Quand j’arrive chez moi, le gros singe noir me marche toujours dans la tête. Et quand le téléphone sonne, j’ai toutes les peines du monde à dire seulement « allô ».
— Ben ?
C’est Louna.
— Ben, je vais faire sauter le petit locataire.
Ah non ! je n’ai pas envie de remettre ça, pas ce soir.
Je réponds, d’une voix méchante :
— Qu’est-ce que tu attends de moi ? Que j’allume la mèche ?
Elle raccroche.
La première chose que je vois, en raccrochant à mon tour, c’est la gueule hilare de Julius le chien, dans l’encadrement de la porte. Il n’a pas lâché sa balle de la journée. Je le regarde d’un air mauvais. Je dis :
— Non, pas ce soir !
Il s’incorpore illico au tapis. Moi, je m’endors. Une heure après, à mon réveil, je décroche l’interphone.
— Clara ? J’ai besoin de prendre l’air, je vous rejoins après le dîner.
— D’accord, Ben. Ton Leica a fait des photos formidables, je te montrerai.
Julius est toujours aplati. Il me zieute avec un air de douloureuse interrogation. Cet autre maître lui pose problème. Heureusement, il le rencontre assez rarement.
Je demande :
— On va se promener ?
Il saute sur ses pattes. Toujours d’accord pour sortir, toujours content de rentrer, Julius. Un chien.
Il n’y a pas que le Magasin qui saute. Belleville aussi. Avec toutes ces façades manquantes le long de ses trottoirs, le Boulevard ressemble à une mâchoire édentée. Julius baguenaude, le pif au ras du sol, en battant frénétiquement de la queue. Il s’accroupit brusquement pour élever au beau milieu de l’allée centrale un somptueux monument à la gloire de l’odorat canin. Puis il fait une dizaine de mètres, son large cul bien dressé, assez fier de lui, lorsque soudain il s’immobilise, comme s’il avait oublié quelque chose d’important. Il gratte alors l’asphalte comme un furieux avec ses pattes arrière. Il n’est ni à la hauteur de sa crotte ni dans la bonne direction, mais il s’en fout. Il s’acquitte, Julius, il fait ce qu’il a à faire. Ce n’est pas un comptoir de grand magasin, lui : il a de la mémoire. Même s’il ne sait plus ce qu’il y a dedans.
Cent mètres plus loin, la voix lamentable d’un muezzin s’élève dans le crépuscule bellevillois. Je sais ce qui lui tient lieu de minaret. C’est une petite fenêtre carrée, une aération de chiottes ou une lucarne de palier, entre le troisième et le quatrième étage d’une façade décrépite. Je me laisse un moment porter par les jérémiades de ce curé venu d’ailleurs. Il dégoise une sourate où il doit être question d’une rose trémière poussant sa tige sacrée dans les calcifs du Prophète. Il y a là-dedans une douleur d’exil peu supportable. Pour la première fois, je revois le mort éparpillé du Magasin. Puis je pense à Louna et me traite de salaud. Et de nouveau les tripes du garagiste de Courbevoie. J’ai juste le temps de m’adosser à un arbre pour ne pas me répandre une seconde fois. C’est en comptant les pas que je traverse le boulevard pour entrer chez Koutoubia.
Julius file directement trouver Hadouch à la cuisine. La voix du muezzin est recouverte par les conversations et les craquements des dominos. La fumée stagne et la plupart des types sont assis derrière des pastis. M’est avis que le frère musulman de la lucarne a du travail sur la planche pour rappeler son monde à la pureté de l’Islam !
Dès qu’il m’aperçoit, le vieil Amar m’offre son plus large sourire. Je suis toujours surpris par la blancheur de ses cheveux. Il fait le tour de son comptoir et me prend dans ses bras.
— Alors, mon fils, ça va ?
— Ça va.
— Et ta mère, ça va ?
— Ça va. Elle se repose. A Châlons.
— Et les enfants, ça va ?
— Ça va.
— Tu ne les as pas amenés ?
— Ils font leurs devoirs.
— Et ton travail, à toi, ça va ?
— Ça boume !
Il m’installe à une table, tend une nappe de papier en un tournemain, s’appuie en face de moi, sur ses bras tendus, et me sourit. Je demande :
— Et toi, Amar, ça va ?
