22

Paris roupille et l’inspecteur Caregga conduit comme tous les flics du monde tapent à la machine : avec deux doigts. Et toujours hibernant dans son blouson à col fourré. Je lui demande s’il peut faire un crochet par chez Théo. Il crochète.

Je m’apprête à grimper les étages de mon pote quatre à quatre, mais ce sera un quart par un quart. Réanimation à chaque palier. J’atteins enfin sa porte, c’est pour y trouver épinglée une petite représentation photographique de mon Théo, ceint d’un tablier de ménagère orné d’un bouquet de quatre pâquerettes. Compris. Il n’est pas chez lui. Il est chez moi. Inquiets, les enfants ont dû l’appeler, et il est allé jouer les nounous.

Quand je le rejoins dans sa bagnole, l’inspecteur Caregga est au bord de la retraite. Pour le dédommager de cette légère attente, je me fais déposer au croisement de la Roquette et de la Folie-Régnault, à cinquante mètres de chez moi. Ça lui évitera le détour du boulevard. Merci beaucoup, il est de permanence ce soir, et assez pressé. Je m’extrais et traîne mes os vers les enfants. Les enfants… mes enfants. Petit coup de cœur qui, bizarrement, me fait penser au professeur Léonard. Alors comme ça, Léo le Nataliste est venu se faire assaisonner sur mon lieu de travail ! Il n’avait pas une tête à fréquenter les grandes surfaces, pourtant. Et moins encore à jouer du photomaton. Il était entièrement fait main, le professeur Léonard. Il pesait au bas mot deux ou trois bonnes briques de fringues, quand je l’ai vu à cette conférence. Sa chaussure droite n’avait pas dû être fabriquée par le même artisan que sa chaussure gauche, chacune étant l’œuvre d’une vie. Non, un type de cet acabit ne fréquente pas les Grands Magasins. S’il descend un jour dans le métropolitain, ce ne peut être que sous le coup d’une violente émotion. Ou pour s’acquitter d’un gage récolté au dernier rallye de sa fille.

(Bon Dieu, c’est si long que ça, cinquante mètres ?)

Léonard… le professeur Léonard… Ce n’était pas exactement la même farine que Sainclair, ça. La Tradition ne lui avait pas été enseignée, à lui. Il était né dans le sérail. Il avait têté les sacro-saintes valeurs au sein d’une vraie nourrice, garantie pure campagne. Probablement douze générations de médecins patentés derrière lui. Jadis médecin du roi, aujourd’hui président du Conseil de l’Ordre, qui sait ? Le haut du pavé médical depuis Diafoirus. Un tel homme, aller mourir victime du hasard, dans un lieu si public, en compagnie d’un garagiste de Courbevoie et d’un ingénieur des Ponts et Chaussées amoureux de sa jumelle ! Se commettre à ce point… la honte sur la famille ! On l’enterrera à la sauvette par une nuit sans lune.

(Ça ne fait vraiment que cinquante mètres ?)

Arrête ton char, Malaussène. Tu n’es qu’un merdaillon qui ne connaît rien à la Haute. Tu préjuges et tu gauchises. L’« adaptation », voilà leur unique recette. L’« adaptation », c’est tout le secret de leur pouvoir. Ça s’adapte. Ça accède à la Présidence en jouant de l’accordéon. Si ça ne prend pas le métro, c’est que ça descend les Champs Elysées à pied, en toute royale simplicité.

Loden vert par-dessus, Petit Bateau en dessous. L’adaptation…


Théo est effectivement à la maison. Et Clara. Et Thérèse. Et Jérémy. Et le Petit. Et Louna. Et son ventre. Et Julius. Qui me tire la langue. Les miens. A moi.

— Ben !

Il y a ce cri. Puis, plus rien d’autre. Cri de douleur poussé par une des frangines en me voyant. Laquelle ? Louna a plaqué ses deux mains contre sa bouche. Thérèse, assise derrière son bureau, me regarde comme si j’étais un revenant. (J’en suis un.) Et Clara, debout, laisse ses yeux se remplir de larmes. Puis sa main tâtonnant derrière elle, trouve le Leica qu’elle porte à son œil droit, FLASH ! Voilà l’horreur endiguée, ma tronche assurée de ne pas atteindre les proportions d’Elephant-man.

C’est finalement Jérémy qui rétablit l’ordre naturel des choses en demandant :

— Dis voir, Ben, est-ce que tu pourrais me dire pourquoi cette saloperie de participe passé s’accorde avec ce connard de C.O.D. quand il est placé avant cet enfoiré d’auxiliaire être ?

— « Avoir », Jérémy, devant l’auxiliaire « avoir ».

— Si tu préfères. Théo est pas foutu de m’expliquer.

— Moi, la mécanique… fait Théo avec un geste évasif.

Et j’explique, j’explique la bonne vieille règle en déposant un paternel baiser sur chaque front. C’est que, voyez-vous, jadis, le participe s’accordait avec le C.O.D., que celui-ci fût placé avant ou après l’auxiliaire avoir. Mais les gens rataient si souvent l’accord quant il était placé après, que le législateur grammatical mua cette faute en règle. Voilà. C’est ainsi. Les langues évoluent dans le sens de la paresse. Oui, oui, « déplorable ».


