Ensuite, nous avons téléphoné à Félicie qui a été folle de joie. D’autant plus que, contre toute attente et pronostics médicaux, sa belle-sœur se mettait à aller mieux. La veille, elle avait mangé une tranche de jambon coupée menu et regardé « Questions pour un Champion » à la télé, car elle est amoureuse de Julien Lepers, dont les cheveux frisés et le regard candide la font fondre. M’man espérait pouvoir rentrer rapidement. Comme les bonheurs, à l’image des malheurs, sont généralement groupés, elle nous a annoncé la venue d’une nouvelle bonne, en l’occurrence la fille du maire de la commune où réside la tante : une jeune fille « très bien », sachant tout du ménage (elle avait aidé sa mère à élever huit autres enfants) et religieuse jusqu’au bout des ongles.
Cette dernière précision nous a peu enthousiasmés car nous préférions qu’elle eût un beau cul pas contrariant.
— Celle-ci, tu me la laisses ! a décrété Toinet.
— Elle choisira, ai-je éludé.
J’ai mis le môme au courant de l’étrange enquête qui venait de m’échoir. Il s’est montré plus qu’intéressé.
— Qu’est-ce que tu crois, grand ?
— Que la souris du Vieux a été trucidée, découpée et emportée dans ses deux grandes valises. J’ai donné l’ordre au service de Mathias d’aller rechercher d’éventuelles traces de sang dans la salle de bains de la donzelle. Certes, au bout de deux mois, la tâche n’est pas facile, mais le Rouquin et sa nièce sont des génies de l’analyse.
Il opine :
— Quoi d’autre ?
— Circulaire à tous les chauffeurs de taxis de Paris en leur demandant s’ils se rappellent avoir chargé une personne munie de deux grandes valises blanches, il y a deux mois, rue François-Mauriac.
— Parce que tu t’imagines qu’un type lesté d’un corps découpé prend des sapins ?
— Tout est imaginable dans le domaine criminel, tu le découvriras si ta vocation se confirme.
— Et puis encore ?
— On est en train d’examiner la balle que j’ai récupérée dans le mur, monsieur le Grand Inquisiteur. De plus, je fais reproduire en grosse quantité la photo de Thérèse Genitrix. Elle sera diffusée par les médias : télés, journaux.
Le téléphone carillonne, et c’est maman qui n’arrive pas à se souvenir si j’aime ou non les caillettes de l’Ardèche. Je l’assure que celles-ci sont en trois ou quatrième position sur la liste des mets dont je raffole. Ça la comble : un charcutier d’Aubenas en usine de phénoménales. A son retour, elle va nous préparer un repas sublime pour fêter le bac de Toinet. Bon, elle ne peut s’attarder parce qu’elle appelle de chez tante Henriette qui n’est pas riche ; du moment qu’elle ne clamse pas encore, inutile de la gonfler avec des notes de biniou extravagantes. Logique.
Quand je raccroche, mon bachelier n’est plus là. Il reviendra. En attendant il faut que je me rende chez le ministre pour lui faire prendre patience avec mes céleris-raves rémoulade. Seulement, le téléphone retentit à nouveau. Là, c’est Bérurier. Il m’a l’air secoué, le Porcin.
— Ah ! t’es laguche, mec ! Dieu soye acheté ! Faut que tu reviendes ici d’estrême urgerie, y a l’feu au lac !
— Mais quoi ?
Il a déjà raccroché.
Il y a des gens qui badaudent devant l’immeuble avec des airs de conspirateurs et des voix d’ordonnateurs de pompes funestes (le Gros dixit). A l’intérieur, c’est carrément une petite foule au sein de laquelle Alexandre-Benoît s’agite.
— Ah ! s’écrie-t-il en m’apercevant, voilà le grand patron !
On s’écarte pour me laisser avancer. Et j’arrive au cœur du problème, c’est-à-dire au cadavre de Fleur-de-mai. Elle est, m’explique le Gravos, tombée dans la cage d’escalier la tête la pommière. Sa tronche est toute bizarre à présent ; comme tassée. Le crâne éclaté est plat, le cou a rétréci. Du sang dégouline de son énorme pif tuméfié qui ressemble à un groin de truie. Elle a une jambe à l’équerre, un bras sous elle et la bouche béante.