— Ça va, je te remercie.
— Et les enfants, ça va ?
— Ça va, je te remercie.
— Et ta femme ? Ta femme Yasmina, ça va ?
— Ça va, à la grâce de Dieu.
— Quand est-ce que tu lui en fais un autre ?
— Je rentre à Alger la semaine prochaine pour lui faire le dernier.
On rigole. Yasmina m’a plus d’une fois servi de mère quand j’étais môme et que ma mère servait ailleurs.
Amar s’occupe des autres clients. Hadouch dépose devant moi un couscous qu’il faudra que j’avale, si je ne veux pas dans la même soirée offenser le Prophète et ses fidèles.
Constatant mon piètre appétit, Amar s’assied en face de moi.
— Ça va pas, hein ?
— Non, ça va pas.
— Je t’emmène avec moi à Alger ?
Why not ? Pendant quelques secondes, je laisse l’idée déposer dans ma cervelle sa lumineuse traînée de plaisir. Amar insiste.
— Hein ? Hadouch s’occupera du chien et des enfants.
Mais la face plate de l’inspecteur stagiaire Caregga me rappelle à l’ordre.
— Pas possible, Amar.
— Pourquoi ?
— A cause du boulot.
Il me regarde incrédule, mais il se dit qu’à chacun son chacal, et se lève en me tapant sur l’épaule.
— Je t’apporte un thé.
La voix d’Oum Kalsoum s’élève du scopitone. Sur l’écran, défile la foule immense de son enterrement. Je laisse le chant s’évanouir et quitte le restau, Julius sur les talons. Le rire de Hadouch nous poursuit un instant :
— La prochaine fois, je ne lui donne pas à bouffer, je le lave, ton clébard !
Aux enfants, je raconte les débuts tâtonnants de l’enquête, mes deux flics, Jib la Hyène et Pat les Pattes, fouillant sans pincettes la vie privée des « collaborateurs » de Sainclair, l’équipe de fantômes remplaçant nuitamment le comptoir des jouets, l’héroïsme du Magasin qui continue de vendre sous la menace, comme si de rien n’était. (The show must go on !) Tout autour de nous, des cordes sont tendues, où sèchent les photos de Clara. (Combien cette passion vole-t-elle d’heures à la préparation de son bac de français ?) Il y a là des photos de l’ogre Noël du Petit. D’autres racontent la disparition de Belleville et le surgissement de ces aquariums lisses qui feront la belle ville de demain. Et puis une photo de maman, toute jeune — à l’époque de ma naissance, par là. Déjà dans l’œil cette soif d’ailleurs.
— Tu avais le négatif ?
— Non, j’en ai fait un tirage.
— On va l’encadrer, déclare Jérémy, comme ça, elle pourra plus se tailler.
Thérèse sténographie absolument tout ce qui se dit, sans distinction, comme si cela entrait dans un même et gigantesque roman. Puis, tout à coup, son regard fixe de nonne anorexique rivé sur moi :
— Ben ?
— Thérèse ?
— Le mort, le garagiste de Courbevoie…
— Oui ?
— J’ai fait son thème astral, il devait mourir comme ça.
Clara me jette un rapide coup d’œil. Je vérifie que le Petit s’est endormi et fusille Jérémy du regard pour qu’il remballe ses vannes habituels. Cela fait, je mets sur mon beau visage autant d’intérêt que je le peux.
— Vas-y, on t’écoute.
— Il est né le 21 janvier 1919, Ben, c’est dans son avis de décès. Ce jour-là, Mars était en conjonction avec Uranus à 325°, eux-mêmes en opposition de Saturne à 146°.
— Sans blague ?
— Tais-toi, Jérémy.
— Mars, l’action, conjoint à Uranus, planète des troubles violents, en opposition avec Saturne, indique un tempérament créatif et maléfique.
— T’es sûre ?
— Jérémy, tais-toi.
— Mars et Uranus en 8e maison annoncent une mort violente, la mort proprement dite intervenant par le transit de Mars sur la Lune Radicale, ce qui était exactement le cas ce 24 décembre !
— Nooon ?!
— Jérémy…