9

L’intérêt de se trouver sur le lieu même d’une explosion, c’est que personne ne vous y piétine. Tout le monde fuit l’épicentre.

Le poids de la fille couchée sur moi me colle au sol. On dirait qu’elle me protège de mitrailleuses ennemies. Mais à y regarder de plus près, elle est évanouie, tout simplement. Je la dépose doucement sur le côté en maintenant sa tête dans le creux de ma main, et je rabats sa robe sur ses jambes découvertes. Cazeneuve me fait face, assis, extatique, comme un bambin devant son premier pâté de sable. Il est couvert de sang et quelque chose en lui se demande sans bouger si c’est le sien ou celui de quelqu’un d’autre. (C’est la première fois que je le vois penser.) Quelques mètres derrière Cazeneuve, deux corps, à la fois enchevêtrés et dispersés, gisent dans une épouvantable bouillasse sanglante. Je me lève péniblement. Autour de moi, c’est une panique de vivier au moment de la pêche. Tous les poissons veulent sauter hors de l’eau. Ils bondissent, retombent, se heurtent, changent soudain de direction, comme s’ils voulaient échapper à une invisible épuisette. Le plus hallucinant est que tout cela se déroule dans un silence de fond des mers. Des étalages entiers s’effondrent, des mannequins de présentation explosent sous les pieds des fuyards. Et cela sans un bruit. Je suis tout au fond d’un gigantesque aquarium en folie. Tante Julia se réveille à son tour. Je vois ses lèvres remuer mais je n’entends rien. Sourd. L’explosion m’a rendu sourd. Instinctivement, je porte mes doigts à mes oreilles. Pas de sang. Ça me rassure un peu. Je m’accroupis devant tante Julia et prends son visage dans mes mains :

— Rien de cassé ?

J’entends ma voix comme si je me téléphonais à moi-même. La fille répond quelque chose, puis fait mine de se retourner, mais je l’en empêche. Pourtant, cet entrelacs sanglant ne me soulève pas le cœur, pas cette fois-ci. Il faut croire qu’on s’habitue à tout. Les deux corps donnent l’impression d’avoir échangé leurs viscères, dans une sorte de communion ultime. Ils ont fusionné. Plus aucune trace du petit cabas vert pomme. Leurs deux ventres le couvaient, et l’éclosion a eu lieu. Deux types en blanc emmènent Cazeneuve complètement sonné. On me tape sur l’épaule. Je me retourne. Preuve que l’Histoire se répète toujours dans le pire, le petit pompier de la dernière fois commence à m’expliquer le coup. Ses deux limaces roses gigotent sous sa fine moustache. Mais — joie ! — je ne l’entends pas.


Je suis resté quatre longues heures à l’hôpital. Ils m’ont inspecté sous toutes les coutures. Pas de casse. J’ai éprouvé un plaisir tout enfantin à me laisser manipuler. Comme lorsque j’étais môme et que ma mère ou Yasmina, la femme du vieil Amar me donnait mon bain. Ma surdité ajoute à l’agrément de la chose. J’ai toujours pensé que je ferais un bon sourd et un mauvais aveugle. Retirez-moi le monde des oreilles, je l’aime. Bouchez-moi les yeux, je meurs. Les meilleures choses ayant une fin, le monde finit par se frayer à nouveau un chemin jusqu’à mes tympans. J’entends les conversations des infirmières et des toubibs autour de moi. D’abord, je n’y comprends rien. Comme s’ils parlaient dans un compartiment voisin du mien. Puis, ça se précise. Il s’agit tout simplement de me garder en observation une petite semaine. Il se pourrait qu’il y ait des complications côté cervelle. Une semaine d’hosto ! Je vois d’ici la tête des mômes et de Julius.

— Pas question !

Une longue blouse blanche au visage chevalin se penche sur moi.

— Vous avez dit quelque chose ?

— Oui, j’ai dit non. Je ne veux pas rester ici, je me sens très bien, pas de problème, je vais rentrer chez moi.

La blouse blanche en réfère à une blouse encore plus blanche, tendue par un ventre rond.

— Nous ne pouvons pas vous laisser partir, mon vieux. Pas avant d’avoir pris toutes les radios nécessaires.

