— Mais tu te rends compte ? Tu te rends compte de ce que tu as fait ?
— Je voulais te faire une surprise, Ben.
— Bravo, c’en est une !
Difficile de décrire le degré de ma rage. Pourquoi faut-il que ce soit Clara, ma Clara qui ait eu l’idée de photocopier ce manuscrit, et de l’envoyer à onze maisons d’édition ? ONZE ! (11 !)
— Tu as tort de te mettre dans des états pareils c’est de très bonne qualité, tu sais, les policiers s’amusaient beaucoup en le lisant.
Etrangler Louna ? Etrangler Louna qui vient d’intervenir de sa voix rêveuse, les doigts croisés sur la demi-sphère de son imminente maternité ? Une seconde, je me pose la question.
— Surtout le portrait que tu fais de Coudrier-Napoléon, ça les faisait vraiment rire.
— Louna, je t’en prie, ferme-la. Laisse Clara s’expliquer.
(Mais qu’est-ce qu’ils ont dans le crâne, les enfants ? Et les ados ? Qu’est-ce qu’ils ont dans le cigare ? Sont-ce seulement ceux de maman qui sont fabriqués sur ce modèle ou sont-ils tous pareils ? Qu’on me renseigne, par pitié, n’importe qui, même un pédagogue, qu’on m’explique !) L’enquête n’est pas close, les flics m’ont à l’œil depuis des mois, Jérémy fout le feu à son bahut, et le lendemain de cette catastrophe, Clara envoie mon récit à onze éditeurs (Clara ! Onze !), mon récit, dont l’épilogue donne la recette de la bombe jérémiesque et le secret de sa fabrication intramuros ! POURQUOI ?)
— C’était pour te consoler, Ben.
(Me consoler…)
— J’ai demandé son avis à Julia, elle était d’accord.
(A la bonne heure, ça ne fait jamais qu’une cinglée de plus dans mon intimité.)
— Et puis, c’est très drôle. Ben, je t’assure, les policiers étaient vraiment morts de rire.
(J’ai remarqué, oui, surtout Coudrier…)
— Alors comment expliques-tu le refus de l’éditeur, Louna ?
Parce que ce matin, sur le plateau du petit déjeuner apporté par Clara, j’ai reçu la première réponse. Un refus aimable, mais ferme. Le signataire reconnaît « l’incontestable fantaisie » du chef-d’œuvre, mais déplore « une structure quelque peu brouillonne » (tu parles !), s’interroge sur « l’opportunité d’une telle publication alors qu’une affaire similaire défraye actuellement la chronique » (moi aussi, je m’interroge) pour conclure que de toute façon, « ce type d’ouvrage n’a pas sa place dans notre programme de publication ».
(Encore heureux…)
— Ça ne veut rien dire, Ben, il reste dix maisons d’édition ! Tu sais bien que ton défaut, c’est de ne jamais croire en ce que tu fais.
Le fauve en moi se fige. Son œil se porte sur le ventre de Louna. Il pense : « Dans une dizaine de jours, j’aurai aussi ces deux-là sur le dos. » Mes babines se retroussent. Mes crocs luisent dangereusement. C’est le moment que choisit Thérèse pour émettre une hypothèse d’une rare pénétration psychologique.
— Est-ce que tu ne serais pas tout simplement vexé par ce refus, Ben ?
(La retraite anticipée pour frère aîné, ça existe ?)
Cela, c’est pour le côté famille. Si maintenant on jette un œil côté boulot, c’est pas triste non plus, comme dirait Jérémy. Plus trace du vieillard à tête de criquet. Plus trace de flics. Je suis seul. Seul dans un champ de mines. Le moindre claquement de porte, un article un peu lourd qui dégringole d’un comptoir, un mot plus haut que l’autre, tout me fait bondir. Même la voix de Miss Hamilton. Au bord de l’évanouissement en permanence. Paranoïa aigue.
Au Bureau des Réclamations, la détresse des clients me tire de vraies larmes, et Lehmann, qui perd un temps fou à me consoler, fait courir le bruit que je me suis mis à picoler.
