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On a mis un certain temps à pieuter les petits après ce récit. Le torrent de la fiction avait affolé le grand moulin à questions. Jérémy demanda entre autres comment le « Criminel » (ils adorent ce mot, ils le préfèrent à assassin) s’y était pris pour introduire ses bombes à l’intérieur du Magasin. Là, j’ai été pris de court. C’est Clara qui m’a sauvé la mise en répondant que, pour l’instant, on n’en savait rien, mais que le « criminel » allait être interroge par un tout jeune inspecteur de la P.J., un certain Jérémy Malaussène, qui, paraît-il, avait une idée sur la question. « Je veux », a murmuré Jérémy avec son sourire entendu, et il s’est glissé dans les plumes sans rien demander d’autre.


Quand Julius et moi réintégrons notre chambre, elle est nickel. Jamais été aussi propre depuis des années. On y sent à peine l’odeur de Julius, et plus du tout le parfum de Julia. Clara qui a grimpé sur nos talons, sous prétexte de me cuisiner à propos d’un sonnet de Baudelaire qu’elle ne comprend pas très bien, s’excuse en souriant.

— Il y avait trop longtemps qu’on n’avait pas fait le ménage, Ben, j’ai profité d’un trou dans mes horaires.

Aussitôt, le souvenir de la photo me saute dessus. La nuit dernière, je l’ai abandonnée sur la table de chevet, et ce matin j’ai oublié de la planquer dans le tiroir. Coup d’œil. Bien entendu, elle n’y est plus. Coup d’œil à Clara.

Deux larmes tremblent.

— Je ne l’ai pas fait exprès, Ben.

(Bougre d’abruti. Laisser traîner ça…)

— Ben, excuse-moi, vraiment, je n’ai pas voulu…

Ce ne sont plus deux larmes qui perlent, maintenant, ce sont de gros sanglots qui la secouent, dont je me demande bêtement s’ils sont dus au souvenir de l’horreur ou à la honte de l’indiscrétion.

— Ben, dis-moi quelque chose…

Evidemment. Dire quelque chose.

— Clara…

Voilà. J’ai dit quelque chose. Depuis combien d’années n’ai-je pas pleuré, moi ? (voix de maman : « tu n’as jamais pleuré, Ben, en tout cas, je ne t’ai jamais vu pleurer, même bébé. Tu as déjà pleuré ? » — Non ma petite mère, jamais en dehors du boulot.)

— Ben…

— Ecoute, ma Clarinette, c’est entièrement ma faute. Cette photo devrait être sous les yeux de la police à l’heure qu’il est. C’est Théo qui l’a trouvée. Il pleurait comme toi en me la montrant. Mais il ne voulait pas qu’on arrête le type qui a vengé l’enfant mort… Clara, tu m’écoutes ?

— Ben… je l’ai photographiée.

(Bravo, c’est complet. Evidemment, à partir du moment où elle l’a vue…)

Deux ou trois reniflements encore. Elle sèche ses larmes.

Un jour, je lui ai demandé d’où lui venait (en dehors de sa passion pour la photo proprement dite) cette habitude qu’elle avait prise de photographier le pire quand elle le croisait sur sa route. Elle m’a répondu que c’était comme quand elle était petite et que je mettais dans son assiette quelque chose qu’elle n’aimait pas. « Je ne te disais jamais que c’était mauvais, Ben, mais moins j’aimais ça — les endives par exemple, avec leur amertume — plus je goûtais attentivement. Pour savoir, tu comprends ? Je n’aimais pas davantage après, mais du moment que je savais pourquoi, je pouvais manger sans t’ennuyer avec des caprices. Eh bien, c’est un peu la même chose pour la photographie, je ne saurais pas t’expliquer mieux que ça. »

Et alors, Clara, maintenant que tu l’as photographiée cette photo, tu sais ? Et qu’est-ce que tu peux bien savoir, ma pauvre chérie ?

— Clara, c’est affreux que tu aies vu ça…

— Pas si ça peut servir à quelque chose.

Ici, elle a changé de ton. C’est de nouveau la voix doucement précise.

— J’ai fait quelques agrandissements.

(Dieu de Dieu…)

— Sur certains, j’ai atténue les contrastes, sur d’autres, je les ai forcés.

(C’est ça, causons technique.)

— Il y a trois choses curieuses. Tu veux voir ?

— Bien sûr que je veux voir !

