Le jeune toubib du dispensaire (il y en a un à côté de la maison du vieux fondeur un peu fondu) achève de panser mon intrépide rejeton.
— Plus de peur que de mal ! assure-t-il. Il a subi un passage à tabac en règle ; il faudra, par mesure de sécurité, faire une radio de la tête, mais je crois que la sienne est solide.
Son sourire sympa s’efface comme la buée de ton pare-brise quand tu branches la climatisation.
— Posez voir un peu votre veston ! m’ordonne-t-il.
— Pour quoi faire ?
— Vous avez vu votre manche ?
Je regarde : gris clair à l’origine, elle est à peu près de couleur bordeaux maintenant. Tu me croiras si tu voudras, dirait Béru, mais j’ai complètement oublié que j’en avais morflé une au défaut de l’épaule. Preuve que la blessure ne me torture pas. Je ressens rien d’autre qu’une gêne dans le haut du bras, comme à la suite d’un faux mouvement.
Quand je me trouve torse nu, le gentil Doc examine la blessure.
— Vous avez eu de la chance, assure-t-il. Quelques centimètres plus à droite, c’était l’artère sous-clavière qui dérouillait.
— Si je n’avais pas de la chance, je ne ferais pas ce sale métier, bougonné-je.
On ne s’est pas parlé avec Toinet depuis qu’il est sorti du sirop. J’ai voulu lui laisser le temps de rassembler ses esprits martelés par ses chourineurs.
Toujours flanqué de mon pote Jérôme auquel se sont joints Mathias et Pinaud, nous nous rabattons en une brasserie voisine. Sans être un forcené du champagne, j’aime assez en écluser un verre à demi, dans certaines occasions. Un Laurent Perrier rosé se trouvant en stationnement limité dans le réfrigérateur de l’établissement, je le convie à notre table, ainsi que son frère jumeau, né la même année que lui.
Les deux garçons se mettent à tuter comme s’il s’agissait de jus de fruits non alcoolisés. Ils sympathisent à la vitesse grand V. Toinet, pansé, semble tourner un remake de L’Homme invisible (le mec qui a inventé le préservatif : ses partenaires amoureuses ne trouvaient pas sa bite pour lui faire un turlut). Il raconte l’assaut du taxi par les deux sauvages à l’étranglement des travaux. Ils ont braqué le chauffeur, puis, rue du Bac, l’ont rectifié avec un petit maillet d’acier que le grand blond portait accroché à sa ceinture. Ils ont obligé Antoine à grimper dans une bagnole stationnée là.
Une fois à bord, comme ils craignaient une arnaque de sa part en l’entendant marmonner à tout bout de champ, ils l’ont fouillé puis lui ont arraché le micro qu’il portait à l’oreille. Ils ont étudié le faux bijou et ont déterminé son usage. S’en est suivi une rage froide de ses agresseurs qui ont failli le trucider. Bref conciliabule entre eux, à voix à peine audible, mais Toinet a compris qu’ils décidaient de modifier le plan prévu et d’aller se planquer dans les catacombes. Il leur fallait d’urgence se défaire de la voiture, pour le cas où il aurait balancé le numéro minéralogique.
Quand ils se sont trouvés sous terre, ç’a été illico la fête d’Antoine. L’homme au maillet d’acier l’a frappé au visage et il a cru que sa tronche explosait. Une première fois il a perdu connaissance, le pauvre biquet.
Sa baguenaude dans la choucroute a dû être longue. Il a confusément conscience d’avoir perçu une altercation entre les complices, l’un reprochant à l’autre d’avoir tué Toinet avant qu’il n’eût parlé, au lieu d’après, comme prévu !
Une fois ranimé, mon grand dégourdoche a dû continuer d’avancer, soutenu par l’un des types. Après pas mal d’efforts, il est arrivé là où j’ai retrouvé l’attaché-case. Alors l’interrogatoire a commencé. Toinet frissonne de l’évoquer, si près de l’épreuve qu’il a endurée. Ils ont pissé sur ses plaies ouvertes, lui ont tordu les testicules, ont continué de le tabasser méthodiquement.
Ce qu’ils voulaient savoir ? Beaucoup de choses, tu t’en doutes ! Qui il était, pour le compte de qui il « travaillait », si ses amis étaient parvenus à décrypter le dossier, pourquoi il avait forcé le coffre de l’avocat, que comptait-il faire de l’album, etc.
