17

Je me suis levé cinq ou six fois dans la nuit pour écouter la respiration de Julius. Il respire, si on peut appeler ça respirer. J’ai plutôt l’impression que l’air pénètre dans son corps et en sort par un mouvement de ventilation indépendant de sa volonté. Ça respire pour lui. Et je ne parle pas de l’odeur, quand ça ressort par sa gueule béante de gargouille hallucinée…

Dire qu’il est vivant !

J’ai combattu le désespoir par quelques pensées facétieuses. Je me suis dit, par exemple, que je pourrais en profiter pour lui donner un bon bain, qu’il ne risquait pas de se tirer en exportant des paquets de mousse dans tout l’immeuble. Ça ne m’a pas fait rire. J’ai donc essayé de me rendormir. J’ai dû y arriver, puisque ce matin je me suis réveillé. D’une humeur de chien, bien que ce soit mon jour de congé hebdomadaire.

J’ai immédiatement appelé Louna.

— C’est toi, Ben ?

— C’est moi. Passe-moi Laurent.

Sanglots au bout du fil. Son Laurent n’est pas rentré de la nuit.

— Oh ! il ne reviendra plus, Ben, il ne reviendra plus, je le sens !

La crise. Moi, je sais bien que si Laurent n’est pas avec elle, c’est qu’il est à l’hosto. Pas lieu de s’affoler. Il n’a jamais pu la quitter pour quelqu’un d’autre que ses malades.

— Donne-moi le numéro de l’hôpital.

— Oh ! Ben, je t’en prie, sois gentil avec lui, il est si malheureux !

— Mais je suis gentil ! J’ai toujours été gentil ! Avec qui ne suis-je pas gentil, bordel de merde ?

A l’hôpital, même topo. A peine me l’a-t-on passé, que le docteur Laurent Bourdin (passion exclusive de ma frangine depuis sept ans) se lance dans une vaste explication sur ses angoisses face à la paternité.

— J’attendais ton coup de fil, Ben, je savais que tu m’appellerais, mais excuse-moi, ça ne change rien à rien, elle n’aurait jamais dû me faire ce coup-là, se faire enlever son stérilet en douce, je n’ai jamais voulu d’enfant et je n’en voudrai jamais, elle le savait, et même si j’en avais voulu, il me semble que je l’aurais préférée, elle, toute seule, pour la vie, tu vois ce que je veux dire, et puis pour faire des gosses, il faut s’aimer soi-même, et je ne m’aime pas, pas du tout, jamais pu me blairer, c’est sans doute pour ça que je suis toubib, Ben, comprends-moi, je veux bien qu’elle m’aime, mais je ne veux pas qu’elle me reproduise, tu comprends ça, non ? Ecoute, Ben, en tout cas, ne va pas te mettre dans la tête que j’ai voulu offenser la famille…

(« Offenser la Famille », nom de Dieu, il me parle comme si j’étais le Parrain en personne !)

… mais qu’elle choisisse de se faire avorter ou pas, de toute façon c’est foutu entre nous, maintenant…

J’attends qu’il s’essouffle pour poser ma question :

— Laurent, combien peut durer une crise d’épilepsie ?

Illico, le pro, en lui, se branche sur la ligne.

— Tu parles de Julius ? Quelques heures…

— Ça fait maintenant une journée et deux nuits pleines.

Silence. Mise en branle de ses engrenages à diagnostics.

— C’est peut-être le tétanos. Vous avez fait du bruit autour de lui ?

— Non, à part la crise de Thérèse, aucun bruit.

— Va claquer la porte de ta chambre, si c’est le tétanos, il sautera au plafond.

(Délicat procédé d’investigation.) Je claque la porte de ma chambre. Que dalle. Julius reste de marbre.

— Alors, je ne sais pas, conclut le docteur Bourdin.

(« Je ne sais pas »… médecin honnête.)

— Laurent, combien de temps peut tenir un organisme, sans bouffer ni boire ?

— Ça dépend de la nature de la maladie, mais de toute façon, au bout de quelques jours, il y a des tas de trucs qui s’abîment sérieusement.

A mon tour de réfléchir. Ce que je trouve à dire est simple comme le désespoir.

— Je veux que tu sauves mon chien.

— Je ferai tout mon possible, Ben.


