35

— Vous avez des enfants, Malaussène ?

Pas un trait de son visage ne bronche. Il m’a reçu dans son bureau, comme la dernière fois. Mais il ne me propose pas de whisky, ni de cigare. Pas même un siège Et ce coup-ci, il ne se félicite de rien, Sainclair. Il demande juste :

— Vous avez des enfants ?

— Je ne sais pas.

— Vous auriez intérêt à vous renseigner, parce que je vais vous foutre au cul un procès que vous allez perdre et qui vous ruinera jusqu’à la septième génération. Il serait honnête de prévenir les héritiers éventuels.

Le numéro d’Actuel est ouvert, devant ses yeux, mais c’est moi qu’il regarde.

— Que vous crachiez dans la soupe est une chose somme toute courante. De toute façon, cela vous aurait coûté cher. Mais après avoir vidé votre gamelle…

Il se livre à un rapide calcul mental…

— Ce sera hors de prix, monsieur Malaussène.

Le sourire que je voulais effacer revient sur son visage avec l’élastique aisance de la fameuse adaptation. Celle qui fera toujours défaut au foutu saint que je suis.

— Parce que vous avez signé un contrat, figurez-vous, un contrat qui définit clairement le rôle du Contrôle Technique. Et, le moment venu, vous trouverez en face de vous 855 employés qui affirmeront tous — avec la meilleure foi du monde — que vous n’avez jamais rempli correctement votre tâche, que vous préfériez vous en tenir à ce rôle abject de martyr, né de votre propre cervelle malade, et que si la maison a commis une seule faute, c’est celle de vous avoir conservé dans ses rangs.

Un temps.

— Depuis trois ans que j’ai pris la direction du Magasin, monsieur Malaussène, aucun employé n’a été licencié.

Il répète, dans un épanouissement du même sourire :

Aucun.

(C’est pourtant vrai, qu’il n’a qu’un seul sourire.)

— Voilà pourquoi nous vous gardions parmi nous.

Et, dans sa voix, maintenant, autre chose. Qui fait toute la force des Sainclair du monde entier : il y croit. Il croit dur comme fer à la version qu’il vient de mettre sur pied. Elle n’est pas sa vérité, elle est la vérité. Celle qui fait tinter la clochette des caisses enregistreuses. La seule.

— Autre chose encore.

(Oui, Sainclair ?)

— A votre place, je raserais les murs, parce que si j’étais un des clients qui ont eu affaire à vous dans les six derniers mois, il me semble que je chercherais à vous retrouver… J’y mettrais le temps qu’il faudrait.

(En effet, je vois un dos se dresser devant moi. Un dos à provoquer des éclipses de soleil : « Te laisse pas bouffer le foie par ces fumiers, petit, attaque ! »)

— C’est tout.

(Quoi, tout ?)

— Vous pouvez vous en aller. Vous êtes viré.

C’est là que je déconne, en murmurant d’un air finaud :

— Mais vous m’avez dit que la police interdisait les mouvements de personnel pendant l’enquête…

Eclat du beau rire directorial :

— Vous plaisantez ! Je vous ai menti, Malaussène, tout simplement, dans l’intérêt de la Maison, s’entend ; vous vous acquittiez parfaitement de votre rôle et je ne voulais pas de votre démission.

(Bien. Bien, bien, bien… Baisé, quoi. Il m’a baisé.)

Et, en me raccompagnant aimablement à la porte :

— D’ailleurs, nous ne vous perdons pas tout à fait : vous nous faisiez économiser beaucoup d’argent, maintenant vous allez nous en rapporter davantage.


Voilà ce que c’est. On se prépare à la jouissance du siècle, et, le moment venu, elle a un goût de Fernet Branca. Sur ce point comme sur quelques autres, Julia a raison : ne jamais investir dans la promesse du plaisir. Tout de suite ou pas du tout. Demandez donc à ceux d’en face qui marnent pour l’avènement de l’Avenir Radieux…

Ainsi philosophé-je en passant sous le dernier regard de Lehmann. Ah ! ce regard d’homme trahi qu’il me lance de sa cage transparente pendant que l’escalator me plonge au plus profond des abysses… Honteux ! Honteux, je suis, alors que je devrais être tout jouasse !

Je suis tellement dans le cirage que je manque me casser la gueule quand l’escalator atteint ce qui ne bouge jamais. Et, quand je reprends mon équilibre (rigolade des petites vendeuses de jouets), c’est pour entendre la voix de miss Hamilton vaporiser, dans un sourire tout neuf :

— M. Cazeneuve est demandé au Bureau des Réclamations.


Les horaires de la vie devraient prévoir un moment, un moment précis de la journée, où l’on pourrait s’apitoyer sur son sort. Un moment spécifique. Un moment qui ne soit occupé ni par le boulot, ni par la bouffe, ni par la digestion, un moment parfaitement libre, une plage déserte où l’on pourrait mesurer pénard l’étendue du désastre. Ces mesures dans l’œil, la journée serait meilleure, l’illusion bannie, le paysage clairement balisé. Mais à penser à notre malheur entre deux coups de fourchette, l’horizon bouché par l’imminente reprise du boulot, on se gourre, on évalue mal, on s’imagine plus mal barré qu’on ne l’est. Quelquefois même, on se suppose heureux !

