Rue François-Mauriac, au domicile de Thérèse Genitrix-Desqueyroux, c’est Bérurier qui vient répondre à mon coup de sonnette.
Il est vêtu d’un maillot de corps à grille, de son chapeau troué et de ses chaussettes qui le sont aussi. Son œil limaceux me donne à penser qu’il est torché. Son haleine (qui n’est pas du pingouin) confirme la chose.
— Ah ! c’t’oi ! parvient-il à formuler, la phrase étant brève et ne comportant aucun piège notoire d’élocution.
Il lâche un vent de bienvenue et referme.
— On étions en pleine java ! avoue le Preux.
Si j’aimais les calembours, je dirais : « le laid preux », mais ça ferait un peu trop banquet des « Joyeux amis de la gaule matinale ».
Il relourde à tâtons car il a des périodes non seulement d’obscurantisme, mais bien de cécité complète, et m’entraîne à l’intérieur de l’appartement, renversant sur son passage trombesque une gracile console dont les pattes faisaient songer, avant de se briser, à celles des éléphants-moustiques de Salvador Dali.
Le frêle meuble supportait une Diane d’albâtre dont je ne pourrais plus dire si elle était chasseresse ou marchande de pans-baniats.
Il faut toujours s’attendre à tout, avec Béru, pourtant je marque une certaine surprise en découvrant dans la chambre de l’actrice trois personnes dont deux, apparemment, n’auraient pas grand-chose à y faire. Il s’agit de Rose-de-mai, la serviteuse de couleur, de Berthe Bérurier, et de Charly Genous, le coïteur professionnel.
Je note qu’on a entassé les meubles, lit y compris, dans l’alcôve attenante, et étalé de la literie sur le sol : matelas, sommier, couvre-pieu, polochon, oreiller, afin de constituer une piste de baise de vaste dimension. Les protagonistes sont nus, à l’exception de Charly qui porte un pansement à la main gauche. Ils sont également ivres, si j’en juge aux nombreuses bouteilles vides rangées le long des murs. Pour l’instant, le trio copule assez bassement ; mais ce genre d’exercice est-il jamais gracieux, même pratiqué par Roméo et Juliette, Paul et Virginie, Rivoire et Carret, Roux et Combaluzier ? La bestialité d’une étreinte reste ce qu’elle est, n’importe ses protagonistes.
Le tableau vivant auquel j’assiste comblerait d’aise les producs de Charly Genous. Les enfants sont couchés ? Oui ? Alors écoute. Berthe est étendue, belle comme un Botero, les jambons formant le V de la victoire. Fleur-de-mai lui sert une langue de veau-gribiche, à genoux, ses terribles mamelles se confondant avec l’énorme prose de la Bérurière. Charly l’accomplit en levrette, avec une belle lenteur de pro qui sait se contrôler, ses mains bien plantées dans la viande sombre de la femme de chambre.
Un mouvement de houle passe sur le trio. Les deux dames disent « oui » avec un ensemble parfait. Ce « oui » des baisances à grand spectacle qui approuve l’action en cours et la stimule tout à la fois.
— C’con a pris ma place du temps qu’ j’allelais t’ouvrir ! rouscaille le Gros. J’voiliais bien qu’il avait envie d’emplâtrer la Noirpiote n’au lieu d’s’ laisser déguster la tige par Berthy. Mais qui va z’à la chasse… T’sais c’ qu’on dit dans la Bib’ ? Hé ! Charly, ce gros cul s’appelle reviens, mon pote ! J’avais un pain d’trois livres au four, mécolle, avant d’ chiquer les portiers ! Attends : on va séparerer l’cortège en deux et tu calceras ma rombière ; la couleur mise z’à part, c’est l’appareil au même ! Sauf p’t’ête z’aussi qu’la négresse est moins disjonctée d’la bagouze qu’mon écuillerière qui m’pratique d’puis des illustres et des illustres…
Il s’élance dans cet amas de bidoche plus ou moins fraîche.
— C’est ça que tu appelles établir une planque chez la disparue ! lui dis-je.
Il rebiffe :
— Tu voudrerais qu’on fisse quoive en attendant ? J’ai jamais su broder et y a pas d’osier pour qu’ j’rempaillasse les chaises.
Là-dessus, la partouze reprend sous l’impulsion du Maestro.
Il ne changera jamais, le Con-sanguin. Bouffe, bite et bêtises fournissent les trois « B » de son sigle. Las de ses transports en commun, je quitte la chambre pour le salon. Le bref coup de turlu du Vieux m’a dopé. C’est de le savoir vivant qui stimule mon énergie. Il est vivant et à Paris ; il va bien falloir que je le récupère !