Je me fais un café. Quand il est bu, j’imagine le marc dégoulinant sur les parois intérieures de mon crâne, et je cherche à lire le destin de Julius dans les méandres de cette coulée brune. Mais je ne suis pas Thérèse, les astres ne sont pas mes potes, le marc de café peut tout juste servir d’engrais au noir géranium de ma déprime. Laquelle déprime m’amène à reconsidérer le sourire radieux de Sainclair, et ma promesse d’effacer cette certitude aux dents blanches.

Oui, il y a quelque chose à faire de ce côté-là. Je suis comme Julius, pour ça : on m’a chassé de bien des endroits dans ma vie, mais on ne m’a jamais forcé à rester où je ne voulais pas. M’occuper de Sainclair, donc. L’obliger à me virer du Magasin ! C’est ça, le forcer à me jeter ! (En voilà un avec qui je ne vais pas être « gentil ».) Ça m’évitera de penser à autre chose. Le début d’une idée commence à germer quand j’enfile la première jambe de mon pantalon. Ça se précise à la seconde. Ce n’est pas loin d’être l’idée du siècle quand je boutonne ma chemise. Et je jubile tellement en laçant mes godasses qu’elles partiraient sans moi réaliser ce projet de génie. Je descends les escaliers comme une tornade lessivante, passe en trombe chez les petits où j’emprunte quelques photos prises par Clara, sors et plonge dans le métropolitain. C’est un mois de février tout ce qu’il y a d’hivernal avec une clientèle tout ce qu’il y a de morose. Khomeyni envoie les nouveau-nés au casse-pipe, l’Armée Rouge défend les petits frères afghans jusqu’au dernier, la Pologne change de pogrom, Pinochet tue (Pinochétue), Reagan éponge, la Droite dit que c’est la Gauche, la Gauche dit que c’est la Crise, un poivrot affirme, preuves à l’appui, que c’est la merde, Caroline ne veut pas avouer qu’elle est enceinte, le Secrétaire général du parti communiste souffle dans le ballon à sondages et récolte un alcootest, mais moi, moi, Ubu Roi, « citadelle vivante », je biche tellement que je ne vois pas passer les stations qui me séparent d’Actuel, le mensuel de tous les « moi ».

Pourtant, ma fièvre créatrice tombe à zéro quand je me trouve devant la porte du journal. C’est que je ne connais pas le nom de tante Julia. Si je la décris, je risque juste de faire bander toute la rédaction. « Je suis timide », pensé-je en faisant le tour du pâté de maisons et en cherchant sur le bord du trottoir un objet que je crois pouvoir reconnaître tout de suite. Je le reconnais. La quatre chevaux jaune citron de tante Julia est garée sur une aire de livraison, deux contredanses plaquées sur son pare-brise d’époque. Un tout petit commerçant mangeur d’Arabes menace d’appeler les flics. Je lui suggère de téléphoner plutôt aux voyoux dorés d’Actuel et lui laisse entendre avec un clin d’œil bien dégueulasse qu’il ne sera pas déçu en voyant débouler la carrosserie de la proprio (sic). Sur quoi, j’ouvre la portière, m’installe, attends. Peu. Tante Julia débarque dans la minute qui suit. Malgré le froid, elle a un corps. Le petit commerce qui ouvrait déjà sa grande gueule s’accroche à ses cageots, injures gelées dans le gosier. Tante Julia se jette derrière son volant, et, sans même me regarder, dit :

— Tire-toi.

— J’arrive à peine.

Elle démarre rageusement, tout en me déclarant que je suis un beau salaud, qu’elle a reçu la visite des flics au journal, qu’ils lui ont posé quelques questions à la con sur l’explosion, et qu’ils lui ont demandé ensuite si elle n’avait pas honte de faucher des pulls dans un pays qui compte deux millions de chômeurs alors qu’elle-même est salariée et qu’elle doit se faire les couilles en or (« si je puis dire » aurait ajouté l’inspecteur). Tous ses copains étaient morts de rire, elle de rage et bien décidée à venir me sectionner les miennes au massicot.

Brusquement, elle pile au milieu du boulevard des Ritals, dans un concert de klaxons, et se retourne vers moi :

— Franchement, Malaussène (c’est vrai qu’elle connaît mon nom, elle) quel genre de mec es-tu ? Tu me sauves du clébard maison, tu me fais grimper sans me sauter, et ensuite tu me balances aux flics ! Mais quel genre de type tu es ?