C’est à quoi je rêvais, allongé sur mon plumard, Julius me prêtant sa chaleur, il y a deux secondes, quand le téléphone a sonné. J’étais bien. J’étais en train d’arpenter l’exacte surface de ma panade, en ruminant le singulier goût de défaite que venait de prendre ma victoire sur Sainclair. J’allais avoir dans l’œil les mesures parfaites de mon jardin de malheur, quand cette putain de sonnerie a brouillé d’un coup tous mes calculs, suscitant le geste le plus nourri d’illusion qui soit : décrocher un téléphone.

— Ben ? Louna est arrivée à terme.

« Arrivée à terme »… il n’y a que Thérèse pour prononcer des formules pareilles. Quand je casserai ma pipe, au lieu d’être bouleversée par ma mort, elle se déclarera « très affectée par le décès de son frère aîné ».


Bon. Louna est « arrivée à terme ». J’ai pris l’adresse toute blanche de la clinique, je me suis laissé dégringoler dans le métro, j’ai saisi la barre, et maintenant j’attends que ça passe. Il y a quelque chose qui palpite en moi, à l’idée de découvrir la bouille toute neuve des jumeaux. (Une pour deux ?) Quelque chose qui se met bientôt à cogner aussi puissamment qu’il y a cinq ans à l’apparition du Petit, et plus loin derrière elle à celle de Jérémy, et plus loin encore à celle de Clara — c’est moi qui l’ai accueillie, celle-là (la sage-femme était bourrée et le toubib s’était tiré avec la caisse) moi qui ai largué sa petite amarre et qui lui ai fait les honneurs de la maison à ma Clara, avec maman en toile de fond, qui répétait déjà : « Tu es un bon fils, Benjamin, tu as toujours été un bon fils… »

Oui, c’est du bonheur que je ressens. Enfin, une sorte. Toutes les mesures que j’avais prises, allongé sur mon lit, sont bel et bien brouillées. Efforçons-nous de penser juste, pourtant. « Louna est arrivée à terme » : pudique optimisme pour désigner ce qui est en fait le début de nouvelles catastrophes. Parce que des jumeaux, ne nous leurrons pas, c’est deux bouches de plus à nourrir, quatre oreilles à distraire, une vingtaine de doigts à surveiller, et des états d’âme en pagaille à éponger, encore et encore ! Tout cela avec le procès de Sainclair qui se profile, la ruine à l’horizon, la prison peut-être, le déshonneur en tout cas, et (à moi, Zola !) la déchéance alcoolisée. Que dalle ! Dès qu’ils auront cinq ans, je les foutrai au turf, les jumeaux ! Voilà ce que je ferai ! Amputations et mendicité ! Et que ça rapporte, hein ! Si vous voulez bouffer autre chose que vos assiettes vides !


Pourquoi la « réalité » s’oppose-t-elle à tous mes projets ? Pourquoi la vie me contrecarre-t-elle ? C’est la question que je me pose, debout au chevet de Louna dans la clinique piaillante et fleurie, l’œil posé sur Laurent qui serre ma sœur dans ses bras « mon amour chéri, mon amour chéri » puis qui s’aplatit le museau contre l’aquarium aseptique, conçu pour protéger les enfants contre la voracité des pères, et qui beugle :

— J’ai trois Louna, trois Louna, Ben ! J’en avais une, j’en ai trois !

(Ce ne sera pas pour le prix d’une, crois-moi !)

Et ça se termine chez Koutoubia, Amar nous servant à tous le couscous aux frais de la maison, comme toujours quand je m’amène porteur d’une naissance.

— J’ai découvert une chose importante, Ben (c’est Laurent qui philosophe avec l’aide autorisée d’un Mascara à 16°) c’est que la réalité est toujours plus supportable que le phantasme, même si elle est pire ! Je voulais pas de môme, j’en ai deux, eh ! bien là n’est pas l’horreur, l’horreur, Ben, c’est d’avoir eu si peur de cette merveille. (Soupirs…) Oh ! Ben, comment ai-je pu faire ça à Louna ? (Sanglots…) Casse-moi la gueule, Ben, je t’en supplie, casse-moi la gueule, fais-le pour ta sœur ! (auto-fustigation, chemise déchirée…)

— Un coup de Mascara ?

— Oui, il est pas mal du tout, cette année.

— Ben ?

La main de Julia s’enroule autour de ma cuisse.

— Clara m’a dit, pour l’histoire du procès, ne t’inquiète pas, Sainclair t’a chambré. S’il y a procès ce sera contre le journal, et si le juge est vraiment très méchant, il nous collera un franc de dommages et intérêts.

— Ancien le franc, pré-gaullien, un micro-franc, précise Théo dont l’œil caresse les fesses de Hadouch.

Une soirée qui ronronne, Clara coupant la viande de Jérémy, Thérèse rivée au scopitone où elle programme inlassablement l’enterrement d’Oum Kalsoum, le Petit initiant Julius au rituel du thé à la menthe, Amar nous annonçant pour la centième fois la proche destruction de son restaurant par l’érection du New Belleville.

— Je suis triste pour toi, Amar.

— Pourquoi ? Le repos est une bonne chose, mon fils.

Et de me raconter à nouveau comme il profitera de la retraite pour soigner ses rhumatismes en s’immergeant dans les sables du sud saharien. (La tête blanche d’Amar, le Sahara autour du cou…)


Et c’est à la fin des fins (Laurent ivre mort endormi dans son assiette, Jérémy et le Petit roulés en boule dans la fourrure de Julius qui les couve, Théo depuis longtemps disparu avec Hadouch, Thérèse métamorphosée en derviche tourneur, la main de Julia annonçant l’imminence de l’assaut final), que Clara, ma Clara annonce la grande nouvelle :

— J’ai une surprise pour toi, Benjamin.

Загрузка...