Combien de temps êtes-vous resté au niveau du rayon pull-over ?
— Dix minutes environ.
— Qu’y faisiez-vous ?
— J’aidais une amie à choisir un shetland.
— Une amie de longue date ?
(Sacré Cazeneuve, je savais bien qu’il n’avait rien !)
— Son identité et son adresse, je vous prie.
Ce n’est pas l’inspecteur Caregga, c’est le commissaire divisionnaire Coudrier. Dans les locaux de la P.J.
Le commissaire Coudrier ressemble à son nom. C’est un chercheur né, sans passion. Il cherche des truands, des assassins, aujourd’hui un poseur de bombes, mais il aurait aussi bien pu partir en quête de la scission de l’atome ou de la potion anti-cancer. Ce sont les hasards de ses études supérieures qui l’ont placé devant moi plutôt que derrière un microscope. Il est décoré de la Légion d’Honneur, vêtu d’un costume vert bouteille sous lequel il ne porte pas de holster, et, devant mes hésitations, il m’explique posément que, en tant que témoin oculaire principal, mon témoignage est absolument essentiel.
— Alors, cette amie au shetland ?
Je lui réponds que c’est plutôt une connaissance qu’une amie, que je l’appelle « Tante Julia » et qu’elle travaille au journal Actuel.
Au même instant une porte claque et je fais un bond de deux mètres. Putain de café brésilien ! Il m’a retourné la peau.
— Ne soyez pas si émotif, monsieur Malaussene, ce ne sont vraiment que des questions de routine.
Je ne suis pas émotif, je suis un oiseau tout nu, posé sur une ligne à haute tension, et qui rentre sa queue entre ses pattes pour ne pas toucher le fil d’en face.
C’est toute la surface de mon pauvre corps qui enregistre la question suivante.
— Vous n’avez rien remarqué de particulier pendant ces dix minutes ?
Je n’ai rien remarqué. Je n’ai vraiment vu ce qui se passait qu’à la seconde même où cela s’est passé. Mais alors avec une précision hyperréaliste. Le coin du cabas vert pomme en particulier, les ventres qui se referment. Je le lui dis. Une machine à écrire blindée enregistre mes phrases. Chaque rafale m’électrocute. Coudrier fronce les sourcils et demande :
— Pourriez-vous me faire une description précise des victimes ?
— De l’homme surtout. Pour ce qui est de la femme, je n’ai vu que son bras…
Je dépeins le type comme une sorte d’empereur romain sur le retour. Claude en fin de parcours.
— Et sous la frange de ses cheveux blancs, des yeux très bleus, genre Pétain.
— C’est tout à fait ça.
Tout à coup je me rappelle le baiser du couple, cette étreinte d’une incroyable jeunesse.
— Vous êtes sûr ?
— Absolument certain. Pourquoi ?
— Vous le lirez dans les journaux : ils étaient frère et sœur.
Et il ajoute, comme si cette précision devait exclure les amours incestueuses :
— Lui était ingénieur, retraité des Ponts et Chaussées.
Puis, comme pour lui-même :
— De toute façon, aucune importance, ça aurait aussi bien pu être vous.
Et, avec un regard malin :
— Vous et madame votre tante.
Silence. La porte s’ouvre. Une secrétaire muette pose un petit plateau, sur le bureau, à côté du maroquin vert. Le commissaire divisionnaire dit « merci Elisabeth » et demande :
— Café ?
Je bondis.
— Jamais !
Il sourit en se servant.
— Vous mentez au moins sur ce point, monsieur Malaussène.
Petite finesse. Après quoi il boit lentement son café dont l’odeur me chavire. Puis il repose sa tasse sur le plateau, dit : « Je vous remercie Elisabeth », croise ses mains devant lui, clape une dernière fois des lèvres pour ne rien perdre de l’arôme et me dévisage.
Elisabeth s’esbigne avec son petit plateau.
— Une dernière question, monsieur Malaussène. En quoi consiste exactement votre fonction au Magasin ? Cela ne ressort pas clairement de votre déposition.
Et pour cause…
Bizarrement, c’est à cet instant que je prends conscience du décor. Il est de style empire, le bureau du commissaire divisionnaire Coudrier. Des tape-culs d’allure pseudo-romaine sur lesquels nous sommes assis, jusqu’au service à café frappé de l’impériale majuscule N, en glissant sur le divan Récamier qui scintille doucement près de la bibliothèque d’acajou, tout baigne dans la végétale lumière d’un tissu mural épinard constellé de petites abeilles d’or. En cherchant mieux, je dégoterais certainement le mini-buste du mini-Corse, une réplique de son mini-galure, et le Mémorial de Las Cases dans la bibliothèque. Bien que cela n’ait aucun rapport avec la question qu’il vient de me poser, je me demande s’il a payé cette décoration de sa poche, le commissaire divisionnaire, ou s’il a obtenu de l’administration un crédit spécial pour habiller son local aux couleurs de sa passion. Dans les deux cas, une seule conclusion s’impose : ce type ne rentre pas chez lui tous les soirs. Il se sent bien, ici. Or, qui aime le cadre aime le turf. Il bosse vingt-cinq heures sur vingt-quatre, ce flic-là. On ne peut pas finasser longtemps avec la réincarnation de Fouché. D’où ma décision de ne pas lui mentir.
— Je suis Bouc Emissaire, monsieur le commissaire.
Le commissaire divisionnaire Coudrier me renvoie un regard absolument vide.
Je lui explique alors que la fonction dite de Contrôle technique est absolument fictive. Je ne contrôle rien du tout, car rien n’est contrôlable dans la profusion des marchands du temple. A moins de multiplier par dix les effectifs des contrôleurs. Or donc, lorsqu’un client se pointe avec une plainte, je suis appelé au bureau des Réclamations où je reçois une engueulade absolument terrifiante. Mon boulot consiste à subir cette tornade d’humiliations, avec un air si contrit, si paumé, si profondément désespéré, qu’en règle générale le client retire sa plainte pour ne pas avoir mon suicide sur la conscience, et que tout se termine à l’amiable, avec le minimum de casse pour le Magasin. Voilà. Je suis payé pour ça. Assez bien, d’ailleurs.
— Bouc Emissaire…
Le commissaire divisionnaire Coudrier me regarde, l’air toujours aussi absent.
Alors, je demande :
— Vous n’avez pas ça, dans la police ?
Il m’examine encore un moment, et finit par dire :
— Je vous remercie, monsieur Malaussène. Ce sera tout pour cette fois.