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— Fort heureusement, votre frère était seul dans la classe.

(« Fort heureusement… »)

La cour centrale du collège n’est qu’une flaque fumante où gisent les carcasses torturées de tout ce qui résiste à un incendie. De longs tuyaux flasques serpentent parmi les débris. Une âcre odeur de plastique fondu stagne dans l’humidité ambiante. (« Mais le pas supportable, vous voyez, c’est les grands brûlés… une odeur qui ne vous lâche pas… on l’a dans les cheveux pendant quinze jours… ») Image sonore du petit pompier dans ma tête, et mes narines qui travaillent, travaillent pour me persuader que non, parmi les odeurs noires, aucune n’est une odeur de chair brûlée. Deux lances achèvent de noyer les débris calcinés. Les trois classes ont entièrement brûlé.

— Du matériau préfabriqué…

Une de ces saloperies faites en papier mâché, oui, qui flambent au moindre pet. Les pieds de table, les structures métalliques, fondus sous l’effet de la chaleur, se sont enchevêtrés et restent figés dans des postures grotesques. Maintenus à distance par les pompiers, les élèves oscillent entre le deuil, la rigolade et le souvenir encore intense de leur trouille.

— Par bonheur, cela s’est passé pendant la récréation.

(« Par bonheur… »)

Un des camions rouges commence à rembobiner ses tuyaux. La vision stupide d’une fourchette enroulant des spaghetti me traverse l’esprit.

— Il s’était isolé…

Des spaghetti traînant dans la sauce noirâtre des poulpes. Dans quelle région d’Italie, font-ils ça déjà ?…

— Le feu était trop avancé quand nous nous sommes rendu compte…

— Pourquoi n’était-il pas en récréation avec les autres ?

— Je ne saurais pas vous le dire.

— Vous ne sauriez pas me le dire ?

— Je crois savoir que c’était, je veux dire que c’est un enfant très indépendant.

(Il ne saurait pas dire, il croit savoir, il veut dire…)

— Le feu a vraiment pris très soudainement…

Oui, oui, je sais, soudainement, comme une allumette. Une allumette qui, à un poil près, aurait flambé une centaine de mômes. Mais « fort heureusement », il n’y avait que mon Jérémy, là-dedans.

— Fort heureusement, hein ?

— Pardon ?

— Vous avez dit « fort heureusement », non ? Et « par bonheur »…

— Je vous prie de m’excuser ?

Ses yeux prennent soudain la dimension de ses lunettes. Je me rends compte que je me suis dressé devant lui, penché sur lui, et qu’il se tasse dans son fauteuil.

Sur quoi, sonnerie du téléphone. Il décroche précipitamment, sans me quitter des yeux.

— Allô oui ? oui ? C’est cela, oui ?

(« C’est cela… » « fort heureusement »… « par bonheur »…)

— Hôpital Saint-Louis, oui, les Urgences, bien sûr, je vous remercie infinim…

Je ne suis plus dans son bureau quand il raccroche.


Laurent m’a précédé à Saint-Louis. Quand j’arrive il est en pleine discussion avec un petit toubib brun à l’œil vif. Du plus loin que je les vois, j’essaye de lire sur leurs visages. Je n’y vois rien d’autre que ce qu’on peut lire sur des têtes de professionnels quand deux vrais pros se rencontrent. Le grand blond et le petit brun, copains comme cochons dès les premiers mots. La fraternité du grand savoir. Et tout ça… Spectacle qui me rassure un peu, d’ailleurs. Si Laurent pactise avec ce toubib, c’est que Jérémy est entre de bonnes mains.

— Ah ! Ben, je te présente le docteur Marty.

Secouage de paluches.

— Ne vous affolez pas, monsieur Malaussène, on le tirera de là, votre fils.

— Ce n’est pas mon fils, c’est mon frère.

— Ça ne change pas grand-chose à son état de santé.

Il a sorti ça tout naturellement, sans sourire, et sans me lâcher des yeux. Mais, derrière ses carreaux je vois une lueur de gaieté tout ce qu’il y a de rassurant. C’est en bricolant un sourire que je demande :

— Je peux le voir ?

— A condition que vous changiez de tête, je ne tiens pas à ce que vous lui sapiez le moral.

Curieux mec, le Marty. Il a parlé sur le même ton flegmatique, lointainement rigolard, mais j’ai la conviction que si je ne change pas de gueule, je ne verrai pas Jérémy.

— Si vous me disiez ce qu’il a…

— Brûlures diverses, l’index droit sectionné, la trouille de sa vie, mais il refuse obstinément de tomber dans les pommes. Il a choisi de faire rigoler les infirmières.

— Le doigt coupé ?

— On va le lui remettre en place, vite fait.

Drôle de truc, la confiance. Jérémy aurait-il perdu la tête, quelque chose me dit que le petit marrant à la parole nette la lui replacerait sur les épaules aussi sec. L’incarnation de la compétence. Et quelque chose d’autre, une humanité…

— Bon, ma tronche vous convient, maintenant ?

Il me défrime un bon moment, puis, se retournant vers Laurent :

— Qu’est-ce que vous en pensez, Bourdin ?