De toute évidence, on le séquestre, puisqu’il ignore où il est. Dans quel but ? Il n’a plus de hautes fonctions administratives et n’a pas retiré de grosses sommes de sa banque. Conclusion, la chose s’est « organisée » autour de Thérèse Genitrix.
Mais pourquoi diantre celle-ci est-elle partie en emmenant deux grandes valises vides ?
Je tente de reconstituer l’aventure d’Achille. Ce forcené de la bagatelle rencontre la belle Thérèse et se l’annexe. Grand amour de la part du Vioque. Il lui propose de l’emmener en voyage et elle accepte. Pourtant, il n’opère aucune réservation. Mais peut-être devaient-ils partir avec des amis ? Voire à bord d’un yacht ou d’un jet privé ? Il a toujours eu des relations huppées, Pépère. La môme qui ne rêve que de Paris a probablement cédé à la tentation, vu les conditions particulières ?
Je rêve, hein ? Dévide mes hypothèses… C’est l’unique façon de sortir de mon immobilisme.
Disons qu’elle accepte de s’en aller. Le Vioque lui offre alors deux superbes bagages Vuitton, mais, par la faute d’un livreur, ils arriveront trop tard et l’actrice est déjà partie avec ses propres valoches. Attends, qu’a-t-il joint, comme billet à son envoi, le Scalpé ? « Pour que vous m’emmeniez toujours plus loin. » Ce qui laisserait entendre que C’EST ELLE QUI A ORGANISÉ LE VOYAGE, non ? T’es bien d’accord, Nestor ?
Les voilà ensemble. Et là, une grosse couille se produit : on séquestre le Dabe ! Qui le séquestre ? Thérèse ? Improbable. Sont-ils kidnappés tous les deux ? Leur commune disparition tend à le faire croire. Dans quel but ? Mystère. Sur les deux, il y en avait UN de visé, l’autre n’a fait que subir la fatalité de son partenaire. Quel intérêt pouvait présenter pour qui que ce soit ce couple d’occasion ? Cette passade d’un barbon avec une petite comédienne de troisième zone ?
Comme la voix d’Achille était faible, décolorée. Une véritable voix de vieillard mal en point. Quelle utopie que d’avoir pensé à le remettre à la tête de la Police ! Il a fait son temps, le cher vieux bougre. A présent c’est râpé. Pour qui sonne le glas ? Un jour la porte se rabat dans ton dos, comme mue par un courant d’air, mais c’est bien toi qui l’a tirée, mon con ! Toi tout seul, instinctivement.
Fleur-de-mai était en congé lorsque sa patronne a filé d’ici. Ses toilettes sont toutes demeurées au dressinge, mais plus les valdingues. Alors, question primordiale et paroxystique : qu’a-t-elle emporté ? Je donnerais le dentier de la comtesse de Paris pour le savoir.
Fallait que ça soit volumineux. Ou nombreux ! Et l’Antonio tant aimé de farfouiller dans le logis de l’actrice. L’actrice ! Tiens : des vêtements de scène ! Voilà ce qu’elle trimbalait. Jouait-elle ou allait-elle jouer un film en costume ? Si elle interprétait Jeanne d’Arc ou la Marie-Antoinette, y en avait un paxif à se coltiner. Cela dit, on ne confie pas généralement les costumes aux interprètes, à moins qu’il n’y ait eu des questions d’essayages.
Je retourne dans l’arène. La partouzette court sur son erre.
Fleur-de-mai crie pouce (avec un c), mais Béru qui l’entend avec deux s fait le nécessaire, et la Pétard-sister en a la chambre des machines contusionnée. Alors le Mammouth éternue de la soupape en hurlant un triomphal « Vouais ! » de gars passant en tête une ligne d’arrivée (n’importe laquelle, ils font tous pareil). Par contre, la Bertha continue d’engranger de la bite en psalmodiant son éternel « voui ! voui ! vouiiii ! » accapareur.
Le gars Charly commence à surchauffer de la membrane. Il me lance :
— Celle-là, faut pas lui en promettre !
— Fort tempérament, confirmé-je. Comment se fait-il que vous soyez ici ?
— La toute-black qui m’a téléphoné pour une urgence ; je croyais que ça concernait Thérèse, mais elle avait parlé de moi à madame…
— Plus vite ! implore la Thénardière !
Il dit à sa partenaire :
— Si ça doit être encore long, il faut que je m’huile ; j’ai un tournage demain et je ne peux pas me présenter sur le plateau avec un membre violacé ! Mes partenaires féminines font la fine bouche et refusent de pomper un braque endolori.
— C’est ça : huilez ! crie la Bérurière en délire.
