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En début d’après-midi, deux ou trois réclamations sont déjà tombées dans la corbeille. Dont une sérieuse emmerde côté literie. Lehmann me fait appeler. Je passe devant le rayon des jouets. Aucune trace de l’explosion. Le comptoir n’a pas été réparé, mais remplacé, dans la nuit, par le même, exactement. Impression étrange, comme s’il n’y avait pas eu d’explosion, comme si j’avais été victime d’une hallucination collective. Comme si on cherchait à me découper un morceau de mémoire. Ces pensées démoralisantes pendant que l’escalier roulant plonge le rayon des jouets dans les profondeurs grouillantes du Magasin.


Le type qui râle chez Lehmann a les épaules si larges qu’elles obstruent la porte vitrée. Un dos à provoquer des éclipses de soleil. Du coup, je ne vois pas la tête de Lehmann. Si j’en juge par le frémissement des muscles, sous le blazer du client, et par la veine qui palpite sous la peau rougie de son cou, il ne doit pas en mener large, Lehmann. Ce qui se tient debout en face de lui n’est pas précisément du genre colosse débonnaire. Un sanguin qui n’élève pas la voix. Les pires. Il n’a pas fait un seul pas dans le bureau. Il a refermé la porte derrière lui, et murmure ses griefs, doigt tendu vers Lehmann. Je frappe trois petits coups discrets. A peine toc, toc, toc.

— Entrez !

Ouh ! là, angoisse dans la voix de Lehmann. Le mastodonte ouvre lui-même la porte, sans se retourner. Je me faufile entre son bras et le chambranle avec la souplesse craintive du chien battu.

— Trois jours d’hosto et quinze d’arrêt de travail, il va y laisser son calbute, votre Contrôle Technique.

C’est la voix du client. Neutre, comme je m’y attendais, et remplie d’une dangereuse certitude. Il n’est pas venu se plaindre, ni discuter, ni même exiger — il est venu imposer son droit par sa force, c’est tout. Suffit de lui jeter un coup d’œil pour comprendre qu’il n’a jamais eu d’autre mode d’emploi. Suffit de lui en jeter un second pour constater que ça ne l’a pas mené bien haut dans la hiérarchie sociale. Il doit avoir un cœur qui le gêne quelque part. Mais Lehmann ne sent pas ces choses-là. Habitué à filer des coups, il n’a peur que d’une chose : en prendre. Et sur ce terrain-là, l’autre est crédible.

Je mets suffisamment de terreur dans mon regard pour que Lehmann trouve enfin le courage de m’affranchir. En deux mots comme en mille, M. Machin, ici présent, plongeur sous-marin de son état (pourquoi ce détail ? pour authentifier le muscle ?) a commandé, la semaine dernière, un lit de 140 au rayon meubles plein bois.

— Le plein bois, c’est bien votre secteur, Malaussène ?

Oui timide de mon bonnet.

— A donc demandé un lit de 140, noyer chantourné, ref. T. P. 885, à vos services, monsieur Malaussène, lit dont les deux pieds de tête se sont brisés au premier usage.

Pause. Coup d’œil au plongeur dont la mâchoire inférieure torture un atome de chewing-gum. Coup d’œil à Lehmann qui n’est pas mécontent de me refiler le paquet.

— La garantie, dis-je…

— La garantie jouera, mais votre responsabilité est engagée ailleurs, sinon, je ne vous aurais pas fait venir.

Gros plan sur mes godasses.

— Il y avait quelqu’un d’autre, sur ce lit.

Ce genre de plaisirs, même au plus profond de sa trouille, Lehmann ne pourra jamais s’en passer.

— Une jeune personne, si vous voyez ce que je…

Mais le reste s’évapore sous le regard chalumeau du mastard. Et c’est lui-même qui achève, laconique :

— Une clavicule et deux côtes. Ma fiancée. A l’hôpital.

— OOOH !

C’est un vrai cri que j’ai poussé. Un cri de douleur. Qui les a fait sursauter tous les deux.

— OOOH !

Comme si on m’avait frappé à l’estomac. Puis, compression de ma cage thoracique par la pointe de mon coude, juste au-dessous du sein, et je deviens aussi blanc que les draps du plumard fatal. Cette fois, Hercule fait un pas en avant, esquissant même le geste de me rattraper au cas où je tomberais dans les vapes.

— J’ai fait ça ?

Voix blanche, début d’asphyxie. Chancelant, je m’appuye au bureau de Lehmann.

— J’ai fait ça ?