— Tu n’peux pas savoir qu’est-c’ que ça a été sa gueulanche, me dit le Mastard. J’l’aye encore dans les cages à miel. J’croive qu’tous les voisins est sorti en même temps !
Il m’explique : comme il ne restait plus de vin, il a été décidé qu’elle se rende chez l’épicemard pour en commander une ou deux caisses aux frais de la princesse absente. La voilà qui quitte l’apparte.
— J’voye mal c’qu’a pu s’passer, explique le Ventre-à-jambes. Pourquoive s’sera-t-elle-t-elle penchée au-dessus de la rampe ? Pourquoi aura-t-elle-t-il perdu l’équilibre ? Certes, elle avait pas mal picolé avec not’ fine équipe, et après la séance pleinière de trous, elle était flagadoche ; mais de là à piquer du naze dans l’vide…
— On l’a peut-être aidée ? suggéré-je.
— P’t’êt’, ne récuse-t-il pas, mais la d’moiselle était pas fastoche à manipuler, grand. Pour fout’ c’morcif dans la cage d’escadrin, moive, j’aurais pas su par quel bout la choper. T’as maté ses chevilles ? Mes cuissses ! Et elle avait d’l’assise grâce à ses cent vingt kilos. Une bourrerade, t’avais l’bonjour.
— Si on l’a estourbie d’un coup de goume sur la coloquinte ?
— Si qu’on l’aurait assommée, elle aurait pas pu hurler plus fort qu’une sirène d’usine !
— C’est juste.
— Non, tu voyes, moi, j’pense qu’après tout elle a entendu quéqu’chose au reste-chaussé et qu’é se soive penchée pour voir ce dont c’était. Ça y a filé le tournis, encore beurrée qu’elle était.
Des idées alcalino-terreuses m’encombrent le cervelet. Une chose est sûre : la grosse ne s’est pas suicidée. Un suicidé par défenestration (ou assimilé) ne gueule pas en tombant, et puis cette bonne obèse respirait la joie de vivre.
Je grimpe jusqu’au palier de Thérèse Genitrix. A gauche l’ascenseur, à droite l’escalier. M’étonnerait que Fleur-de-mai qui, si elle respirait la joie de vivre, la respirait difficilement, ait choisi de dégravir des marches alors que la cabine était à dispose. En parfait chien courant, j’entreprends d’examiner scrupuleusement l’endroit.
Détail intéressant : un morceau de bois de réglisse, copieusement mâché du bout, au point de ressembler à un petit pinceau, gît sur le tapis de l’escadrin. Je le dépose dans mon mouchoir et glisse le tout dans l’une de mes vagues.
Il suffit de cet indice pour que mon siège soit fait : la grosse Noirpiote a reçu un cours privé de parachutisme sans accessoires. Objet de ce meurtre ? Elle savait (peut-être à son insu) quelque chose que la Police ne devait pas connaître.
En bas, la vie continue : Police-Secours vient prendre livraison des deux cents et quelques livres de barbaque encore tiède ; les locataires se disent perses (pardon : se dispersent) et, comme il y a une conciergerie automatique, la gardienne d’immeuble ne peut donc regagner sa grande loge de France.
Bérurier refait niveau. Son buste de Bacchus débraillé apparaît par la porte vitrée de la cabine Otis[4]. Il sort, son ventre ouvrant tout seul la porte, loufe en baryton basse, et les échos langoureux répercutent cette blatération.
— Donne ta paluche, mec, j’aye un p’tit cadeau pour toive.
A quoi bon le contrarier, je lui présente ma dextre épanouie et il y dépose cet élément propre à tout roman policier qui se respecte (et même à ceux qui ne respectent pas le lecteur) : un bouton.
— La gravosse t’nait ça dans la main qu’elle était couchée d’sus, m’informe Chère-Loque-Omelette.
Le bouton est nacré, bordeaux clair, de dimension moyenne. Il conviendrait plus volontiers à un vêtement féminin que masculin.
Hop ! Dans la fouille du grand chef !