Bérurier, mécontent, bougonne :
— T’sais qu’j’vais d’viendre jalmince, Grosse ; t’as l’air d’prend’ du bonheur à t’faire astiquer par ce gus !
— Il a la cadence ! plaide l’infidèle.
— Et moive, j’l’aye pas ?
— Pas la même !
Vexé, il se tourne vers la Noire.
— Et toi, grosse mouche, comment c’est qu’ t’as trouvé not’ séance d’ boudin blanc ?
— Délicieuse, roucoule la noire colombe.
— Mercille, j’t’ d’mande just’ pour n’en avoir l’cœur net. Tu m’sers un godet d’bordeaux, puisqu’ c’est baise d’ gala ?
Nous sortons de la piste-aux-étoiles.
Son coït africain paraissant l’avoir dessoûlé, je lui relate le coup de fil avorté du Dabe.
— Quéqu’un l’questerait[3] ? bée-t-il.
— Ça paraît évident.
— Av’c la poule d’ici ?
— Probable.
— Et y s’rait n’à Paris même ?
— Je le crois.
— Qu’vas-tu faire-t-il, Antoine ? On n’peuve pas fouiller tous les immeubles de la capitable !
— Non, ça, on ne peut pas.
— Alorsss ?
— Alorsss, il va sûrement me venir l’une de ces idées lumineuses qui différencient l’homme normal du Bérurier bipède.
Il ne réagit pas car Fleur-de-mai revient de la cuistance armée d’une aimable bouteille de Mouton-Cadet pétrie de bonnes intentions.
Décapsulage, tastage, buvage.
Charly Genous radine avec sa bite besogneuse vitrifiée de frais.
— Je vais prendre une douche, annonce-t-il, comme toujours après une prestation.
— C’est ben pour dire de faire le gandin ! mourmelonne Béru qui lui garde un chien de sa Cheyenne, comme dit mon cher Van Cauvelaert.
Fleur-de-mai intervient :
— Prenez plutôt un bain, monsieur Genous, car y a plus de rideau de douche.
— O.K. ! tant pis.
Exit l’artiste.
On reboit. La sale impression « de totale inutilité » que je traînais naguère s’est modifiée. Maintenant je me sens « en veillée d’âme ». Chilou ! Le Vieux Zob chéri ! Il a eu l’opportunité d’un coup de grelot et c’est à moi qu’il l’a donné. Signification : il ne veut pas que son affaire s’ébruite, sinon il appelait carrément Police-Secours !
Attends, vieux beau, il va te retrouver, ton « disciple » comme tu aimais à m’appeler pour rengorger.
— A propos, Fleur-de-mai, vous avez eu beaucoup d’appels téléphoniques depuis ma dernière visite ?
— Des gens de théâtre, la mère de Mademoiselle qui vit dans le Bordelais et qui s’inquiète de son silence…
On entend Genous qui chante à tue-tête en prenant son bain. De l’opéra, s’il vous plaît ! Le grand air du « Trou Vert ». Il enchaîne avec La Tosca.
Baryton ténorisant, semblerait-il :
Et Tosca tout de même
C’est toi seule que j’aime…
Le fichtre-foutre me chope. Je cavale à la salle de bains alors qu’il est en train de se briquer le modulateur de fréquence au lavabo.
— J’ai horreur des bains, me dit-il, je ne prends que des douches.
L’Antonio-de-rêve va à la douche, précisément, pour examiner la tringle en équerre du porte-rideau.
Elle tient par trois points : à ses deux bouts et au coude qu’un fil d’acier soutient au plafond. Les anneaux qui maintenaient le rideau et lui permettaient de coulisser sont en place, encore munis de leurs crochets d’agrafage. Des franges de matière plastique verte adhèrent à la plupart, ce qui indique qu’on a arraché le rideau, au lieu de se donner la peine de l’ôter crochet après crochet.
— J’ai remarqué, me dit Genous, que, dans ces vieux immeubles, les lavabos sont toujours fixés très haut, si bien que, quand on est de taille moyenne, il faut se dresser sur la pointe des pieds pour se laver la queue. Le Général de Gaulle n’avait pas ce genre de problème ; mais se lavait-il la bite au lavabo ?
Je le laisse se détartrer le bigoudi farouche pour revenir au salon où Bérurier houspille son brancard, comme quoi, participer à une partie de jambons, c’est une chose, mais y prendre un plaisir aussi évident en est une autre. Il a sa dignité d’époux à assumer et elle en a pris un coup (elle aussi).
Pendant le débat, je coince la grosse Fleur-de-mai dans un immense coin.
— Darling, parlez-moi des valises, je vous prie.
— Quelles valises ?
— Celles que mademoiselle a emportées.
