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Et puis le jeudi fatal arrive. J’ai bien essayé de retenir le temps en me concentrant sur chaque seconde, mais, rien à faire, il a tout de même coulé par les failles de ma sainte âme. (Moi, mon âme est fêlée… c’est là-dessus que Clara est tombée à l’oral de son bac…)

Il n’y a pas foule, au rayon des jouets, c’est le moins qu’on puisse dire. Un mot d’ordre a dû être passé, un signe qui tient mystérieusement la clientèle à l’écart. Je suis là. Et je réalise que je n’ai pas cessé une seconde de penser à ce moment depuis notre randonnée souterraine, l’autre nuit, avec Gimini le Criquet. L’obsession de l’échéance était tapie derrière la moindre de mes pensées. J’ai peur. Bon Dieu que j’ai peur ! Il est dix-sept heures trente. Gimini n’est pas encore arrivé. Coudrier non plus. Ni aucun de ses hommes.

Ma petite vendeuse écureuil a maigri. Ses joues ont perdu leurs provisions d’hiver : le Magasin… la fatigue du Magasin… Sa copine la belette est occupée à remettre en ordre les étalages bouleversés par les mômes durant la marée de quatre heures. Gimini n’est pas là.

Moi, j’y suis.

Et la victime ? Elle est là, la victime ? « Je vous la désignerai le moment venu, vous verrez, vous serez surpris… » Pourquoi surpris ? Au fond, c’est à ça que je n’ai cessé de penser. (Pourquoi surpris ? Je la connais donc, la victime ? Personnage public ? Gueule de médias ?) A ça et au reste, j’ai pensé, en vrac. A notre conversation dans le métro. « Pourquoi les tuez-vous dans le Magasin ? Vous les y attirez ? Comment ? » Mon petit vieux a eu un gentil sourire : « Lisez-vous des romans, parfois ? » J’ai répondu que oui, et plus que parfois. « Alors vous savez qu’il ne faut pas croquer d’un coup toutes les surprises de la fiction. » J’ai pensé que « croquer » était bien un verbe de son âge. Mais j’ai pensé aussi : fiction ? « Fiction ? » « Parfaitement, imaginez-vous quelque part dans un roman, cela vous aidera à combattre votre peur. » Il a ajouté : « Peut-être même à en jouir. » C’est là que j’ai commencé à ne plus le trouver tout à fait net. Et à avoir la trouille. Une pétoche larvée qui ne m’a plus lâché d’une seconde. Avec effets secondaires liquéfiants. « Vézarde », dirait Rabelais. (Chiasse, quoi.) Je me demandais d’où ça me tenait. C’était ça, la peur… Et Thérèse ? Comment s’était-il démerdé pour repérer Thérèse, et pour l’identifier ? « De vos frères et sœurs, c’est celle qui vous ressemble le plus. » (Ah ! bon, parce qu’il connaissait donc les autres ?) Oui, oui, le Petit et ses ogres Noël, Jérémy et son don pour les sciences expérimentales, l’œil de Clara… « Rien de mystérieux à cela, jeune homme, votre ami Théo vous aime beaucoup. » Bien sûr, Théo, c’est vrai. Théo lui a parlé de nous. « Vous êtes sa famille, en quelque sorte, tout comme il est la nôtre. » La nôtre ? Ah ! oui, les petits vieux du Magasin. N’empêche que c’est ça qui m’a fait venir aujourd’hui, et pas l’avertissement de Coudrier au téléphone, ça, le fait que je sente planer une étrange menace sur ma famille, au cas où je me défilerais. Pourtant, je continuais à bien l’aimer, mon grand-père mythique, mon « croqueur d’ogres », tout fondu qu’il soit. Le métro nous secouait comme la vie, et pour tenir en équilibre sur ses fesses, il posait à plat ses petites mains, de part et d’autre. On aurait dit les roues latérales d’un vélo d’enfant.

