Et rebelote. Je reçois le coup de plein flanc. Pas le temps de reprendre mon souffle qu’une autre attaque, frontale, celle-là, m’envoie au tapis. Je n’ai plus qu’à me mettre en boule, me rassembler au maximum, laisser pleuvoir, attendre que ça passe tout en sachant que ça ne passera pas. Et ça ne passe pas. Et ce n’est pas une partie d’échecs.
CE N’EST PAS UNE PARTIE D’ÉCHECS, BORDEL !
Ce hurlement muet me catapulte sur mes pieds. Il y a le cri de surprise de celui qui me maintenait au sol et qui roule sur le trottoir, puis la vision bien nette de Cazeneuve, debout devant moi, armant son pied pour me balancer un nouveau coup de latte dans les côtes. Fâcheuse ouverture entre ses jambes où s’écrase mon propre pied, provoquant un hurlement de dingo à réveiller tout l’hémisphère austral. Plus de Cazeneuve, mais un coup sur la nuque me précipite en avant, bras ouverts, étreignant comme le salut un autre corps qui bascule sous la poussée. A nouveau le trottoir, mais cette fois-ci ma chute amortie par l’épaisseur de l’autre, en dessous, l’autre que je frappe à l’aveuglette, visage, côtes, estomac, et qui hurle au secours, merde, cette voix, merde de merde, c’est une femme ! la surprise me fait redresser la tête, juste pour voir la trajectoire du pied qui me chope en pleine bouche et m’envoie rouler au diable. Le diable, cette nuit, est armé d’un sacré gourdin, qui s’abat sur mon épaule d’abord, me rate la deuxième fois car je roule sur moi-même, donnant à mes jambes de violents mouvements de ciseaux pour faucher le plus loin possible autour de moi.
Hurlements de tibias, bruit mou d’une grosse chute, piaillements divers, et de nouveau le bâton du diable, qui ne me rate pas, cette fois, explosion de mon pauvre crâne, adieu la vie, adieu le jour, adieu la nuit, même cette foutue nuit de merde, adieu…
« Etourdissant d’ubiquité, omniprésent à chaque ténébreuse affaire… »
Si le paradis, ou si l’enfer, ou si le néant, c’est retrouver Carlo Emilio Gadda, vivent le néant, le paradis et l’enfer !
— Elisabeth, un peu de café, je vous prie.
Oui, l’inspecteur Ingravallo (mais pourquoi diable l’appelait-on don Ciccio ?) tombé en service commandé sur le trottoir de la rue des Merles a bien besoin d’un petit café.
— Je crois qu’il nous revient tout doucement.
Oh ! doucement, s’il vous plaît, tout doucement revenir, le plus doucement possible, je viens de faire la connaissance de la Douleur. Carlo, ne m’abandonne pas, ne me laisse pas remonter, Carlo Emilio, je ne veux pas te quitter !
— Que dit-il ?
— Il dit qu’il ne veut pas quitter un certain Carlo Emilio Gadda, et franchement, je le comprends.
— Un Italien ?
— Le plus italien de tous, Elisabeth, doucement avec le café, vous allez l’étouffer.
L’inspecteur Ingravallo trempait sa plume dans le capuccino, d’où la tranquille nervosité de sa langue…
— Polydialectale, cette langue, oui, il est regrettable que nous n’ayons pas l’équivalent dans notre littérature.
Il faudra que je le lise aux enfants, même s’ils n’y comprennent rien, il faut aussi que je prépare Clara au bac — pas à la vie, elle le fait elle-même — au bac.
— Cette, fois, je crois qu’il émerge, aidez-moi, nous allons l’asseoir.
Comment asseoir un accordéon de douleurs ? Julius tout d’une pièce et moi en quatre-vingt mille morceaux ! Comment asseoir quatre-vingt mille morceaux ?
— Doucement, Elisabeth, passez-moi donc un autre coussin…
Mais Julius est guéri ? JULIUS EST GUÉRI !
— Qui est donc ce Julius, monsieur Malaussène ? Gadda, je connais, mais Julius…
La question du commissaire Coudrier, même souriante, appelle une réponse qui tombera dans ses dossiers.
— C’est mon chien, il est guéri.
Les divans Récamier ne font pas les civières les plus confortables.
— Tenez, prenez encore un peu de café. Je n’ai aucune notion de médecine, mais j’ai une confiance absolue dans le café d’Elisabeth. Elisabeth, aidez-le, je vous prie.
Oui, aidez-moi, Elisabeth, je suis assis sur mes os.
— Voilà.
(Oualà, oualà, oualà…)
— Pourquoi les divans Récamier sont-ils si durs ?
— Parce que les conquérants perdent leur empire quand ils s’endorment sur des sofas, monsieur Malaussène.
— Ils le perdent de toute façon, le sofa du temps…
— On dirait que vous allez mieux.