— Ben c’étaient deux grandes valises.
— De quelle couleur ?
— Presque blanches, des Samsonite, vous savez ?
Bien sûr que je sais. Il sait tout, Sana !
— Quand vous êtes revenue de votre congé, l’appartement était vide, m’avez-vous dit ?
— Je le répète.
— Le rideau de la douche se trouvait encore en place ?
Elle hausse les épaules.
— Je ne me souviens pas. Mais à la réflexion, il me semble qu’il n’y était plus.
— Vous n’avez pas été surprise par sa disparition ?
— Mademoiselle avait souvent des mouvements d’humeur qui lui faisaient briser ou arracher des choses.
— Des coups de chaleur, des mouvements d’humeur… Ses nerfs ne fonctionnaient pas tellement bien, non ? Qui vous paie vos gages depuis qu’elle est partie ?
— Personne ; mais j’ai confiance : elle ne m’a jamais lésée d’un centime.
— Elle a une voiture ?
— Non. Elle ne sait pas conduire.
— La photo de femme, dans la chambre, c’est elle ?
— Bien sûr.
Je m’en saisis.
— Je la rapporterai, promets-je.
Le vaillant Charly revient de ses ablutions, la bite parée pour de prochains exploits.
— Bon, c’est pas le tout, dit-il, qui me règle mon cachet ?
Comme onc ne répond, il s’adresse à Bérurier :
— Vous ? C’est mille francs.
Sa Majesté a les lotos qui lui yoyotent sur la frite.
— Siouplaît ? Je comprende rien à ce dont vous causez.
— Je parle de mon cachet.
— Quel cachet ?
— Pour la séance de brosse ; vous ne vous figurez peut-être pas que je viens tringler sur commande gratuitement !
Oh ! l’effarement du monstre marin ! Il ouvre si grand la bouche qu’on aperçoit son foie ; ! Il faut dire que celui-ci est excessivement hypertrophié.
— Qu’apprends-je-t-il ! il tonitruie. Môssieur fait payer ses coups de guiseau ! Il a un braque de médecin de campagne et il veut affurer avec ce trognon de chou ! Et mille points ! Y s’mouche pas av’c l’ pan d’sa roupane. Combien t’est-ce j’deverais d’mander, ma pomme, une chopine comme la mienne !
Charly qui n’entend pas se faire écrémer à l’œil devient mauvais :
— Hé ! le Gros, calmos ! Tu t’imagines pas une seconde que j’ai escaladé ta grosse vache pour le plaisir ! Je ne suis pas sadique ! Je veux bien faire l’impasse sur la Noire : ce sera sa commission. Mais j’ai fourni une prestation d’archiduc avec ton brancard, tout le monde est témoin. Elle a pris un panard de haut luxe, n’est-ce pas, chère madame ? Cent lacsés, c’est dérisoire pour faire jouir un pareil tas de graisse ; je me ferais radier de mon syndicat si la chose s’ébruitait. Allez, envoie la soudure avant que nos relations s’enveniment.
Sans un mot, Bérurier va quérir sa carte de police dans la fouille de son veston et la présente au baiseur professionnel.
— Une supposance qu’nos r’lations s’envenimassent, justement, je t’arrête pour prostitution, mec.
Là, il pantoise, le Charly.
S’adressant à Fleur-de-mai, il gronde :
— Un poulet ! Toi, Boule-de-neige, tu me la copieras !
Il retourne se harnacher dans la chambre. Bérurier le suit.
— Croive pas qu’t’es quitte ! avertit ce justicier. T’as infamé mon épouse en la traitant de grosse vache et de tas d’ graisse ; en tant qu’mari j’peuve pas laisser passer. J’ ferme les yeux sur qu’ tu l’as faite jouir, mais des insultes, jamais un nez-pou digne de ce nom tolérera.
Et il lui allonge un taquet au bouc. Seulement l’autre est champion de karaté. Il place au Gros une prise fulgurante et l’envoie dacher sur le matelas.
— Voix de fête su’ un officier de police ! brame le Cornard patenté. J’sens viendre des bavures ! Là, je m’interpose :
— Stooooop ! On se calme !
Mon autorité leur en impose.
— Vous êtes bien sûr de travailler dans la production porno ? m’àbrûlepourpointe Charly Genous.
Je ne réponds rien. Brusquement, mon attention est attirée par quelque chose qui meurtrit le papier de la tapisserie. Je m’approche : il s’agit d’un trou. Pour le cacher, on a mis la photo de Thérèse que je viens d’emparer. Un trou de balle ! Je l’élargis à l’aide de mon canif et n’ai pas grand mal à récupérer le projectile. Du 9 mm, le calibre de l’homme pressé (d’en finir).