La voix laconique du Rouquemoute :
— Boulevard Saint-Germain.
Trois minutes plus tard, nous franchissons la Seine.
On doit gagner du terrain sur eux, je sens.
Personne ne pipe mot : on se cramponne. Ça me rappelle une étape de montagne du Tour de France que j’ai suivie avec Jacques Chancel. J’étais à l’arrière de la grosse Peugeot que pilotait un spécialiste et j’ai passé mon temps à tenter de maintenir un semblant d’équilibre, les pinceaux engagés sous le siège avant, la main droite cramponnée à la poignée de soutien fixée au-dessus de la portière, la gauche enfoncée entre le dossier et le coussin de mon siège. Là, c’est du kif.
Voix de Mathias :
— Ils changent de véhicule rue du Bac ! Mais ses ravisseurs commencent à se douter de quelque chose car l’un d’eux vient de lui dire : « Qu’est-ce que tu marmonnes, petit con ? Ne cherche pas à nous feinter sinon je t’en mets une dans le ventre et tu te démerderas avec ! » Son acolyte a ajouté : « Quand on aura changé de voiture, rue du Bac, je le fouillerai ! »
On finit par établir une sorte de duplex, Mathias et moi, pendant que notre Alain Prost de service pédale à toute vibure en direction de cette rue du Bac qui fait rêver tant et tant de lycéens !
Une traduction simultanée. Il répète les paroles de Toinet automatiquement, au fur et à mesure qu’il les capte. Et de même, les paroles des gars qui procèdent à ce que je crains fort de devoir appeler « son kidnapping ».
Je te livre en vrac ce que je reçois :
« — Dis donc, le melon, on va bientôt se quitter ; commence à ralentir. »
……
« — Toi, petit con, si tu bronches pendant le changement de bagnole, je te le répète : une balle dans les tripes, ça me démange. Et tu sais, une bastos à cet endroit, on ne s’en remet pas, excepté le pape. »
………
« — Jim ! Tu te chargeras de l’attaché-case. »
………
« — Hé ! le melon ! Tu aperçois cette boulangerie, sur la droite ? Tout de suite après, il y a une impasse, tu y pénétreras. »
…………
Le gosse vient de chuchoter que la boulangerie en question s’appelle « Au Pain doré ».
…………
La voiture vient de s’arrêter.
(Voix d’un des gars :)
« — Occupe-toi de Sidi-Bel-Abbes, Jim ! Je file devant avec Ducon. »
— Attends, le môme chuchote…
Mathias répète :
« — Renault 5 rouge, 2, 4, 7, 9, M, R, G, 7, 5. »
— Magnifique ! exulte Justin Coudebyte. On va pouvoir lancer une alerte générale.
Et ma pomme :
— Non, mon vieux. Si on fait ça, c’est foutu.
— Mais le garçon ?
Je ne réponds rien. Je pense à ma Félicie, la chère chérie. Si elle savait quels risques je fais courir à Toinet, elle croirait que j’ai perdu l’oraison, comme disait Bossuet.
Notre chauffeur fait chuter une poubelle intempestive. Des passants nous font le poing (et pas dans la poche !). Ça y est, voilà la rue du Bac ! La boulangerie d’où s’échappent d’embaumantes odeurs.
— Le contact est rompu ? interrogé-je.
— Le ravisseur d’Antoine a commencé une phrase dont je n’ai pas entendu la fin. Il a dit : « Tu sais que t’es belle avec ça ? » Je pense qu’il devait s’agir de la boucle d’oreille et qu’il la lui a arrachée !
— Merde !
— Alors, monsieur le directeur, l’alerte générale ? revient à la charge Justin Coudebyte.
Je soupire :
— Evidemment !
Il fait le nécessaire sans me quitter de son regard opprobrateur. Dans sa prunelle zébrée d’un trait de vinaigre, comme les œufs au plat de mon Dauphiné natal, je lis : « Si on ne retrouve pas le môme à temps, ce sera à cause de tes quelques minutes d’hésitation, grand bellâtre à la con ! »
Comme l’a prévu Mathias, le conducteur du taxi a bel et bien été contondé de première. On lui a gaufré la calebasse au moyen d’un outil d’acier car sa boîte crânienne a craqué et le pauvre Arbi va en avoir pour lurette avant de retrouver son volant, en admettant qu’on puisse lui colmater la coquille.
Le temps d’évaluer le désastre et on repart. Direction : Porte d’Italie. In my opinion, les tourmenteurs de mon « fils » se dirigent vers l’autoroute de l’Ouest. Pourtant, s’ils comptaient entreprendre un long trajet, se seraient-ils assurés le concours d’une petite voiture ? Quand on vole des tires (comme la Porsche de tout à l’heure par exemple) on n’a que l’embarras du choix.
