Le louche plaisir que j’éprouve à fouiller dans les affaires des autres relève-t-il du sadisme ? Je me le suis souvent demandé. En tout cas, c’est une forme de viol. Je ne voudrais pas scandaliser mon lecteur en déclarant ici que je conçois l’agrément que peut fournir un viol à certains individus solitaires qui doivent compenser par un acte de violence leur manque de communicabilité. La partie que je suppose agréable du viol ne réside pas dans le bas assouvissement, mais dans ses prémices. Réduire une dame vêtue à l’état de dame « défaite » engendre une succession d’attitudes et d’images susceptibles de combler bien des libidos.
Conscient du fait, j’ai choisi d’explorer la partie la plus subtile et la moins dangereuse de cet acte réprouvable : le viol par séduction. Je t’en prends pour récente démonstration la manière dont j’ai enfilé la kinési du premier, il y a peu. Elle ne m’attendait pas, moi non plus. Les circonstances nous mettent en présence. Nos ondes se sautent dessus et s’enchevêtrent. Je l’entreprends avec toute la technicité dont je dispose. Elle subit l’instant, puis le mec et son chibre. Et une frivole de plus au palmarès du champion de la tringlée fantasque !
Pour t’en revenir, après ce demi-viol, voilà que j’en perpètre un second. Un vrai, celui-là. Viol d’un domicile. Et chez un avocat ! Gonflé, non ? Aucun mandat de perquise. Une suppose que le cher maître se pointe inopinément, il peut me faire embastiller, destituer à vie, arracher du poitrail toutes les décorations que je n’ai pas. Larirette, larirette !
Son bureau, bien rangé, pas bordélique le moindre. Le Dalloz, d’autres books de droit dans une bibliothèque aux portes grillagées. Des classeurs classiques, bourrés de dossiers qui rébarbatent, attachés par des sangles : Achtung ! C’est du sérieux. Ordre alphabétique, je te prie de constater.
Un burlingue Louis Chose d’époque, avec coins en bronze que ça représente des déesses lascives. Un seul tiroir. Dedans ? Du petit matériel : papier à en-tête, agrafeuse, boîte de trombones, lot de crayons, stabilobos et j’en passe.
Sur une table métallique : le fax, le répondeur bigophonique, une photocopieuse. Derrière ladite table à roulettes porteuse de modernisme : un coffre-fort très traditionnel. Bauche, je crois. Ou peut-être Fichet ? Voire Roux-Combaluzier. Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? Roux-Combaluzier ne font pas des coffres mais des ascenseurs ? Et alors ? C’est pas une espèce de coffre, un ascenseur, pauvre fromage !
Je dégage la table pour le regarder en pleine figure. Merde ! Il est à combinaison, le seul cas où mon sésame décline l’invitation pour incompétence. Et moi, c’est pas mon fort, l’extra-tactile. J’ai connu des craqueurs surdoués qui venaient à bout des systèmes les plus sophistiqués, comme un cruciverbiste chevronné se fait les mots écrasés du Figaro. La seule tentative que je peux exécuter, c’est la date de naissance du gros gueulard. Le nombre de gens qui programment ça sur leur case trésor est stupéfale. Les mecs manquent d’imaginance.
Je farfouille dans le dossier marqué « Assurances » de l’avocat. En un tournedos (j’ai faim) je code 8-1-1947. Zob ! Ultime tentative : 8-1-47 !
Le cul bordé de nouilles. Et des Buittoni, espère ! Je perçois le léger « clac ! » approbateur. La lourde se rend. Si tu estimes que j’ai vraiment du génie, écris-le à maman, ça lui fera plaisir de constater que les gens pensent comme elle !
Voilà le fameux Sana agenouillé devant le coffiot.
Il est de dimension très moyenne et comporte deux rayons. Sur celui du haut se trouve un album à couverture de faux cuir destiné à recevoir des photos. Le second rayon est logiquement le plus chargé : il abrite un seul dossier d’un autre type que ceux alignés dans les classeurs. En cuir, avec une serrure.
