A la maison, je trouve Clara au chevet de Julius. Elle a séché le lycée pour le veiller toute la journée.
— Il faudra que tu me fasses un mot.
Julius est égal à lui-même, couché sur le flanc, les pattes parallèles, rigide comme une bonbonne.
Pourtant son cœur bat. Il résonne dans une cage vide. Un cœur greffé par Edgar Pœ.
— Tu lui as donné à boire ?
— Il ne garde rien.
Je caresse mon chien. Son poil est rêche. On dirait qu’il est passé entre les mains d’un taxidermiste fou.
— Ben ?
Clara me prend le bras, me fait doucement pivoter sur moi-même et pose sa tête sur ma poitrine.
— Ben, Thérèse est montée le voir à midi. Elle a eu une vraie crise de nerfs. Elle se roulait par terre en hurlant qu’il voyait l’enfer. J’ai dû faire venir Laurent. Il lui a fait une piqûre. Elle est en bas. Elle se repose.
Ma Clara… joli programme pour une journée d’école buissonnière !
— Et les petits, ils l’ont vu ?
Non. Elle a demandé aux enfants de déjeuner à la cantine et de rester à l’étude. Elle se serre un peu plus fort contre moi. Je dégage doucement son oreille, conservant un instant la chaleur de ses cheveux sur le dos de ma main. Je demande :
— Et toi, tu n’as pas eu peur ?
— Si, au début. Alors je l’ai pris en photo.
Ma chérie, mon attentive, qui anesthésie l’horreur à coups d’obturateur ! Je la tiens maintenant à bout de bras. Je n’ai jamais vu un regard aussi calme.
— Un jour tu les vendras, tes photos, et ce sera ton tour de faire bouillir la marmite.
C’est elle, maintenant, qui me regarde vraiment.
— Ben, si tu en as assez de ce travail, ne te crois pas obligé de le garder.
(Mon Dieu, les femmes…)
En bas, Thérèse est allongée sur le dos, le regard ventousé au plafond. Je m’assieds à son chevet. Ça m’a toujours posé un problème de câliner Thérèse. On dirait que la moindre caresse l’électrocute. Alors, j’y vais prudemment. Je dépose un baiser sur son front glacé, et je dis, de la voix la plus douce possible :
— Ne te raconte pas d’histoires, Thérèse, l’épilepsie est une maladie courante, bénigne, qui s’attaque aux gens très bien, regarde Dostoïevski…
Rien du tout. Je dégage une des mains qui agrippe un drap jauni de sueur séchée, je baise un à un les doigts qui se détendent, et, faute de mieux, je continue sur le même thème :
— Le Prince Muychkine, l’homme trop bon, épileptique ! Il paraît qu’on éprouve un extraordinaire bien-être au moment de la crise. Julius est un chien trop bon, Thérèse, et c’est aussi un jouisseur…
Lui parler de jouissance manque un peu d’à-propos, mais en tout cas, ça la réveille. Sa tête tombe enfin de mon côté :
— Ben ?
— Oui, ma toute belle ?
— Les deux morts du Magasin…
(Oh ! merde…)
— Ils devaient mourir comme ça, Ben.
(Et voilà.)
— Ils sont nés le 25 avril 1918, c’est dans le journal. Ils étaient jumeaux.
— Thérèse…
— Ecoute-moi, même si tu n’y crois pas. Ce jour-là, Saturne était en conjonction avec Neptune et tous les deux au carré du soleil.
— Thérèse, mon ange, c’est pas que je n’y crois pas, mais je n’y comprends rien, je t’en supplie, j’ai une dure journée de boulot derrière moi.
Rien à faire.
— Cette conjonction indique des esprits foncièrement mauvais, enclins à des pratiques douteuses ou illicites.
(« Des pratiques douteuses ou illicites », ce n’est pas le style Sainclair, ça, c’est le style Thérèse.)
— Oui, Thérèse, oui…
— Le carré avec le soleil indique la soumission de l’individu à des forces mauvaises.
Heureusement que Jérémy n’est pas là !
— Et la présence du soleil en huitième maison est un indice de mort violente.
Elle est maintenant assise sur le bord du lit. Son ton n’a rien d’exalté. La sérénité érudite d’un topo au Collège de France.
— Thérèse, il faut que j’aille faire les courses.
— J’ai fini dans une seconde : la mort intervient par le transit d’Uranus le destructeur sur le soleil radical.
— Et alors ? (Cela, sur un ton jérémyesque qui m’a échappé.)
— Eh bien ! c’était le cas le 2 février, le jour où la bombe les a tués dans le Magasin.
C.Q.F.D. Voilà, elle est complètement remise. Crise de nerfs ? jamais. Elle se lève, met de l’ordre dans l’ex-boutique qui n’a pas été rangée depuis ce matin. Au moment où elle s’attaque aux lits des petits, une idée subite me vient.