Oui, je me le serais bien emmené, mon vieux, je me le serais bien installé à la maison, en guise d’aïeul, n’était cette histoire de bombe et ce foutu rendez-vous. Parce qu’il me conviait tout de même à un assassinat, assis là sur son petit derrière…

— Vous témoignerez, jeune homme, vous êtes le seul à en être digne !


Il est là. Il est arrivé. Il a revêtu la blouse grise des vieux de Théo. Il a plaqué sur ses traits la sénilité de leurs visages. C’est le petit vieillard bavochant du tout début. Le petit vieux à l’AMX 30. Impossible de savoir s’il m’a vu ou pas. Il est à l’autre extrémité du rayon. Il tripote le King Kong robotisé qui, avec cette femme évanouie dans ses bras, avait achevé de me saper le moral après l’arnaque du plongeur sous-marin. Moi, je sors mon périscope et je cherche la trace des flics dans le Magasin. Que dalle. De la clientèle disséminée, qui butine par-ci par-là, ignorante de ce qui se joue. Et la victime ? Pas de victime non plus. Aucune tête que je connaisse, en tout cas. Coudrier, bordel ! Napoléon de mes fesses, ne me fais pas le coup de Grouchy ! Rapplique ! Je meurs de trouille. Je ne veux pas assister à un meurtre. Je ne veux pas qu’on tue les tueurs, moi, j’ai jamais voulu, je suis contre ! Amène-toi, Coudrier, bordel de Diable ! Fais ton boulot de flic ! Ramasse Zorro et sa proie ! Décore le premier et balance le second aux ordures, mais laisse-moi hors du coup ! Je suis un honnête frère de famille, moi ! Je ne suis pas le bras de la justice, ni son œil ! COUDRIER ! OU ES-TU ?

(Si on m’avait dit que je placerais un jour tant d’espoir dans la venue des flics !…)

Gimini m’a vu.

Il me sourit.

Derrière toute sa pantomime de faux gâteux il me fait signe d’attendre, de ne pas m’impatienter. Il continue de jouer comme un gosse avec le singe noir qui porte dans ses bras le corps si blanc de Clara évanouie. Il le pose à ses pieds, et l’envoie dans ma direction. Le méchant singe se met en branle. C’est ça, jouons. C’est le moment ! Patientons…

(Je me tire. Pas question que je reste ici. Je me tire ! Si dans cinq secondes, je ne vois pas se profiler l’Empereur et sa Garde, je me casse !)

Un…

Deux…

Trois…

Tout à coup l’illumination. JE CONNAIS LA VICTIME ! C’est ce fumier de Risson ! Le libraire de mes rêves ! Tout concorde : l’âge, la pourriture cérébrale, sa présence au Magasin il y a quarante ans. Le pourvoyeur ! C’était lui, le pourvoyeur d’enfants. C’était lui, le tentateur, qui bourrait le mou des familles menacées en prétendant faire passer leur mouflet outre-guerre alors qu’il remplissait le grand saloir des ogres ! Il n’y a que lui que je connaisse pour pouvoir tenir ce rôle ! Risson. Il va s’amener d’un moment à l’autre, mystérieusement attiré par l’odeur de sa mort. Et il va sauter sous mes yeux ! Si je me tire, il y passera quand même. Conviction absolue. Il suffisait que je connaisse l’heure et le lieu pour être la sainte caution de cet assassinat ! Zorro s’est bien contenté de la présence de Thérèse, la dernière fois. Plus question de partir. Je ne suis pas un tueur, moi. J’aimerais bien, ça facilite sûrement la vie, mais ce n’est pas dans ma sainte nature. Rester. Jouer tant qu’il le faudra avec le gorille arpenteur. Attendre. Tenir. Et dès que Risson se pointe, lui sauter dessus et le propulser hors du champ de mines. Que la justice se démerde avec lui, ensuite, mais sans moi. N’étant pas le Crime, je ne suis pas non plus le Juge !