Parvenus à l’embranchement, je renonce.
Ma gamberge emmêlée se débroussaille un chouïa. J’opère un raisonnement inverse. Ça ne rime rien, un long départ. Le rapt d’Antoine a été préparé très intelligemment. Si une voiture attendait le relais à Saint-Germain-des-Prés, c’est parce qu’elle n’avait plus très loin où aller. Sinon elle aurait été placée beaucoup plus près de l’hôtel, pour rendre la décarrade plus rapide.
Un grondement de torrent en crue emplit ma tête : c’est celui de mon cœur en folie. S’il continue de la sorte, je vais le dégueuler dans la tire de Coudebyte.
Trois quarts d’heure d’errements éperdus. Et brusquement, la nouvelle tombe :
— L’auto rouge a été retrouvée devant le 8 de la rue du Sergent-Barrayer, à Denfert-Rochereau.
Vide.
Le 8 concerne une construction de deux étages, passablement décrépite. Un Utrillo ! Paris qu’engloutit le béton conserve encore, de-ci, de-là, les pustules d’un passé où il était encore Paris. Maintenant qu’il pyramide du Louvre, qu’il arche de la Défense et colonne de Buren ; maintenant que les voies de grande circulation le fouillent, le forent, le torturent et que des gratte-ciel tentaculaires pour population tant acculée, le font ressembler à São Paulo, il n’est plus qu’un Paris de nécessité. Un jour viendra, je redoute, où les principaux monuments seront conservés sous d’immenses cloches de plexiglas pour être protégés des agressions gazeuses et mycologiques auxquelles l’homme, lui, aura su s’adapter.
Je t’en reviens à cet Utrillo. Sur le mur qui le protégeait (car il est en ruine), on peut encore lire « Octroi ». C’est devenu, depuis le temps des gapians, la crèche d’un fondeur en je ne sais quoi. Dans le jardin et la cour qui l’entourent, on voit une accumulation de choses en fonte : des bancs de square, des tables de jardin, des vasques pour bassins de châteaux, et une foule de ces énormes objets d’extérieur que ce con de Louis XIV a laissés derrière lui, pompeux étrons de son interminable règne.
Je pénètre dans la maison. C’est lépreux, silencieux ou presque (téloche), cela sent la misère survenue par inadvertance, lustre après lustre, presque à l’insu des locataires. Je finis par dénicher deux vieillards dans une pièce du bas. La vieillarde est au lit, dans une vaste cuisine où règne une chaleur tropicale. Calée par des hardes, elle regarde la téloche où est diffusé un reportage étourdissant sur la vie édifiante du wapiti, ce grand cervidé d’Amérique du Nord qui fait tant pour les joueurs de scrabble. Le vieillard, quant à lui, conserve encore suffisamment de mobilité pour pouvoir s’occuper de sa femelle. Il est étrangement accoutré d’un pantalon de velours, verdi sans jamais avoir été verdâtre, d’un polo de laine beige et surtout d’un gros tablier de cuir, reliquat d’une longue vie professionnelle qu’il ne se résout pas à abandonner.
Notre arrivée ne le surprend pas. Avant que j’aie eu le temps de me présenter, il dit :
— Derrière la maison, à droite de la cabane à outils.
Commako, sans se retourner.
Quelque peu interloqué, je demande :
— De quoi parlez-vous, cher monsieur ?
Pour la first fois, il me regarde. Lui qu’est surpris.
— Je pensais que vous cherchiez l’entrée…
— L’entrée de quoi, monsieur Montbourrin ? (Son nom est écrit sur la bande-adresse du journal France Debout auquel il est abonné mais qu’il ne lit plus depuis qu’il a cassé ses lunettes.)
— Ben, des catacombes !
Le mot m’a toujours fait frissonner. Ça remonte à ma petite enfance, quand bonne-maman me racontait des histoires vachement funèbres auxquelles ces anciennes carrières souterraines transformées en cimetière servaient de cadre.
Je réalise soudain que nous nous trouvons pile au-dessus de ces galeries peuplées d’ossements.
— Si ce n’est pas l’entrée des catacombes, qu’est-ce que vous cherchez ?
— Police ! réponds-je. Nous traquons des criminels dont la voiture stationne devant votre maison.
— Alors ils sont partis par les catacombes ; c’est pas la première fois que la chose se produit. Il y a pas mal d’entrées dans notre quartier.
