Le Magasin semble se remplir plus vite le matin suivant. Pourtant, les flics en faction à toutes les entrées font leur travail minutieusement. Tous les sacs sont fouillés, toutes les poches profondes, tous les renflements suspects. Quelques corps, même, sont palpés, poitrine, entrejambe, que je te retourne, dos, poche revolver, que je te remette à l’endroit, et finalement :
— Passez.
Il faut croire que la clientèle aime ça. Un faux-semblant de danger qui émoustille le prurit consommatoire. Le désir, aussi, de voir à quoi peut ressembler un magasin où explosent des bombes. Le rayon des shetlands est pris d’assaut. Mais les regards ont beau traîner comme des serpillières, rien, pas la moindre trace de sang, pas la plus petite touffe de cheveux dans la laine, que dalle. Il ne s’est rien passé. Rien de rien. Le même arrangement sirupeux de Chantons sous la pluie poisse les mêmes rayons où se prennent les mêmes clients, par la trompe. Puis quatre petites notes qui rappellent le Westminster de mon enfance, et le nuage de Miss Hamilton :
— Monsieur Malaussène est demandé au bureau des Réclamations.
Ma journée qui commence.
Cette fille, à la voix de placebo, je l’ai rencontrée, au début de ma brillante carrière. A la cafétéria.
Petite, ronde, et rose. Je ne l’imaginais pas autrement qu’avec des fesses de poupée. D’autant qu’elle donnait à ses paupières un mouvement de balancier qui lui fermait les yeux chaque fois qu’elle rejetait sa jolie tête en arrière. Elle aspirait avec une paille un lait rosé, sans doute le secret de son teint de pétale translucide. Tout avait bien commencé entre nous. Ça n’aurait pas dû trop mal finir. Mais elle m’a demandé mon nom.
— Benjamin, j’ai dit.
— C’est joli, comme petit nom.
Aussi bizarre que cela puisse paraître, elle avait la même voix que son haut-parleur : un nuage d’éther, et, à la réflexion, le même teint que sa voix. Elle m’a fait un joli sourire :
— Et l’autre, le vrai, le nom de famille ?
Lecyfre qui passait derrière elle a laissé tomber mon nom sur la table :
— Malaussène.
La fille a écarquillé les yeux.
— Ah ! c’est vous ?
Oui, c’était déjà moi à l’époque.
— Excusez-moi, il faut que je retourne au micro.
Elle n’a même pas fini son lolo.
Déjà ce parfum de bouc…
C’est justement de métier que nous allons parler, dans la tourelle de Lehmann. Sainclair en personne m’y attend. Il s’est assis derrière le bureau de mon chef hiérarchique direct, lequel se tient debout à côté de lui, talons à l’équerre, poitrine bombée, mains croisées derrière le dos, œil franc. Pas de client. Pas de chaise pour m’asseoir. Tout néon. Et le doux regard de Sainclair, notre chef à tous.
— Monsieur Malaussène, le hasard m’a fait rencontrer le commissaire Coudrier chez des amis communs, et savez-vous ce qu’il m’a appris ?
Je note, « hasard », « amis communs », je pense : tu mens, il t’a tout simplement téléphoné, et je réponds :
— Ma foi, je n’ai pas reçu de carton d’invitation.
— Vous étiez pourtant au centre de notre conversation, monsieur Malaussène.
— Ah ! tout s’explique, je dis.
— Quoi donc ?
— Mon rêve de cette nuit, j’y rotais Moët et Chandon.
— Cette nuit, vous ne rêviez pas, monsieur Malaussène, vous perturbiez la bonne marche de la maison en empêchant la police et le veilleur de nuit de faire leur travail de surveillance.
(Les nouvelles vont comme les odeurs.)
Lehmann fronce les sourcils. Sainclair se confectionne un air franchement désolé.
— Votre situation n’est guère brillante, monsieur Malaussène.
(Elle est pourtant meilleure que celle de mon chien. Le vétérinaire de nuit a cassé trois aiguilles dans sa cuisse bétonnée avant de pouvoir le piquer.
Paraît que ça existe, les chiens épileptiques, et que ce soir ça ira mieux. Ce matin, il tirait toujours la langue au monde en le dévorant par les yeux. Même raideur. Même mort.)
— Qu’est-ce qui vous a pris d’aller raconter cette histoire de bouc émissaire à la police ?
Nous y voilà. C’est à propos de ça que Coudrier lui a téléphoné.
— Je me suis contenté de répondre à leurs questions.
Le bureau est absolument lisse, devant Sainclair.
D’un revers de petit doigt, il en chasse une poussière fictive.
— Nous étions pourtant convenus du prix de votre discrétion, monsieur Malaussène.
Son style m’emmerde. Je le lui dis. Je lui dis aussi que les conditions ont singulièrement changé. Il pleut des bombes dans son Magasin, La police cherche le bombardier. On passe au crible les sujets de mécontentement de tous les employés. Et celui qui a la plus mauvaise presse, c’est moi, puisque je me fais engueuler du matin au soir. Il ne me parait donc pas monstrueux d’expliquer clairement ma situation au super flic, pour qu’il n’aille pas s’imaginer que je passe mes nuits à piéger la boutique pour me venger de mes déboires diurnes. (Je dis « déboires diurnes » en style Sainclair.)
