, avec des larmes qui remontent à l’assaut, et qui tremblent bientôt à la pointe de ses cils.

Ça y est, le moment est venu d’amorcer ma propre pompe lacrymale. Ce que je fais en détournant les yeux. Par la baie vitrée, je plonge mon regard dans le maelström du Magasin. Un cœur impitoyable pulse des globules supplémentaires dans les artères bouchées. L’humanité entière me paraît ramper sous un gigantesque paquet cadeau. De jolis ballons translucides montent sans discontinuer du rayon des jouets pour s’agglutiner là-haut, contre la verrière dépolie. La lumière du jour filtre à travers ces grappes multicolores. C’est beau. La cliente essaye en vain d’interrompre Lehmann qui, impitoyable, dresse mon curriculum à venir. Pas brillant. Deux ou trois emplois minables, nouvelles exclusions, le chômage définitif, un hospice, et la fosse commune en perspective. Quand les yeux de la cliente se reportent sur moi, je suis en larmes. Lehmann n’élève pas la voix. Il enfonce méthodiquement le clou.

Ce que je vois dans les yeux de la cliente maintenant, ne me surprend pas. Je l’y vois, elle. Il a suffi que je me mette à pleurer pour qu’elle prenne ma place. Compassion. Elle parvient enfin à interrompre Lehmann au milieu d’une respiration. Machine arrière toute. Elle retire sa plainte. Qu’on se contente de faire jouer la garantie du réfrigérateur, elle n’en demande pas plus. Inutile de me faire rembourser le réveillon de vingt-cinq personnes. (A un moment ou à un autre, Lehmann a dû parler de mon salaire.) Elle s’en voudrait de me faire perdre ma place une veille de fête. (Lehmann a prononcé le mot « Noël » une bonne vingtaine de fois.) Tout le monde peut faire des erreurs, elle-même il n’y a pas si longtemps, dans son travail…


Cinq minutes plus tard, elle quitte le bureau des Réclamations munie d’un bon de commande pour un réfrigérateur neuf. Le bébé et sa poussette restent coincés une seconde dans la porte. Elle pousse, avec un sanglot nerveux.

Lehmann et moi restons seuls. Je le regarde un moment se fendre la pêche puis — coup de pompe ou quoi ? — je murmure :

— Belle équipe de salauds, hein ?

Sa gueule d’aboyeur s’ouvre toute grande pour me répondre. Mais quelque chose la lui ferme.

Cela monte du ventre du Magasin.

C’est une explosion sourde. Suivie de hurlements.

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