Mais c’est aussi Thérèse. Thérèse reste debout sur le seuil. Julius reste assis à côté de Thérèse. Puis une autre tête émerge : Louna. Une autre encore : Jérémy, hissé sur ses pointes. Et maintenant, Clara. Ça se bouscule sans franchir le seuil. Thérèse dit :
— Ah ! tu es vivant…
Mi-figue mi-raisin.
Je désigne le mollusque d’un hochement de tête et je dis :
— Si peu…
Thérèse envoie son plus chaste rictus à ma camarade de chambre qui, toujours aussi nue, est resté bouche ouverte au milieu de son explication.
— Tante Julia, je suppose ?
Charmante petite sœur. Maintenant, le peu de prestige qui me reste boit la tasse fatale. Tante Julia sait qu’elle n’est pas la première tante Julia de ma vie. Si Thérèse continue sur sa lancée, Julia saura bientôt tout de mon mode de recrutement. Eh ! oui, j’ai honte. Je drague les belles voleuses du Magasin. C’est la triste vérité. L’homme est ignoble. Toutefois, il y a plus ignoble. Un autre homme. Cazeneuve, par exemple, ou tous les flics maison de son espèce, qui pourchassent les voleuses uniquement pour leur donner le choix entre un tour à la Direction ou une passe dans une cabine d’essayage. Moi, au moins, je ne viole pas. Je dirais même qu’à chaque fois que je séduis tante Julia, je la sauve d’un outrage. Ensuite, je fais ce que je peux.
Difficile de dire si Thérèse est heureuse de me voir vivant. Son royaume n’est pas de ce monde. C’est d’une voix parfaitement clinique qu’elle demande à Julia :
— Comment faites-vous pour dormir sur le ventre, avec de si gros seins ?
Julia écarquille les yeux. C’est cette expression de stupeur furieuse que saisit l’explosion du flash de Clara au-dessus de toutes les têtes.
Sur quoi, frères, sœurs et chien sont précipités à l’intérieur de la chambre sous la poussée hurlante d’une foule d’inconnus. Une bande rigolarde. Des corps à moitié nus, d’une beauté au moins égale à celle des Satarés de tante Julia. Tout ce beau monde plonge sur notre plumard et se met à nous caresser sous tous les angles. Exclamations diverses dans un idiome inconnu :
— Vixi Maria, que moça linda !
— E o rapaz também ! Olha ! 0 pelo tâo branco !
Julia fait une tête étrange, entre ravissement et incrédulité, comme si ses rêves venaient de prendre corps sous l’effet de sa frustration.
— Parece o menino Jesus mesmo !
Cette dernière réplique sur un ton si drôle que tout le monde se marre, même ceux qui ne comprennent pas. Les caresses redoublent, le flash de Clara crépite, Julius essaye de se frayer un chemin jusqu’à son maître, Jérémy ouvre des yeux comme des soucoupes, Louna sourit comme une femme enceinte, le Petit bat des mains en sautant à pieds joints, Thérèse attend que ça passe, Julia commence à rendre caresse pour caresse, et moi, j’ai une peur terrible de voir débarquer l’Assistante Fée Sociale, escortée de l’Ange des Mœurs, le bleu, avec le képi.
Mais non, c’est l’ordonnateur de cette jolie fête qui fait son entrée à son tour.
— Théo !
Il porte un costume vert prairie dont la poche pectorale est ornée d’un cœur de laitue au plus blanc duquel il a épinglé une feuille de rose. Il y a, dans l’album du Petit, une photo de Théo avec ce costard sur le dos, et la légende dit : « Ça, c’est Théo quand il donne à manger au Bois. »
Et il me regarde en se poilant.
— Eh ! oui, c’est moi ! Vers qui se retourne ta petite famille quand elle apprend que le grand frère a sauté en l’air ? vers mézigue ! Manque de pot, ce soir je n’étais pas chez moi, ils sont venus me chercher au Bois.
— Au Bois ?
— De Boulogne. C’est le soir où je porte à bouffer à mes copines brésiliennes pour les consoler de geler sur pied en tenue de combat. Quand l’hosto m’a appris que tu étais entier, j’ai décidé de te les amener pour fêter ça. Elles sont affectueuses, non ?
(Au Bois de Boulogne… mes tout-petits… un jour, je serai déchu de mes droits de fraternité.)
La suite se déroule en bas, chez les enfants, où nous improvisons un festin brésilien. Jérémy a dégoté chez un copain de l’immeuble un disque de Ney Matogiosso, le plus fondu des chanteurs pluri-sexués du continent sud-américain. La musique gueule, Tante Julia danse avec ses rêves incarnés. Je bois café brasileiro sur café brasileiro, couvé par les tendres regards de Théo et de Clara. Jérémy suit le rythme de la musique en cognant sur tout ce qui peut résonner dans un appartement. Le Petit dort comme tous les enfants de son âge au milieu de tous les bombardements, Louna, bien entendu, sourit, et Thérèse, assise sur l’arête de son lit, tient dans sa main la longue main brune et forte d’un gigantesque travesti bahianais, sombre et lumineux comme le café qui tapisse mes intérieurs. Seules, leurs paumes sont éclairées par une toute petite lampe de chevet. Je ne sais pas ce que l’autre comprend des prédictions de ma sœur, mais ses yeux extatiques lancent les mêmes reflets que le lamé de sa mini-jupe. Puis, tout à coup, il bondit en arrière. Il pointe sur Thérèse un doigt tremblant et se met à hurler :
— Essa moça chorava na barriga da mâe.
Du coup, tout s’arrête, musique, danse et café sur ma falaise.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
Théo traduit :
— Il dit que Thérèse pleurait déjà dans le ventre de sa mère.
Retour seize ans en arrière et froid glacial dans mon âme. (J’entends, très nette, la voix de maman qui me dit : « L’enfant pleure. » « L’enfant pleure ? » « Dans mon ventre, Benjamin, je l’entends pleurer dans mon ventre ! »)
Le plus calmement possible, je demande :
— Et alors ?
Le travesti qui dansait avec tante Julia, celui-là même qui me comparait tout à l’heure en rigolant à l’enfant Jésus, explique, d’une voix très calme, et dépourvue de la plus petite pointe d’accent :
— Chez nous, monsieur, cela veut dire qu’elle a le don de seconde vue.
Puis, farfouillant dans son réticule de strass, il en sort une petite statuette de verre bleuté, remplie d’eau. Il s’agenouille devant Thérèse et la lui tend en murmurant :
— Para você, mâe ; um presente sagrado.
— C’est une statuette de Yemanja, explique Théo, leur divinité de la mer. Il paraît qu’elle les sort sans problème de tous les pétrins.
Le diablotin positiviste se réveille en moi et me murmure à l’oreille :
— C’est pour ça qu’ils finissent au Bois.
Thérèse prend la statuette sans un mot de remerciement et va la déposer sur la petite étagère où elle remise toutes les divinités de sa collection.