— C’est vrai ? demande Théo, tu ne préfères pas te farcir le pif ? c’est aussi mauvais pour la santé, mais c’est meilleur pour le moral.
Et Sainclair, compréhensif :
— Vous faites une tâche déprimante, monsieur Malaussène, et pour tout dire, c’est un miracle que vous ayez tenu si longtemps. D’ici peu, nous vous trouverons une autre affectation. Tenez, la surveillance du rez-de-chaussée, cela vous irait ? Nous songeons à nous séparer de M. Cazeneuve.
Pourquoi le vieux Gimini Cricket a-t-il disparu ?
Parce que je l’ai repéré ? Mais il faisait tout pour se faire repérer ! Sans l’accident de Jérémy, j’aurais participé à toutes les phases de son boulot d’artificier. Alors ? Parce qu’il me sentait surveillé par les deux flics de Coudrier ? Et ces deux-là, pourquoi se sont-ils évaporés, eux aussi ? Pourquoi n’ont-ils pas été remplacés par deux autres, couleur de muraille ? Il n’y a plus un seul flic, dans ce magasin. Ni Théo, ni ses petits vieux n’ont été interrogés. Qu’est-ce que c’est que cette solitude ? En vue de quoi ? J’ai besoin d’une bombe. J’ai besoin qu’une bombe pète. J’ai besoin de savoir où, quand, et qui ! J’ai un urgent besoin de mettre la main sur le salaud qui me fait porter le chapeau depuis des mois. J’en ai besoin. Faute de quoi je serai coffré à sa place. Pas de preuves, mais une montagne d’indices et de présomptions. De quoi m’envoyer au trou jusqu’à la majorité des jumeaux de Louna. Et qui les élèvera, ces petits cons ? Jérémy ? Il les initierait aux secrets de la bombe à neutrons ! Maman ? Maman…
— Maman, maman…
C’est dans les douches attenantes à nos vestiaires que Théo me surprend en train de sangloter comme un perdu : « Maman, maman… » hoquetant au-dessus du lavabo, m’inondant le visage d’eau froide et chialant comme un veau : « Maman, maman… » désespoir doublé d’une litanie : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » qui remonte en spirale de ces temps enfouis du catéchisme où maman voulait me donner le Bon Dieu en guise de papa. « Maman, maman, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Et Théo qui me console, comme jadis la Yasmina du vieil Amar, Théo que j’ai trahi en balançant son petit vieillard justicier…
— Un de mes vieux, tu dis ?
— Un de tes vieux, Théo, celui qui a une tête de criquet, celui qui maniait les robinets le jour du photomaton, c’était pour ça qu’il voulait t’en éloigner, pour que tu ne risques pas d’être blessé par l’explosion… je l’ai balancé aux flics, Théo, trop de présomptions contre moi…
La main de Théo ferme le robinet, et, puisqu’on est en pleine catéchèse, c’est d’un geste biblique qu’il m’essuie le visage, l’ami Théo. Tout juste si je ne vois pas ma jolie gueule s’imprimer à l’envers sur la serviette-éponge…
— Ce n’est pas si grave, Ben, de toute façon, avec les photos des chiottes suédoises, les flics tenaient déjà le bon bout.
— Comment s’appelle-t-il, ce vieux ?
— Aucune idée. Je ne les nomme pas, moi, je les surnomme.
— Où est-ce qu’il crèche ?
— Va savoir… un foyer quelconque, ou une piaule de bonne.
— Pourquoi a-t-il disparu ?
— D’après toi, pourquoi est-ce qu’on disparaît, à cet âge, Ben ?
— Tu crois qu’il est mort ?
— Ça leur arrive, oui, et ça surprend toujours, avec leurs gueules d’éternité.
— Théo, il ne faut pas qu’il soit mort !
(« Brûlez quelques cierges, si vous voulez qu’on le retrouve »…)
— Il y a une autre hypothèse…
— Oui ?
— Qu’il ait rempli son contrat, Ben, qu’il ait effacé tous les ogres, et qu’il se soit évanoui dans la nature.