Je suis encore allongé sur la table d’auscultation. L’énorme ventre parle juste devant mon nez. Tous ces bides piégés… Et s’il allait me sauter à la figure, lui aussi ?

Je dis :

— Vous ne pouvez pas non plus me retenir malgré moi.


Dehors, il fait nuit depuis longtemps. Tandis que je marche vers le métro, une bagnole se coule le long du trottoir, jusqu’à mon niveau, et me klaxonne. Un klaxon des années cinquante. De ceux qui font : « Tutt. » Je me retourne. Tante Julia, à l’intérieur d’une quatre chevaux jaune citron, me fait de grands gestes d’invite.

— Vous êtes à pied ? Montez, je vous embarque.

Je monte dans la relique de tante Julia.

— Ils vous ont fait signer une décharge ? A moi aussi. Ils se mettent à l’abri, c’est normal.

Elle conduit sa quatre chevaux comme un paquebot, sans à-coups. Une sorte de prouesse, quand on connaît l’engin. Nous voguons vers le Père-Lachaise. Tante Julia parle. Elle parle, et moi je revois le cabas vert pomme et les ventres qui se referment. Puis le regard terrorisé de Cazeneuve. Cazeneuve n’a rien, j’en mettrais mon propre bras à couper. Il est commotionné, c’est tout. La charge a explosé dans le nid hermétique formé par les deux ventres. Comme à l’intérieur d’un œuf mou.

— Ils bandaient comme des anges !

Des anges qui bandent ? Quels anges ? Qui, bande ? Tante Julia me regarde avec des yeux voilés d’une indicible nostalgie. Elle dit :

— Les Sandinistes. Ils bandaient comme des anges. Indéfiniment, ils baisaient en riant. Et quand ils jouissaient, c’était à longs traits brûlants, jusqu’à extinction totale de mon incendie. J’ai éprouvé ça une seule fois, à Cuba, juste au lendemain de la Révolution. J’avais quatorze ans. C’était deux jours avant que mon consul de père se fasse virer. J’y suis retournée depuis, mais c’était fini : déjà l’érection réaliste socialiste, le coït stakhanoviste…

Elle se tait un moment. Le temps que je reprenne mon souffle. (C’est la bombe qui l’a mise dans un état pareil ?) Un feu rouge passe au vert. Tante Julia repart en même temps que sa bagnole.

— Maintenant, le Nicaragua aussi est foutu… le plaisir constructif.

Son visage, tordu par une expression de dégoût, se détend brusquement et sa belle voix rauque replonge dans d’heureuses certitudes :

— Heureusement, il restera toujours les Moïs, les Maoris, les Satarés…

Je dis :

— Les Satarés ?

— Les Satarés de l’Amazonie brésilienne !

Elle développe :

— Ils ont des muscles longs, nets, bien dessinés. Leurs épaules et leurs hanches ne fondent pas dans tes doigts. Leur queue a une douceur satinée que je n’ai trouvé nulle part ailleurs. Et quand ils t’enfourchent, ils s’éclairent de l’intérieur, comme des Gallé 1900, superbement cuivrés.


Et ainsi, tandis que le Paris hivernal et nocturne défile aux flancs de notre pirogue, tante Julia développe le corps somptueux de sa théorie. Selon elle, il n’y a que les révolutionnaires au lendemain de la victoire et les grands primitifs pour baiser correctement. Les uns et les autres ont l’éternité dans la tête, ils baisent au présent de l’indicatif, comme si ça devait durer toujours. Partout ailleurs dans le monde, on se trombine au passé ou au futur, on commémore ou on érige, on se perpétue ou on se multiplie, mais personne ne s’occupe de soi…

Sa voix est devenue extraordinairement convaincante :

— Je veux dire s’occuper de soi, là, de l’un et de l’autre, dans l’instant, de toi et de moi…

Pleins phares sur tante Julia. Je ne la lâche plus des yeux une seconde. Ses contours sont irisés par les lumières de la ville. Et puis soudain, elle m’apparaît tout entière, dans l’éclaboussement d’une vitrine de luminaires. (Mamma mia !…)

Загрузка...