— Thérèse ?
— Oui, Benjamin ?
Sous ses mains, les oreillers retrouvent le doux volume qui invite au sommeil.
— Pour Julius, il ne faut pas que les petits sachent. Il est trop moche à voir. Alors il s’est fait renverser par une bagnole en venant me chercher hier soir et on l’a transporté dans une clinique pour clebs. « Ses jours ne sont pas en danger. » D’accord ?
— D’accord.
— Et toi non plus ne remonte pas le voir.
— D’accord, Ben, d’accord.
Quand je me balade dans Belleville, quelle que soit l’heure de la journée, j’ai toujours le sentiment de m’être égaré dans un des albums de Clara. Elle l’a photographié sous tous les angles, ce foutu quartier. Des vieilles façades aux jeunes dealers en passant par les montagnes de dattes et de poivrons, elle a tout capturé. C’est comme si je me promenais déjà en pleine nostalgie. (Combien d’heures de cours séchées ça peut représenter, une telle prouesse ?) Elle a même enregistré la voix du muezzin en face de chez Amar. Ce soir, pendant que ledit muezzin développe une sourate longue comme le Nil, une bande d’Arabes et de Sénégalais roulent un jeu d’enfer à la porte du restaurant. Les dés claquent dans les têtes et jaillissent sur une caisse de carton retournée. L’atmosphère me semble un peu plus nerveuse que d’habitude. Et en effet, à peine me suis-je fait cette réflexion qu’une lame jaillit au bout d’un poing tendu, pendant que l’autre main rafle les mises. La lame vibre tout contre le bide d’un Noir monumental qui devient gris, comme dans les livres. Mais Hadouch (il mastiquait nonchalamment un bout de zan appuyé au mur du restau), Hadouch a bondi. Le tranchant de sa main s’abat sur le poignet de l’Arabe qui lâche son couteau dans un hurlement. S’il ne lui a pas cassé le poignet, c’est qu’il était en acier trempé. Hadouch plonge sa main dans la poche de l’Arabe et en ressort l’objet du litige, une pièce de cinq francs qu’il tend au Sénégalais. Puis, à moi qui me suis approché :
— Tu te rends compte, Ben, truander un grand Noir pour une petite blanche, c’est vraiment la crise !
Et, se retournant vers l’homme au couteau :
— Toi, demain, tu rentres au pays.
— Non, Hadouch !
Un vrai cri de détresse. Plus fort que la douleur du poignet.
— Demain. Prépare tes affaires.
Après qu’Amar m’a demandé des nouvelles des miens jusqu’à la septième génération et que je lui ai rendu la pareille, je ressors du restaurant, porteur dans mon petit cabas de cinq parts de couscous et cinq paires de brochettes.
— Elle est comment, cette clinique ?
Les petits, briqués comme des sous neufs dans leurs pyjamas frais, sont lancés dans la course aux détails. Et les deux grandes, dans leurs chemises parfumées, m’écoutent comme si elles aussi voulaient y croire, à cette histoire de clinique.
— Super. Tout ce qu’il faut pour un chien de luxe. La télé dans chaque piaule avec un programme spécial selon les caractères.
— Allez…
— Je vous jure.
— Et c’est quoi, le programme de Julius ?
— Tex Avery.
Jérémy en tombe de son plumard.
— On va le voir, dis, on va le voir demain ?
— Impossible, c’est interdit aux mômes.
— Pourquoi ?
— Ils pourraient contaminer les clebs.
Voilà. La soirée passe. On en revient évidemment au feuilleton sanglant du Magasin où fiction et réalité copulent joyeusement. Côté fiction, Pat les Pattes et Jib la Hyène mènent leur enquête dans les égouts de Paris (merci mon vieux Sue), des fois qu’ils déboucheraient au cœur du Magasin (merci Gaston Leroux). Chemin faisant, ils rencontrent un python neurasthénique qu’ils adoptent incontinent pour meubler leur solitude d’homo-urbanus (merci Ajar). Ici, une interruption songeuse de Jérémy.
— Dis, Ben, le Stojil, il est si fortiche que ça comme gardien de nuit ?
— Si que ça, oui.
— Alors, on ne peut introduire de bombe ni de jour ni de nuit, dans cette piaule, non ?
— Ça me paraît difficile.
— Même par les égouts ?
— Même.
Clara s’est levée pour coucher le Petit qui s’est endormi, assis tout droit sur son gros cul, ses lunettes sur le nez. Thérèse sténographie aussi sérieusement qu’à l’Assemblée.
— Moi, dit Jérémy, je saurais comment m’y prendre.
— Et comment ?
— Tu verras.
Légère inquiétude