D’imaginer seulement cette montagne de barbaque tombant du haut de son plongeoir sur les corps de Louna ou de Clara, et faisant sauter tous leurs osselets, suffit à me sortir des larmes certifiées conformes. Et, c’est le visage ruisselant que je demande :

— Comment s’appelait-elle ?


Le reste marche comme sur des roulettes. Sincèrement ému par mon émotion, M. Muscle se dégonfle d’un seul coup. Impressionnant. On croirait presque voir la forme de son cœur. Lehmann en profite aussitôt pour me charger méchamment. Je lui présente ma démission en sanglotant. Il ricane que ce serait trop facile. Je supplie, arguant que le Magasin ne peut vraiment rien attendre d’une nullité de mon espèce.

— La nullité, ça se paye, Malaussène ! Comme le reste ! Plus que le reste !

Et il se propose de me la faire payer si cher, ma nullité, que l’énorme client traverse soudain la pièce pour venir poser ses deux poings sur son bureau.

— Ça vous fait bicher, de torturer ce type ?

« Ce type », c’est moi. Ça y est, me voilà sous la protection de Sa Majesté le Muscle. Lehmann souhaiterait son fauteuil plus profond. L’autre s’explique : déjà, à l’école, ça lui foutait les boules de voir des caves s’attaquer à plus faible qu’eux.

— Alors, écoute-moi bien, bonhomme.

« Bonhomme », c’est Lehmann. Couleur de cierge. De ces cierges qu’on brûle pour que ça passe.

Ce qu’il a à écouter est simple. Primo, l’autre retire sa plainte. Deuxio, il viendra bientôt vérifier si je suis toujours en poste. Tertio, si je n’y suis plus, si Lehmann m’a fait jeter…

— Je te casse comme ça !

« Ça », c’est la jolie règle d’ébène de Lehmann, souvenir colonial, qui vient de péter net entre les doigts de mon sauveur.

Lehmann ne revient tout à fait à lui que lorsque l’escalier roulant avale le dernier centimètre cube du mastard. C’est alors seulement qu’il se frappe la cuisse et entreprend de se marrer comme une baleine. Je ne partage pas son hilarité. Pas cette fois. J’ai suivi jusqu’au bout la retraite de l’autre musclé. (« Te laisse pas bouffer le foie par ces fumiers, petit, attaque » il m’a dit ça en se taillant) et je me suis une fois de plus parlé comme à un autre. Il pensait s’attaquer au Magasin, Dumuscle, à un Empire, ou tout du moins au Contrôle Technique, à une Institution, puissamment abstraite, et il s’était armé en conséquence. Bayard soi-même, prêt à agenouiller la garnison à lui tout seul. Et voilà qu’il tombe sur un petit mec sans âge, (yourself Malaussène !) qu’il croit tout près de la mort, et il fond, le pauvre bougre, comme il a toujours fondu, par excès d’humanité. Quand il a tourné les talons, mon plongeur, j’ai regardé ses godasses, et j’ai pensé : « J’espère que tes palmes sont en meilleur état. »

J’ouvre la porte à mon tour :

— Ça suffit pour aujourd’hui, Lehmann, je rentre chez moi, Théo me remplacera si nécessaire.

Le rire de Lehmann se coince dans sa gorge.

— Cette lope n’est pas payée pour ça !

— Personne ne devrait être payé pour ça.

Il met tout le mépris possible dans son sourire avant de répondre :

— C’est bien mon avis.

(Tu le mériterais, ton bras mécanique, Ducon.)


Quand je redescends, le rayon des jouets est noir de monde.

— C’est la première fois qu’on vend davantage un 26 décembre qu’un 24 !

La remarque vient de ma petite rouquine à tête d’écureuil. Elle s’adresse à sa copine, plutôt genre belette, occupée à empaqueter un Boeing 747. La copine opine. Ses longs doigts glissent à une allure prodigieuse sur un papier bleu nuit étoilé de rose, qui se transforme de lui-même en paquet. A côté de l’emballeuse, sur une tablette de démonstration, une réplique robotisée de King Kong montre ce qu’elle sait faire. C’est un gros singe noir, épais, velu, plus vrai que nature. Il marche sur place. Il porte dans ses bras une poupée demi nue qui ressemble à Clara endormie. Il marche et pourtant n’avance pas. Il rejette de temps en temps la tête en arrière. Ses yeux rouges et sa gueule béante lancent des éclairs. Il y a une vraie menace entre le noir opaque du poil, le rouge sanglant du regard et le pauvre petit corps, si blanc dans ses terribles bras. (Bon Dieu, c’est pourtant vrai que ce boulot commence à me peser… et c’est vrai que cette poupée ressemble à ma Clara…)

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