Je tourne la tête vers le commissaire Coudrier, assis à mon chevet, je lève ma tête en direction d’Elisabeth, penchée sur moi, la tasse de café à la main (la petite tasse cerclée d’or et son impérial), je baisse la tête vers mes pieds, tout là-bas. Ma tête se lève et se baisse, je vais mieux.
— Nous allons pouvoir parler.
Parlons.
— Avez-vous une petite idée de ce qui vous est arrivé ?
— Le Magasin m’est tombé dessus.
— Et pour quelle raison, selon vous ?
Pour quelle raison ? Inimitié injustifiée de Cazeneuve ? Il n’était pas seul. Et il y avait au moins une femme dans le tas. (Une femme sur qui j’ai cogné, doux Jésus !) Pourquoi ? Parce que je ne manifeste pas ? Non, nous ne sommes ni aux zussas ni en nursse. C’est d’ailleurs pour ça que je ne me trouve pas d’occasion de manifester. Pour quelle raison me sont-ils tombés dessus ?
— Je ne sais pas.
— Moi, si.
Le commissaire Coudrier se dresse dans la verte lumière de son bureau.
— Je vous remercie, Elisabeth.
Remerciée, Elisabeth. La porte se referme. Plus de café. Debout devant sa bibliothèque, le commissaire Coudrier récite :
— « Etourdissant d’ubiquité, omniprésent à chaque ténébreuse affaire… »
— Gadda.
— Gadda et vous, monsieur Malaussène. Vous étiez présent sur les lieux de la première explosion, de la deuxième et de la troisième. Il n’en faut pas plus pour monter quelques bourrichons.
C’est vrai. Mais si je me souviens bien, Cazeneuve aussi était présent, les trois fois. Je le dis ou je ne le dis pas ? Tant pis pour Cazeneuve, je le dis.
— En effet, répond le commissaire, mais lui n’assistait pas à la conférence du professeur Léonard.
Crâne d’obus ? Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans, Crâne d’obus ?
— C’est la victime du jour.
Ah ! bon.
— Que faisiez-vous à cette conférence ?
Mouiller Cazeneuve, d’accord, mais pas tante Julia (encore que, s’ils m’ont vu, ils m’ont forcément vu avec elle.)
— J’ai une sœur enceinte, et qui se demande si…
— Je comprends.
Ce qui ne veut pas dire qu’il approuve. Ni que la réponse lui suffise. Histoire de voir comment je fonctionne, j’essaie la position assise. Ouh-là ! Raide comme Julius au temps de sa raideur. (Julius est guéri !)
— Vous avez deux côtes fêlées. On vous a bandé.
— Et le crâne ?
— Bosselé, sans plus.
(Sans plus.)
Il fait le tour de son bureau, il s’assoit, il allume sa lampe. Comme j’ai une grimace d’éblouissement, il en baisse l’intensité. Que je sache, avec le téléphone, c’est la seule concession à la modernité dans le bureau, cette lampe à rhéostat. Il gratouille le derrière de son oreille, l’aile de son nez, croise enfin ses doigts devant lui, et dit :
— Vous faites un curieux métier, monsieur Malaussène, qui attire nécessairement les coups, tôt ou tard.
(Tiens, contrairement à ce qu’affirmait Sainclair, il l’a donc crue, mon histoire de Bouc Emissaire !)
Suit la question la plus stupéfiante qu’un prévenu, à supposer que je sois prévenu, ait jamais entendu sortir de la bouche d’un flic.
— Est-ce vous qui faites sauter ces bombes, monsieur Malaussène ?
— Non.
— Savez-vous qui c’est ?
— Non.
Nouveau grattage de nez, nouveau croisement de doigts, et seconde occasion de surprise :
— Bien que je n’aie pas à vous communiquer mes conclusions personnelles, sachez que je vous crois.
(Ça vaut mieux pour mézigue.)
— Mais sur votre lieu de travail, un bon nombre de vos collègues pensent que c’est vous.
— Dont ceux qui me sont tombés dessus, ce soir ?
— Entre autres.
Le mouvement de ses sourcils m’indique qu’il va tâcher de bien se faire comprendre.
— Voyez-vous, le Bouc Emissaire n’est pas seulement celui qui, le cas échéant, paye pour les autres. Il est surtout, et avant tout, un principe d’explication, monsieur Malaussène.
(Je suis un « principe d’explication » ?)
— Il est la cause mystérieuse mais patente de tout événement inexplicable.
(Et par-dessus le marché, me voilà une « cause patente » !)
— D’où l’explication des massacres de juifs durant les grandes pestes du Moyen Age.
(Mais nous ne sommes plus au Middle Age, non ?)
— Pour certains de vos collègues, en tant que Bouc Emissaire, vous êtes le poseur de bombes, pour la seule raison qu’ils ont besoin d’une cause, que cela les rassure.
(Pas moi.)
— Ils n’ont aucun besoin de preuves. Leur conviction leur suffit. Et ils recommenceront si je n’y mets pas bon ordre.