Il a un déhanchement sympathique de pingouin, le gorille incandescent. Cette fausse innocence ajoute à son côté sinistre. L’œil rouge. Le feu à la bouche. Clara dans ses bras… Arrête de déconner, Malaussène, ce n’est pas le moment. Quand il atteint tes pieds, tu le lui retournes. Et ce jeu de con doit durer. Durer ! Tout est là. Jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose, que Coudrier se pointe ou que Risson découpe sa haute et distinguée silhouette à l’horizon de l’escalier roulant. Il a le poil vraiment noir, ce singe. Et le corps de la jeune fille est vraiment blanc. Noir et blanc. Eclair de chair blanche sur fond de nuit morte ! Les flammes de la bouche et la luisance sinistre des yeux…

Et tout à coup, je vois ses yeux à lui, l’autre, là-bas, Gimini, qui me regarde. Qui me sourit. Mon grand-père mythique…

Et je comprends.

Il m’en aura fallu du temps !

Le temps de vivre.

Pas moins.

C’est le même regard que celui de Léonard ! Ce sont les mêmes yeux que ceux de la Bête.

Et c’est ma mort qu’il m’envoie.

La surprise et la peur sont si violentes que l’épée de feu, une nouvelle fois, me traverse la tête. Toute une brochette d’huîtres sanglantes est extirpée de mon crâne.

Sourd à nouveau. Et, bien sûr, Coudrier m’apparaît. Dix mètres de là. A côté d’un mannequin d’essayage vêtu comme lui, figé dans la même immobilité. Coudrier. Caregga du côté des blousons de cuir. Et quelques autres. Soudaine évidence policière.

Le gorille a encore avancé d’un bon mètre.

Pourquoi moi ?

Cette joie, dans ses yeux à lui, là-bas, le nabot maléfique !

Il a compris que j’ai compris !

Du coup, je comprends.

C’est lui, le sixième le dernier, le pourvoyeur !

Pour une raison que j’ignore il a buté tous les autres.

Et c’est moi qu’il va faire sauter maintenant.

Pourquoi ?

Sa Majesté Kong s’est encore rapproché. Caregga jette un coup d’œil interrogateur à Coudrier, la main droite glissée dans l’échancrure de son blouson.

Coudrier fait un non rapide de la tête.

Non ? Comment ça, non ? Mais si, Bon Dieu ! Si !

Dégaine, Caregga ! Il y a du bleu dans les étincelles du gorille. Du bleu et un jaune qui fait ressortir le sanglant du rouge.

Regard éperdu à Coudrier.

Prière sourde et muette à Caregga.

Elan paralysé.

Aucune réponse.

Et cette indicible jouissance sur le visage du vieux.

Cette joie provoquée par le spectacle de ma terreur. L’orgasme ! Le panard de sa vie ! N’aurait-il vécu que dans l’attente de cet instant, ça valait le coup de tenir cent ans !

Coudrier n’interviendra pas.

C’est le sourdingue extra-lucide qui l’affirme en moi au sourdingue hyper-voyant.

Ils vont tous me laisser sauter !

Sauter, pour sauter, je saute !

Le plongeon de ma vie. Droit sur le singe voleur d’enfants ! J’ai vu, nettement, mon corps dans l’espace, parallèle au sol, comme si j’étais un autre. J’ai plongé sur le singe mais sans le quitter des yeux, lui, l’ogre ricanant. Et quand je me suis abattu sur ma proie…

Quand j’ai appuyé sur l’interrupteur…

C’est lui qui a sauté.

Là-bas.

A l’autre extrémité du comptoir.

Il y a eu un gonflement de la blouse grise.

Son visage, une seconde, au comble du ravissement.

Puis la blouse s’est vidée d’une purée sanglante.

Qui avait été son corps.

Implosion.

Et, quand je me suis redressé, j’ai su qu’il avait fait de moi un assassin.

Pourquoi moi ?

Pourquoi ?

Les flics m’ont emmené.

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