— Ça s’est passé au pied de chez moi, Ben. Ils devaient se douter que tu viendrais prendre de mes nouvelles, et ils te sont tombés dessus à la porte de mon immeuble.

Je suis allongé sur mon lit. Julius, assis par terre, a posé sa tête sur mon ventre. Trois bons centimètres d’une langue flasque, chaude, (vivante !) reposent sur mon pyjama. Théo marche de long en large.

— Quand je suis arrivé à l’hosto, tout était fini. Un malabar de flic, fringué comme un aviateur de Normandie Niémen, te chargeait dans sa bagnole.

(Merci, inspecteur Caregga.)

— A mon avis, il te filait. Quand il t’a vu entrer chez moi, il a dû en profiter pour aller s’acheter un paquet de clopes, et quand il est revenu, les autres étaient déjà au boulot depuis un bon moment.

— Tu as vu qui c’était ?

— Rien du tout. Une ambulance emportait ceux de tes agresseurs que l’aviateur avait rétamés. M’est avis qu’il n’y est pas allé de main morte.

(Merci encore, Caregga.)

— Et toi, Théo, rien de cassé ?

— Un costard foutu.

Il s’arrête pile et se tourne vers moi.

— Je peux te poser une question, Ben ?

— Pose.

— Tu trempes dans cette histoire de bombes ?

Là, tout de même, ça me fait un petit quelque chose.

— Non.

— Dommage.

Mais c’est que je vais de surprise en surprise, moi, dans les dialogues de cette soirée !

— Parce que si c’était le cas, je ne serais pas loin de te considérer comme un héros national !

Allons bon, qu’est-ce qui lui prend ? Il ne va tout de même pas me faire le coup de la putride société de consommation, pas lui, pas à moi, pas à nos âges, pas avec notre boulot !

— Accouche, Théo, qu’est-ce que tu caches ?

Il s’approche, s’assied à côté de la tête de Julius, dont l’œil tourne (vivant, Julius !) et prend un air de confident shakespearien.

— Le mec qui s’est fait dessouder, dans le photomaton…

Murmure…

— Oui, Théo ?

— C’était un salaud de la pire espèce !

N’exagérons rien, l’espèce est assez répandue, et sa saloperie excusable puisqu’elle s’en fait un devoir.

— Tu le connaissais ?

— Non, mais je sais à quoi il occupait ses loisirs.

— A se branler dans les photomatons ?

Là, un éclair dans son œil.

— Tout juste, Ben.

Je ne vois pas ce que ça a de si monstrueux (ni de si agréable).

— En y contemplant des petits souvenirs.

Frémissante, sa voix, tout à coup. Frémissante d’une colère que je ne lui ai jamais connue.

— Allez, Théo, déballe !

Il se relève, ôte le tablier à pâquerettes, sort un portefeuille de la poche de sa veste, y prend ce qui me semble être une vieille photographie, et me la tend.

— Regarde ça.

C’est en effet une photo assez ancienne, massicotée façon Petit Lu, en noir et blanc. Mais très noire, alors ! Très noire. On y voit le corps athlétique du professeur Léonard, vingt ou trente ans plus tôt, nu des pieds jusqu’au sommet pointu de son crâne, debout, l’œil flamboyant, la gueule fendue par un rictus démoniaque, les bras tendus, immobilisant sur une table un autre corps…

— Oh ! non…

Je relève les yeux. Le visage de Théo ruisselle de larmes.

— Il est mort, Ben.

Je regarde de nouveau la photo. Quel instinct nous indique qu’une montre est arrêtée, fût-ce à l’heure juste ? L’enfant que le professeur Léonard maintient plaqué sur la table est mort, il n’y a pas de doute.

— Où as-tu trouvé ça ?

— Dans la cabine, il la tenait encore à la main.

Long silence, pendant lequel je regarde la photo de plus près. Il y a l’homme nu, ses muscles tendus, luisants comme des éclairs, (les reflets du flash sur la sueur, je suppose). Sur ce qui peut être une table, il y a la forme blanche de l’enfant, les jambes ballant dans le vide. Et, au pied de la table…

— Qu’est-ce que tu vois au pied de la table ?

Théo approche la photo de ma lampe de chevet et s’essuie les joues du revers de la main.

— Je ne sais pas, des vêtements, peut-être, des vêtements en tas.

Oui, un tas de quelque chose qui se dissout dans un camaïeu d’ombres de plus en plus profondes, jusqu’à cette obscurité vibrante d’où jaillit la blanche vision de l’enfant immolé.

— Pourquoi ne l’as-tu pas donnée à la police ?

— Pour qu’ils chopent le type qui a tué ce fumier ? Pas question !

— Mais c’est un hasard, Théo, ça aurait aussi bien pu être toi.

A peine ai-je prononcé cette phrase, que je n’y crois plus tout à fait.

— Mettons que je ne veux pas qu’on mette le hasard en prison, Ben.

— Laisse cette photo ici, ne trimballe pas ça sur toi.

Après le départ de Théo, la photo planquée dans le tiroir de ma table de nuit, je m’endors. Comme une pierre qui tombe. Quand j’atteins le fond, une espèce de gorille avec une gueule d’incinérateur se fait une fricassée de petits enfants qui frétillent dans une poêle. C’est alors que les ogres Noël font leur entrée. Les ogres Noël…

Загрузка...