Il est nu dans l’espace. Son corps est couvert de marbrures qui croustillent sur les bords. Ses lèvres et son oreille droite ont pris des proportions de postiches. On lui a entièrement rasé le crâne. Et quand j’entre dans la petite piaule aseptisée, l’infirmière qui le veille est écroulée de rire. Mais, à y regarder de plus près, elle pleure en même temps. Lui, il jacasse, à toute allure, sans bouger d’un poil. Il a un tout petit corps. C’est vraiment un petit enfant, si on ne tient pas compte du volume de son langage.

Il faut que je m’approche tout près de lui pour qu’il remarque ma présence. Alors, il sourit. Le sourire dégénère en grimace de douleur. Puis, tous les traits reprennent leur place, avec précaution, dirait-on.

— Salut, Ben. Regarde, je me suis fait la tête d’Ed Cercueil !

L’infirmière lève sur moi des yeux noyés de chagrin et d’admiration.

— Je voudrais te parler seul à seul, Ben.

Et, comme s’il la connaissait depuis toujours :

— Marinette, est-ce que tu pourrais aller m’acheter un bouquin, hein ? Tu me feras la lecture, quand celui-là sera parti.

Je ne sais pas si elle s’appelle vraiment Marinette, mais elle se lève docilement et je l’accompagne jusqu’à la porte.

— Ne le fatiguez pas, chuchote-t-elle, dans dix minutes il passe en salle d’opération.

Elle ajoute dans un sourire attendri :

— Je lui ferai la lecture pendant l’anesthésie.

La porte se referme sur la lumière du couloir.

— Ça y est, tu es seul, Ben ?

— Je suis seul.

— Alors amène-toi, et assieds-toi, j’ai une grande nouvelle.

Je place une chaise tout contre son lit. Il attend un instant, savourant le suspense. Puis, n’y tenant plus :

— Ça y est, Ben, j’ai trouvé !

— Qu’est-ce que tu as trouvé, Jérémy ?

— Comment le « criminel » introduisait les bombes à l’intérieur du Magasin !

(Seigneur…) Pendant un bon moment, je n’entends plus que sa respiration encombrée et les battements de mon cœur. Puis je demande :

— Comment ?

— Il ne les introduisait pas, il les fabriquait à l’intérieur !

(En effet, il vaut mieux que je sois assis.)

— Sans blague ?

L’effort qu’il m’a fallu, pour dire ça, et sur ce ton enjoué !

— Sans blague ! J’ai essayé, ça marche.

« Essayé ? » Ça y est, je sens se pointer le pire. Le pire, avec son pas désormais familier.

— Ben, dans le Magasin, il y a tout ce qu’il faut pour faire sauter Paris, si on en a envie.

C’est vrai. Encore faut-il en avoir envie.

— Dans mon collège aussi.

Le silence qui suit… ça c’est du silence !

— Alors, j’ai tenté l’expérience.

— Nom de Dieu, Jérémy, quelle expérience ? Tu ne vas pas me dire que…

— Fabriquer une bombe pendant les cours, sans que personne s’en aperçoive.

(Si, il me l’a dit.)

— Tu prends n’importe quoi, du désherbant, par exemple, pour le chlorate de soude…

Et voilà que mon petit frère Jérémy, qui va gaillardement sur ses douze ans, me refile une délicate recette de bombe artisanale, s’excitant de plus en plus pendant son exposé, sa voix chevauchant celle de Théo dans ma mémoire. « Tu te rends compte, il y en a un qui s’est trimbalé toute la journée avec cinq kilos de désherbant dans les deux poches de sa blouse ! »

— Parle plus bas, Jérémy, calme-toi, il ne faut pas que tu te fatigues.

(Il ne faut surtout pas qu’on t’entende de l’autre côté de la porte, nom d’un chien ! Un frangin incendiaire. Mon frère est un enfant incendiaire ! Et moi, un pédagogue, un éducateur…)

— Tout avait marché comme sur des roulettes, Ben, et voilà qu’au moment où je la désamorce, pour la ramener à la maison et te la montrer, « la preuve accablante », tu comprends ? Voilà que cette saloperie me pète entre les mains.

(Et tu as foutu le feu à ton bahut, Jérémy ! Nom de Dieu, TU AS FOUTU LE FEU A TON COLLEGE !)

— Mais enfin, tu me crois quand même, hein ?

Pour la première fois, sa voix tremble d’inquiétude.

— Hein, Ben ? Tu me crois, dis ?

Silence. Long silence. Je le regarde. Encore du silence. Et puis des larmes qui roulent de ses yeux aux cils brûlés.

— Et voilà, tu ne me crois pas. J’en étais sûr ! Oh ! Ben, tu sais bien que je ne t’ai jamais menti…

(Yahvé, Jésus, Bouddha, Allah, Lénine, Machin et les autres… qu’est-ce que je vous ai fait ?)

— Si, je te crois, Jérémy, ce sera le dernier chapitre de mon histoire, je le raconterai aux autres ce soir, le coup de la bombe fabriquée dans le Magasin, génial ! ce sera l’épilogue…

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