Réapparition de sésame pour qui c’est de la basse broutille. Je compulse rapidos, ne comprends pas chouchouille, fourre les feuillets dans mon bénoche, referme le système à serrure et remets le dossier en place.
Au moment où je m’apprête à clore le coffre, une impulsion (en anglais impulse) me pousse à regarder l’album de photos. Tu veux bien siffler pour moi, Lucien ? J’ai un bouton de fièvre à la lèvre. Merci.
Là, c’est du très chouette ! C.D.Q.S. (clichés délimités de qualité supérieure).
Décidément. C’est trop beau, je le garde !
Le planton (suant sous sa veste) m’apostrophe :
— Monsieur le directeur !
— Mouiii ?
— Un estafette est venu du ministère avec un pli pour vous qu’il m’a chargé de vous remettre en mains propres.
— Cher ami, serez-vous vexé quand je vous aurai donné ma parole d’homme qu’estafette est féminin ? On dit une estafette, même quand elle a des bottes, un casque de motard et qu’elle pue des pieds.
Je cramponne le pli à en-tête de l’Intérieur.
— Quant à me remettre ce message en main propre, il eût fallu pour cela que vous vous les lavassiez après la lecture de votre journal !
Je le quitte, déconfit, et grimpe en éventrant sauvagement la babille du ministre. Je t’en livre le contenu in extenso, ou in partibus, si tu as une préférence.
Pas de préambule, même pas « Monsieur ».
Surpris, très surpris d’être sans nouvelle de vous. Votre successeur prendra ses fonctions demain à 14 heures 30 ; je vous prie instamment de l’accueillir pour lui faire les honneurs de la Maison.
Je vous signale qu’une chaîne de télévision a téléphoné à mes services pour demander s’il est exact que votre prédécesseur a disparu.
Salutations.
« Une histoire d’amour qui finit mal ! » me dis-je. Nous ne sommes cependant antipathiques ni l’un ni l’autre !
En tout cas, pour l’heure, il n’est plus question de créer ma fameuse brigade spéciale. Alors quoi ? Je redeviens commissaire ou je démissionne ? En ce dernier cas, dans quoi me convertirai-je ? Il n’y a pas grand-place pour l’artisanat dans mon job.
Pour l’une des ultimes fois, je pénètre dans MON bureau. Pas du tout le cœur lourd. En fait, j’ai passé mon temps à le fuir depuis que j’y ai accédé. Je suis une pierre qui roule, moi. Je n’amasse pas de mousse, mais au moins je me marre !
Je prends place sur mon trône et dispose mon butin devant moi, à savoir : un bel album de photos, un dossier à décrypter, un bouton nacré de couleur bordeaux, un morceau de bois de réglisse mâché et un second, intact.
Biniou interne.
— Mathias ? Tu viens me rejoindre ?
— J’arrive.
Il n’est pas long et a dû sauter des marches.
— Tu laisses la porte ouverte ? m’étonné-je quand il est entré.
— Mon assistante me suit.
Son assistante, nièce et maîtresse ! Il se précipite sur moi.
— Que viens-je d’apprendre ? Tu quittes tes fonctions, Antoine ?
— La radio ? demandé-je.
— Oui, et aussi la télé ; ma femme vient de m’appeler. C’est donc vrai ?
— De la tête aux pieds.
— Que vas-tu devenir ?
— Un fonctionnaire limogé, mon chéri. Il y en a eu d’autres et il y en aura encore.
Deux rubis de belle taille sortent de ses yeux et, tu sais quoi ? Ce sont des larmes !
— C’est profondément injuste, déclare-t-il. Si tu pars, je donne ma démission !
— Déconne pas, Rouillé ! Tu as dix-huit gosses dont la moitié en bas âge !