— C’est pourtant l’idée que vous lui avez mise dans la tête, monsieur Malaussène.
Aucune satisfaction dans la voix de Sainclair. Il a l’air sincèrement désolé. Il explique :
— Je n’ai même pas eu à vous démentir, le commissaire Coudrier n’a pas cru un mot de ce que vous lui avez raconté. Comment aurait-il pu vous croire ? La fonction dite de « Contrôle Technique » existe dans toutes les entreprises semblables à la nôtre. Et, compte tenu de sa nature, il est parfaitement normal que les réclamations de la clientèle lui soient transmises…
Je l’écoute et je crois rêver. Cette fonction est, ici, totalement bidon, il le sait, et je lui dis qu’il le sait.
— Evidemment, monsieur Malaussène ! Vu le nombre d’articles qui sortent d’un grand magasin en une journée, comment voulez-vous que le Contrôle Technique puisse contrôler quoi que ce soit ? Même en multipliant les contrôleurs, comme le font la plupart des grandes surfaces, le pourcentage des réclamations reste sensiblement le même. Il m’a donc paru plus rentable de donner à cette fonction un caractère… comment dire ? « relations publiques », rôle dont vous vous acquittez très bien, je dois dire, et qui présente le double avantage de limiter le nombre de postes et de régler la plupart des litiges à l’amiable.
C’est en effet sa grande théorie. Il me l’a exposée en long et en large le jour de mon embauche. Pourquoi ai-je marché dans cette combine ? Pour rire ? (très drôle…) Parce que ma mère est une fugueuse et que le chômage ne sied pas au tuteur d’une famille nombreuse ? (on s’approche…) Mystère de ma nature profonde ? (bof…) En tout cas, j’ai accepté de puer le bouc, et c’est une odeur qui dérange.
Sainclair doit lire dans mes pensées, car c’est à ce stade de mon mutisme qu’il me pose une devinette :
— Monsieur Malaussène, savez-vous ce que Clemenceau disait de son chef de cabinet ?
(Je m’en tape.)
— Il disait : « Quand je pète, c’est lui qui pue. »
La brioche de Lehmann s’agite convulsivement. Et Sainclair ajoute :
— Il y a des tas de gens très bien qui sont chefs de cabinet, monsieur Malaussène, on se bat même sauvagement pour ça !
Je suis incapable de décrire Sainclair. Il est beau, il est fin, il est doux, il est réussi, on dirait un nouveau philosophe, un nouveau romantique, un nouvel after-shave, il est nouveau et pourtant nourri au grain de la tradition. Il m’ennuie.
— Ne vous faites pas passer pour paranoïaque aux yeux de la police, monsieur Malaussène. Imaginez qu’ils vérifient cette histoire de bouc émissaire en interrogeant vos collègues. Que découvrirait le commissaire Coudrier ? Un Contrôle Technique qui ne contrôle rien. Qui par conséquent ne fait pas son travail. D’où le fait qu’il soit sans cesse appelé au bureau des Réclamations. Voici donc les conclusions auxquelles aboutirait inévitablement le commissaire Coudrier. Et vous m’avouerez que ce serait un comble, non ? Puisque, au contraire, votre travail vous le faites très bien !
Là (je m’autorise l’originalité de l’expression) j’en reste sans voix. Ce qui permet à Sainclair d’enchaîner :
— J’ai eu toutes les peines du monde à convaincre le commissaire Coudrier que vous plaisantiez. Un conseil, Malaussène, ne jouez pas avec le feu.
Je note la suppression du « monsieur », et puis, allez savoir pourquoi, je pense au Petit et à ses ogres Noël, je pense à la nouvelle solitude de Louna, je pense à la course-fuite de ma mère, je pense à mon chien subitement amidonné, ça me flanque le bourdon, une blessure d’amour, un coup de pompe, je ne sais quoi, et je réponds :
— Je ne jouerai plus à quoi que ce soit chez vous, Sainclair, je me barre.
Il hoche tristement la tête.
— La police a pensé à ça aussi, figurez-vous. Aucun mouvement de personnel n’est autorisé jusqu’à la fin de l’enquête, ni renvoi ni embauche. Navré, j’aurais volontiers accepté votre démission.
— Vous serez encore plus navré quand je pisserai dans mon froc devant la clientèle, quand je me roulerai par terre la bave aux lèvres ou quand je sauterai à la gorge de ce sac de médailles pour lui arracher les amygdales avec mes dents.
Sainclair fait instinctivement le geste de retenir Lehmann qui n’a plus envie de se marrer.
— Ce ne serait pas une mauvaise idée, Malaussène, le Magasin a plutôt besoin d’un coupable, ces temps-ci. Si vous voulez vous donner le profil d’un dynamiteur fou, ne vous gênez pas.
L’entretien est clos. Il est beau, Sainclair. Il est tout jeune, il est efficace, il est vieux comme le monde. Je quitte la pièce avant lui. La main sur la poignée de la porte je me retourne pour poser ma propre devinette :
— Dites-moi, Sainclair, dans quel Tintin un personnage sort-il d’une pièce en déclarant, à propos d’un autre personnage « il me le paiera cher, ce vieil hibou » ?
Sainclair me répond avec un beau sourire d’enfant :
— Le professeur Müller dans Le Pays de l’Or Noir.
J’effacerai ce sourire.