(Mettez-y bon ordre !)
— Bien, parlons d’autre chose.
Nous avons parlé d’autre chose. De moi. Sous toutes les coutures. Pourquoi ne pas avoir convenablement négocié ma licence en Droit ? (Il est une des rares personnes au monde à savoir que je suis l’honoré propriétaire de ce papelard.) Pourquoi ? Eh bien, je ne sais pas trop pourquoi. L’adolescente trouille de l’installation, probablement, de l’« intégration au système », comme on disait à l’époque, bien que je n’aie jamais trop mordu à ce genre de salades. Banalité, quoi.
— Avez-vous jamais milité dans une organisation quelconque ?
Ni dans une quelconque ni dans une distinguée. Du temps où j’avais des amis, ils le faisaient à ma place, troquant l’amitié pour la solidarité, le flipper pour la ronéo, les soirées zexquises pour les permanences responsables, le clair de lune pour l’éclat du pavé, Gadda pour Gramci. Savoir qui d’eux ou de moi avait raison est une question qui dépasse tous ceux qui lui donnent une réponse. Et puis de toute façon, moi, j’avais déjà ma mère en cavale, les gosses à la maison, Louna et ses premières amours, Thérèse qui faisait la nuit des cauchemars à réveiller Belleville, et Clara qui mettait deux heures pour rentrer de la maternelle située à trois cents mètres. (« Ze regarde, Ben, ze m’amuse à regarder. » Déjà.)
— Votre père ?
Un des mecs de ma mère. Le premier. Elle avait quatorze ans. Jamais vu : pleurez, commissaire. Il ne pleure pas, il range, il classe, il n’oubliera rien.
Puis vient l’épineuse question de tante Julia et de ce qu’elle « représente » pour moi. Au fait, que « représente »-t-elle ? En dehors de cette séance de radicale auto-critique sexuelle. Et de ce papier qu’elle prépare — mais ça ne le regarde pas.
— Un peu tôt pour répondre à cette question.
— Ou un peu tard.
Là, il remonte d’un cran le rhéostat de sa lampe pour que je mesure bien tout le sérieux qu’il vient d’installer sur son visage.
— Méfiez-vous de cette dame, monsieur Malaussène, ne vous laissez pas entraîner à quelque…(réflexion)… à quelque collaboration que vous pourriez regretter.
(Qui ne dit mot, ne dit mot.)
— Les journalistes ont le prurit de la spontanéité, sans le souci de ses conséquences. Nous, nous savons que la spontanéité, ça s’éduque.
— Nous ? Pourquoi nous ?
(Ça m’a échappé.)
— Vous êtes chef de famille, non ? Par conséquent éducateur ? Moi aussi, à ma façon.
Sur quoi, il me livre pour la seconde fois ses conclusions. Bien, il ne pense pas que je sois le bombardier. Le fait est, néanmoins, que les bombes explosent partout où je passe. Donc, quelqu’un cherche à me faire porter le chapeau. Qui ? Mystère. Ce n’est d’ailleurs qu’une simple hypothèse. Hypothèse qui se révélera juste, à l’occasion, ou fausse.
— Quelle occasion ?
— L’explosion de la prochaine bombe, monsieur Malaussène !
Bravo. Et si la prochaine fait tout sauter ? Question ingénue. Que je pose.
— Nos laboratoires ne le pensent pas ; moi non plus.
Fin de l’interrogatoire sur quelques suggestions du commissaire divisionnaire Coudrier. Qui sont des ordres : je prends deux ou trois jours de congé pour me ressouder, puis je retourne au Magasin. Je ne change rien à mes habitudes ni à mes itinéraires. Deux spécialistes de l’observation me suivront des yeux du matin au soir. Toutes les personnes qui m’approcheront seront définitivement photographiées par ces caméras vivantes. Ces deux flics seront le guidon, en quelque sorte, et moi le point de mire. Voilà. Est-ce que j’accepte ? Va savoir pourquoi, j’accepte.
— Bien, je vais vous faire raccompagner chez vous.
Il appuie sur un petit bouton (nouvelle concession à la modernité) et demande à Elisabeth de bien vouloir faire monter l’inspecteur Caregga. (Tiens, café turc !)
— Une dernière chose, monsieur Malaussène, la question de vos agresseurs. Ils vous auraient tué si un de mes hommes ne s’était trouvé là. Voulez-vous porter plainte ? J’ai la liste ici.
Il sort de son sous-main un papier qu’il me tend.
Furieuse envie de lire ce papelard. Envie démente de faire plonger cette bande d’abrutis. Mais, « vade retro Satanas », l’ange diaphane, en moi, répond « non », tout en se disant que les anges sont des cons.
— Comme vous voudrez. Quoi qu’il en soit, ils auront à répondre du délit de tapage nocturne et devront affronter la direction du Magasin qui a été mise au courant.
Ce n’est pas ce qui me blindera les côtes.