Entrée de sa nièce-assistante-maîtresse. Dans le service, ils l’ont surnommée Red Dahlia, parce qu’elle ressemble à cette fleur rouge. Elle rentre de vacances et le soleil devait sembler pâlichon au-dessus d’elle.
Mathias, en réponse à ma question, me dit qu’ils ont exploré minutieusement la salle de bains de Thérèse Genitrix et que, fectivement, ils y ont relevé des traces de sang, groupe O, qui est celui de la comédienne.
Là-dessus, la porte du petit baisodrome incorporé que le pauvre Chilou avait fait aménager, s’ouvre, et une fabuleuse fille nue en sort à reculette, tout en demandant à quelqu’un resté à l’intérieur :
— Où dis-tu qu’il est, le téléphone ?
— Ici ! réponds-je.
Elle décrit un saut de cabri que l’on pourrait donc qualifier de « cabriole » et nous fait face sans chercher à masquer ses charmes qui sont nombreux et certains.
Je lui montre le bloc bigophonique sur mon bureau, avec ce sourire franc et massif qui oblige les dames à essorer leur culotte.
— Pardon, dit-elle, je ne savais pas !
Une colored légère, dans les tons bronze pâle. Gabarit mannequin, regard tirant sur le fauve-à-reflets-mordorés. Bouche presque noire, comme l’embout de ses seins admirables.
Elle est triomphale, cette petite. Son sourire éclatant dit qu’elle a conquis le monde et va passer aux planètes de la périphérie.
Je vais pour m’enquérir des raisons qui lui font occuper mon futur ex-bureau, mais quelqu’un apparaît à son tour, qui me dispense de toute question : Toinet ! A poil lui aussi, superbe dans son adolescence finissante, avec un beau membre qui guillerille, des côtes un peu trop saillantes, des fesses d’Apollon, le ventre plat avec, en son centre, un œil de cyclope frondeur et des poils encore blonds qui s’essaiment sur sa poitrine, ses avant-bras et ses mollets.
Il sourit à la ronde.
— Bonjour, monsieur Mathias. Bonjour, mademoiselle ! Vous êtes la nièce ?
Il s’approche, magnifique d’impudeur, serre les mains de mes laborantins.
— Je te présente Murielle, il me dit en prenant la ravissante par la taille ; c’est le témoin qui a vu l’assassin de la comédienne.
Là, je fais tilt !
— Attends, fais-je, ne bouscule rien, fiston, apprends à raconter posément les choses, sans intervertir l’ordre des facteurs, comme on dit dans les Postes.
Je procède à un ramonage de gorge express.
— Au début de l’après-midi, tu as disparu pendant que je répondais au téléphone, reprends-je ; où t’es-tu rendu ?
— Eh bien, rue François-Mauriac.
— Pour y faire quoi ?
— Enquêter ! Tu ne m’as pas dit que j’allais faire partie de ta troupe d’élite ? J’ai voulu commencer tout de suite.
— Mais commencer quoi, bordel ?
— Eh bé, mon enquête ! Je me tue à te le dire.
— TON enquête ?
Ce que c’est cocasse, comme situation : ce jeune couple beau et nu, devant deux rouquins en blouse blanche.
— TON enquête si tu veux, grand ! rectifie l’éphèbe. On ne va pas se tirer la bourre d’entrée de jeu. Donc je suis allé là-bas, devant l’immeuble. Y avait tout un remue-ménage à cause d’un suicide, parmi les personnes que ce ramdam avait attirées : Murielle pérorait en compagnie de gens du quartier. Je t’ai vu rappliquer et me suis dissimulé pour ne pas te gêner dans tes investigations.
— C’est gentil.
Maintenant, j’ouvre une parenthèse : Murielle est étudiante à la faculté des langues orientales. Ses parents sont d’origine pakistanaise et tiennent un restaurant… pakistanais, en face de la maison de Thérèse Genitrix. Ils possèdent un appartement au-dessus de leur établissement. Murielle qui est vachement studieuse passe ses heures où elle n’a pas cours devant la fenêtre de sa chambre, à étudier.