— Merci ! fais-je en m’élançant.
— Hé ! pas si vite ! me hèle l’homme de Cro-Magnon. Vous connaissez le circuit ? Sinon, sans guide, vous vous perdez ! Des gens sont morts de s’être aventurés là-dessous sans connaître.
Il me stoppe.
Je me tourne vers Justin Coudebyte.
— Appelle à la Grande Boutique : qu’on mette quelqu’un à chacune des issues des catacombes.
— Ça va prendre du temps !
— On ne peut pas ne pas le faire ! Dis qu’on se grouille ! S’ils sont entrés dans ces galeries, ce n’est pas pour se « rendre quelque part », mais pour y « faire quelque chose ».
Je baisse la voix en disant cela, craignant que le « quelque chose » en question soit la « neutralisation », après interrogatoire poussé, de mon Toinet.
— Et nous, pendant cette mise en place ? questionne le commissaire.
— Faites-moi envoyer un guide qui connaisse les catacombes. En espérant sa venue, il faut surveiller l’issue d’ici : il est très possible qu’ils ressortent par où ils sont entrés, leur bagnole étant là.
— Ce n’est pas leur bagnole, me désenchante Coudebyte. J’ai appelé le service des immatriculations ; c’est la tire d’un charcutier casher du Marais ; il ne s’était pas encore aperçu du vol !
— Des nouvelles de mes potes ?
Mathias vient de nous rejoindre. Il dit que Bérurier s’est fait déposer à une station de taxis, sous prétexte qu’il avait oublié son remède contre les hémorroïdes et qu’il était en crise !
Je libère une bouffée d’ardente haine à l’encontre du Gros. Ce sale enfoiré ! Songer à ses hémorroïdes alors que Toinet est en grand péril ! Je voudrais que son gros cul devienne aussi monstrueux que celui de certains singes, et que ses légumes aient la taille d’une citrouille.
Le spécialiste tarde moins que je ne le redoutais. Une idée de Mathias (une de plus) : il a téléphoné à l’Ecole des mines, sachant que ses étudiants sont friands des catacombes et que certains d’entre eux y circulent comme toi dans un bordel. Par chance, la prestigieuse école ferme ses portes demain pour cause d’hollyday et le dirluche nous a dépêché un jeune spécialiste qui se trouvait encore à portée.
C’est un petit noiraud rieur, au nez pointu de belette. Il s’annonce muni d’un attirail ad hoc : lampes avec batterie longue durée, sifflets, porte-voix, longues badines d’osier pour éloigner les rats trop hardis. Le vrai spéléologue de Paris ! Il s’appelle Jérôme Mondric.
Présentations. Il me connaît de répute et ça le botte de partir en expédition avec ma pomme.
— Tu sais qu’il peut y avoir du danger ? le préviens-je. C’est pas à la chasse aux rats, mais à la chasse aux bandits que je te convie.
— Mon rêve ! répond-il simplement.
Il me refile une partie de son fourbi et se dirige vers l’arrière de la masure : cette entrée également il la connaît.
— Le jardin du père Montbourrin constitue l’un des meilleurs accès, me dit Jérôme en s’engageant dans un escalier de pierre, roide, mais très praticable.
Nous parvenons dans un large souterrain voûté où flotte une odeur indéfinissable.
Avant d’opter pour une direction, il me demande :
— Ce sont des types en cavale ?
— Pas du tout ; il s’agit de gens qui ont enlevé un garçon un peu plus jeune que toi, probablement pour le faire parler, voire le liquider.
— O.K. ! O.K. ! je vois. Si c’est le cas, et qu’ils connaissent les lieux, ils auront choisi de prendre à droite parce que ça conduit à une grande crypte où furent enterrés des martyrs chrétiens ; c’est l’endroit idéal pour planquer un cadavre.
Un seau de cendre ardente, je prends sur le cœur !
Planquer un cadavre ! Celui de mon gentil Toinet ! Mon presque fils, mon bachelier tout neuf !
— Inutile d’utiliser votre propre lampe, vous n’avez qu’à me suivre, m’indique Jérôme. Il faut économiser la lumière. Ne parlons plus, sinon à voix basse.
Ils sont formides, ces jeunards. Un tas de vieux kroums s’imaginent que notre jeunesse ne se compose que d’oisifs camés ! Faut quand même rectifier le tir !
— Vous êtes armé, bien sûr ? s’informe mon guide avant de se mettre en marche.
— Je vais me gêner ! J’ai même en poche deux chargeurs de rechange !
— C’est la première fois que je marche en compagnie d’un flic.