Toinet jure qu’il a tenu bon. Ça ne lui a pas été difficile car il s’est farouchement retranché dans la version qu’il avait fournie à Flatulence-Alaïe. A savoir qu’il fait partie d’une bande de petits malfrats spécialisés dans le pillage des appartements de vacanciers absents. Cet album si « spécial » lui a donné l’idée d’un possible chantage sur son détenteur. Quant au fameux dossier, c’est précisément parce qu’il n’y comprenait rien qu’il l’a engourdi, pensant que l’on ne travestit que les textes importants, mais ils n’ont pu le transcrire, n’étant pas de force.
Le grand blond a paru le croire, mais son pote regimbait ; c’était un finaud. Il objectait que des tas de gens détiennent des photos pornos sans qu’on soit pour autant en mesure de les faire chanter. Il y a eu encore plusieurs vagues de durs sévices, Toinet n’a pas plié. Ils lui ont demandé alors les noms et adresses de ses complices, le môme a eu la sagesse de les fournir sans hésitation, comme preuve de sa sincérité, mais, bien entendu, c’était des identités fantaisistes. Ils ont paru s’en contenter.
« — Bon, ont-ils déclaré, puisque tu as tout dit, on va se quitter. Que préfères-tu comme mort : le maillet d’acier ou le lingue ? »
Antoine leur a répondu qu’il n’était pas sectaire et que, selon lui, le mode d’exécution le plus propre serait le mieux.
Le frénétique du marteau a alors décidé de le buter.
« — Couche-toi par terre, la figure contre le sol ! »
Toinet a obéi.
Comme le blond dégrafait une fois de plus son étrange arme contondante de sa ceinture, son pote a poussé un cri :
« — La mallette est vide ! »
C’est ce cri qui devait sauver la vie à Antoine. Son pote, médusé, s’est précipité pour constater le fait. Pour cela, il s’est éloigné de trois pas. C’était la première fois, depuis qu’ils lui avaient mis le grappin dessus, que leur vigilance se relâchait. Toinet a bondi, shooté dans les lampes des criminels et détalé. Il a couru comme jamais de sa vie, courbé en avant, les quilles pistonnant à outrance. Derrière lui, les deux tortionnaires ont rallumé leurs loupiotes et dégainé leurs flingues.
Antoine savait qu’il n’aurait pas de deuxième chance, que c’était tout de suite ou jamais plus ! Alors il mettait la sauce ; son drame c’est qu’il cavalait à borgnon, le pauvret, n’ayant, pour se diriger que la faible lueur venue de ses poursuivants. A un moment donné, il est rentré la tête la première dans un obstacle, a titubé et s’est écroulé net. K.-O. ! Par chance, il se trouvait dans l’anfractuosité où nous l’avons retrouvé. Ses courseurs, à cause de notre providentielle intervention, n’ont pas eu l’opportunité d’arriver jusque-là !
Je suis bénaise d’apprendre tout cela.
— Enigme ! annoncé-je. Comment se fait-il que la mallette ait été vide ?
— A vrai dire, elle ne l’était pas, déclare le gavroche sans rire : elle contenait un petit extincteur enveloppé de papier journal. Pour faire du poids, tu comprends ? Quand, dans mon taxi, j’ai repéré les deux vilains qui roulaient en Porsche, j’ai compris que ça allait cagater noir. Mon réflexe a été de planquer le magot. J’ai soulevé la banquette du bahut et empilé les liasses dessous. Puis j’ai secoué l’extincteur de la bagnole afin de le mettre à la place des biftons. Faudra le rendre à la compagnie en allant récupérer la fraîche.
Là encore il m’en met plein les carlingues, le Toinet. Plus fort que Batman, cézigus !
On en est là quand le commissaire Coudebyte se pointe :
— Message pour vous, dirluche : le gros Bérurier qui vous demande d’aller le rejoindre chez l’avocat pour, assure-t-il, une communion de la plus haute importation !
— Trempez votre long pif dans du champagne rosé, Justin, ça le rafraîchira ! lui conseillé-je.
Et me revoilà parti, suivi de Toinet, Pinuche et Mathias, pour la rue François-Mauriac.