(Je ne vais pas te laisser toute seule dans ce noir et blanc.)

Deux secondes plus tard, une douzaine d’agrandissements sont étalés sur le lit. Morceaux d’ombre, pieds de table, le tas sur le sol, certains clichés de plus en plus blanchis, d’autres de plus en plus noircis. Et, détail remarquable : aucune parcelle des deux corps ne subsiste ! Comme s’ils n’avaient jamais figuré sur cette photo. Totalement escamotés ! D’autant plus frappant que l’œil de Clara semble avoir vraiment tout saisi, en dehors de l’enfant mort et de son assassin. Et voici l’horreur des horreurs effacée par le regard de l’ange. C’est presque sur le ton enjoué d’une devinette que Clara demande :

— D’après toi, le tas, au pied de la table, qu’est-ce que c’est ?

— On s’est posé la même question avec Théo.

— Regarde-bien, ça ne te rappelle rien ?

— Clara, Bon Dieu, qu’est-ce que tu veux que ça me rappelle ?

— Regarde…

Elle sort un feutre rouge de son cartable, et, comme une enfant, suit en s’appliquant la limite où le gros paquet d’ombre qui constitue le tas se fond dans l’obscurité de la pièce proprement dite. Ce faisant, elle dessine une forme. Les pointes et les bosses se trouvent reliées par un contour. Et plus le contour contourne, plus cela, en effet, prend un sens, un sens qui m’est familier. Il y a là un ventre gonflé, une nuque raidie, des oreilles pointues, une gueule béante sur une langue tirée qui fait penser au Guernica de Picasso, l’ébauche d’une patte, la silhouette d’un chien !

— Julius ?… Julius !

Coup de cymbales dans mon Espace-Temps.

— Qu’est-ce que Julius peut bien foutre sur cette photo ?

— Ce n’est pas Julius, bien sûr, c’est un autre chien, Ben, mais dans le même état que Julius à l’époque de sa paralysie !

Il y a du Sherlock Holmes cocaïné dans l’excitation de ma petite sœur, maintenant.

— Et alors, Ben, ça amène à une autre constatation !

— Constate, ma chérie, constate.

La scène photographiée s’est déroulée dans le Magasin, à l’endroit même où Julius a piqué sa crise.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Quand Julius est passé devant l’endroit, il a dû flairer quelque chose…

— Tu plaisantes, cette photo a au moins vingt ans !

— Quarante, Ben, elle date des années quarante. On ne massicote plus comme ça depuis les années cinquante ! On pourrait d’ailleurs faire une étude du vieillissement des sels pour confirmation…

Ma parole on m’a transformé ma frangine préférée en laboratoire de police !

— Mais il y a une question…

— Oui ?

— Ce n’est pas la première fois que Julius allait te chercher au Magasin après ta partie d’échecs.

— Non, pourquoi ?

— Comment se fait-il qu’il n’ait piqué sa crise que cette nuit-là ?

Je revois le méchant aux sourcils touffus m’interdire la porte de la cantine et m’ordonner de descendre par l’escalator.

— Parce que d’habitude, nous prenions un autre chemin. C’était la première fois qu’il passait par là.

— Et c’est devant le rayon des jouets que ça s’est passé, non ?

Là, je la regarde comme si elle commençait à me flanquer vraiment la trouille.

— Comment sais-tu ça ? je ne te l’ai jamais dit !

— Regarde.

Nouvelle promenade du feutre rouge sur un agrandissement blanchi. Ça dessine tout seul une forme musculeuse qui s’élève, légèrement de biais jusqu’au plafond. Deux autres traits figurent le repli d’une capuche, puis le moutonnement d’une barbe.

C’est un des pères Noël de stuc qui, depuis plus de cent ans, soutiennent sans mollir les étages du Magasin au-dessus du rayon des jouets.

— Il n’y en a nulle part ailleurs dans le Magasin, Ben.

(Blow-up, la photo qui cause…)

— Clara, c’est tout ?

— Non, Léonard n’était pas seul.

— Il y avait au moins celui qui le photographiait.

— Celui-là et quelques autres.

Trois ou quatre selon le nouveau cheminement du petit feutre rouge dans les profondeurs obscures de la vieille photo. Et peut-être d’autres, hors champ.

— OK ma chérie, ça suffit comme ça. Tu me planques soigneusement tout ça, et dès demain je rends la photo à Théo pour qu’il l’envoie à la police.

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