— Déjà tout compris, dis-je. Depuis ce poste d’observation…
— Brûle pas les effets du mec, grand ! On le sait que tu es un surdoué du chou ! Donc, tantôt, nous lions connaissance, elle et moi. Les atomes crochus.
— C’est ce que je crois comprendre, ironisé-je.
— Quand j’apprends qu’elle habite en face, je risque le paquet : une supposition qu’elle ait vu sortir quelqu’un de la maison « du crime », il y a deux mois, portant deux lourdes valises blanches ?
« J’aborde la question et — miracle — elle se rappelle très bien la chose. Du coup je lui demande de venir ici pour que tu la questionnes ; tu n’es pas là, le temps passe, je lui montre le délicieux studio attenant. »
— Et une chose en amenant une autre, vous voici magnifiquement nus, conclus-je. Je crois que vous vouliez téléphoner, mademoiselle Murielle ?
— A mes parents, oui, pour leur dire qu’ils ne s’inquiètent pas ; je rentrerai tard.
Elle vaporise sur Antoine bis un regard énamouré.
Antoine me demande :
— Tu pourras m’ouvrir un crédit pour sortir Murielle ?
Je souris affirmativement.
Après l’avoir rentrée, il la sort ; normal !
Or donc, les choses se seraient déroulées comme chez Déroulède.
En fin de matinée, au mois de mai. Murielle venait de marquer une pause. Elle préparait un examen. N’ayant pas pris de petit dèje, elle est descendue se confectionner un sandouiche au krahma-koudour (avec du pain de maïs c’est exquis). L’idée lui est venue de le manger sur le pas de la porte pour se ventiler un peu les méninges. Il faisait un temps de printemps ; comme il n’en existe qu’à Paris lorsque Paris décide de sourire. Le pied !
Pendant qu’elle clapait, une petite fourgonnette rouge de Messageries-en-Ville a tourné le coin de la rue en trombe et renversé un scootercycliste. Heureusement, le gars portait un casque, si bien que seule sa péteuse a été endommagée. Le conducteur de la fourgonnette (un type jeune) et l’accidenté ont failli s’empoigner, puis le ton a baissé et ils ont fini par faire la seule chose cohérente : un constat sur leurs talbins respectifs d’assurance.
Pendant ce temps, Murielle a fini son petit en-cas et a regagné sa chambrette.
Comme elle se remettait au travail, elle a vu arriver la fourgonnette qui s’est rangée devant le 116. Le chauffard qui la drivait s’est engouffré dans l’immeuble. Elle n’y a pas prêté une attention particulière, mais dix minutes s’écoulent et elle perçoit de nouvelles vociférations dans la rue. C’était à nouveau ce con de chauffeur qu’un vieux monsieur traitait de malotru parce qu’il venait de le flanquer par terre avec les grosses valises blanches qu’il portait comme un idiot, en les balançant. Le messager à la noix était mal embouché et invectivait sa deuxième victime, à tel point que des passants, outrés, ont voulu le prendre à partie, notamment le boucher de la rue. L’autre a chargé ses valises dans sa fourgonnette et s’est cassé en tirant des doigts fourrés par sa portière. Donc, l’incident a marqué la mémoire de Murielle (elle est née en France et porte un prénom de chez nous).
— Mon fils, dis-je à Antoine II, c’est Dieu qui t’a fait rentrer aujourd’hui.
Je lui donne un billet de 500 pions pour sustenter sa conquête et conseille aux tourtereaux d’aller se rhabiller car, comme l’affirmait ma bonne grand-mère : « On s’enrhume par les pieds. »
— Je crois que ça va être un bon, murmure Mathias quand ils ont quitté le bureau.
Je ne sais s’il fait allusion à ses prouesses policières ou amoureuses. En attendant d’approfondir cette question, je lui remets le dossier dérobé à l’avocat.
— Etudie ça de près et, si tu parviens à te former une opinion, tiens-moi au courant.