(Je pense à mon ami Cazeneuve, mais je le garde pour moi.)

— Je suis encore pire que ça, tante Julia.

— Arrête de m’appeler tante Julia et descends de ma bagnole.

— Pas avant de t’avoir fait une proposition.

— Rien du tout, je t’ai assez vu !

— J’ai un sujet d’article pour toi.

— Encore un papier sur les bombes du Magasin ? Il y a cinquante mecs de chez vous qui débarquent au journal tous les jours pour nous dévoiler le pot-aux-roses. Vous nous prenez pour Paris-Match, ou quoi ?

Ça klaxonne de tous les côtés. Julia embraye et passe en trombe sous le nez d’un flic côte-du-rhône qui note son numéro en léchant ses lèvres violettes.

— Rien à voir avec les bombes. Ecoute-moi cinq minutes, et si ça ne t’intéresse pas, tu n’entends plus parler de moi jusqu’à la fin de ta palpitante existence.

— Deux minutes !

Va pour deux minutes. Il ne m’en faut pas plus pour lui expliquer mon rôle dans le Magasin et pour lui faire piger le beau reportage photographique que ça ferait dans le mensuel distingué qui l’emploie.

Elle ralentit au fil de mon exposé pour couler finalement sa voiture dans le large espace d’un passage clouté où elle nous immobilise en toute illégalité.

Puis elle se retourne lentement vers moi.

— Bouc Emissaire, hein ?

Sa voix a retrouvé ce feulement des savanes qui me fait fleurir.

— C’est mon boulot, oui.

— Mais ce n’est pas un boulot, ça, Malo ! (J’ai toujours détesté être appelé Malo) c’est une vraie tranche de mythe ! Le mythe fondateur de toute civilisation ! Tu as conscience de ça ?

(Allons bon, voilà autre chose, tante Julia qui s’allume.)

— Pour ne parler que du judaïsme, par exemple, et du christianisme, son petit frère clean ! Malo, t’es-tu déjà demandé comment Yahvé, le Parano Sublime, faisait fonctionner ses innombrables créatures ? En leur désignant le Bouc Emissaire à chaque foutue page de son foutu Testament, mon chéri !

(Je suis son chéri, maintenant. Qu’est-ce que tu en penses, Sainclair, tant de passion, ça va faire un bel article, non ?)

— Et les cathos, et les parpaillots, comment crois-tu qu’ils s’y sont pris pour durer et pour remplir leurs coffres ? En désignant le Bouc, toujours et toujours !

(Ma parole, cette fille a une théorie cosmique pour chaque micro-circonstance de la vie.)

— Et les staliniens d’en face, avec leurs procès exemplaires ? Et nous, qui croyons qu’il ne faut croire en rien, comment penses-tu que nous réussissons à ne pas nous prendre pour des merdes ? En reniflant le parfum de bouc du voisin, Malo (encore Malo !) et s’il n’y avait pas de voisin on se couperait en deux pour se faire un bouc à nous, portatif, qui puerait à notre place !

Je passe volontiers sur le fait qu’elle m’appelle Malo pour admirer son enthousiasme. C’est la même tante Julia que le soir de notre rencontre. L’œil et la crinière qui flamboient. Mais, vu mes antécédents, je me contiens. Je demande seulement :

— Alors, ce reportage, tu le veux ?

— Si je le veux ? Je n’aurais pas rêvé mieux dans mes chasses les plus folles ! Le Commerce et son Bouc, tu parles !

(Tu entends, Sainclair ?)

Bon, elle le veut. C’est maintenant qu’il faut la jouer fine. Aussi murmuré-je finement :

— J’y mets une condition.

Elle se rétracte aussitôt.

— J’aime le sujet mais je n’aime pas les conditions, sinon, je bosserais au Figaro.

— J’impose le photographe.

— Quel photographe ?

— Une femme. Celle qui a pris cette photo.

J’exhibe la photo que Clara a prise de nous deux le soir de mes prouesses. On y lit clairement sur le visage de Julia la fureur stupéfaite provoquée par la question de Thérèse quant au calibre de ses seins. Pour ce qui est de moi, je suis l’image même du rétrécissement.

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