Très bien : on s’achemine vers la version du guet-apens ; seulement elle comporte comme un défaut. Qui pouvait prévoir que Bérurier enverrait la grosse chercher du picrate à ce moment-là ? Par ailleurs serait-il concevable qu’un agresseur en puissance reste embusqué longtemps sur un palier où passent des gens ? Quoique…
Oui, quoique… Parfaitement, quoique… Les locataires du dessus empruntent l’ascenseur, peu soucieux de se respirer les étages à pincebroque. Or, ledit ascenseur, ayant été installé postérieurement à la construction de l’immeuble, laisse une sorte de niche étroite entre sa cage et le mur de l’appartement, ce qui fait que tout usager de l’escalier ne saurait apercevoir quelqu’un qui s’y cache, à moins de se dérouter jusqu’à la porte de Thérèse Genitrix. Ce qui est improbable.
— Bon, me fait l’Enflure, y a plus d’raison qu’on demeurasse ici ?
— Aucune.
— Dommage, je m’aye bien plu ; pauv’ Fleur-d’ mai : c’t’un’ gonzesse, on aurerait poursuité nos r’lations, j’eusse fini par la somiser. J’sûr et certain qu’av’c un pétard pareil, elle était faite pour tâter d’l’œil d’bronze.
Je le quitte sur cette manière d’oraison funèbre afin de rendre visite aux habitants de l’étage. La tâche n’est pas démesurée : il n’y a qu’un locataire par étage et l’immeuble en comporte cinq.
Au cinquième, tu trouves (et moi aussi) les demoiselles Imbouré, Julie et Mathilde. Ce ne sont pas encore vraiment des vieilles filles, ou alors c’en a toujours été. La trente-cinquaine allègrement portée en vaillantes jumelles laborieuses. Elle sont couturières et confectionnent d’exquises robes de mariées, largement reproduites par les journaux. Elles travaillent avec l’assistance d’une petite ouvrière sortie d’une chanson à pleurer 1900 et moi, fin psychologue, d’entrée de jeu, je me dis qu’elles doivent brouter cette Fleur-de-destin. Je les vois très bien lui tutoyer le dito alternativement pendant que l’autre s’interprète un solo de harpe. Mais, comme le disait ce pauvre Chazot : c’est pas mes oignons.
Je leur produis ma carte, en même temps qu’un bon effet, et sollicite leur version des faits.
En duo, elles me racontent le grand cri terrible dont l’immeuble a vibré. Les pauvres chéries ont aussitôt compris de quoi il retournait. Toutes les trois ont dévalé l’escalier en regardant par-dessus la rampe le corps de la malheureuse, au fond du gouffre.
— Ç’avait beau être une Noire, ça nous a bouleversés, assure Mlle Julie.
Sa sœur ajoute que « d’ailleurs », malgré sa négritude, c’était une brave fille. Un seul défaut : sa manie de fumer le cigare. Elle empestait la cage de l’immeuble.
Je leur demande si elles ont aperçu « quelqu’un » dans l’escalier ; quelqu’un qui serait descendu également, ou bien qui au contraire serait monté. Mais, les autres occupants du 116 mis à part, elles n’ont rencontré personne d’étranger à l’immeuble. Ici, dans cette maison rénovée, pleine de charme, les gens sont peu nombreux et d’un commerce agréable. Tout le monde se connaît et s’apprécie.
J’oriente alors mon interrogatoire sur Thérèse Genitrix-Desqueyroux. Là je rencontre un peu de réserve. Bon, elles n’ont rien à lui reprocher, sinon, parfois, de faire l’amour de façon tapageuse. La maison s’emplit alors de ses clameurs et des mots orduriers qu’elle crie au cours de ses pâmoisons. C’en est gênant pour les Martin qui habitent au-dessous de chez elle et qui ont deux enfants de respectivement douze et quinze ans. L’été surtout, lorsque les fenêtres sont ouvertes, entendre vociférer « enfonce-la-moi-ta-grosse-queue-de-salaud » crée une gêne dans une famille chiraquienne dont la progéniture fréquente des écoles religieuses. Les Martin ont écrit à la coupable, puis au syndic de l’immeuble, lequel a répondu qu’il n’avait pas qualité pour empêcher ses administrés de prendre leur pied quand l’envie leur en venait. Jolie mentalité, non ?
Lesté de cette documentation, j’abandonne mes couseuses de rêve pour descendre un étage.
Cette fois, c’est un homme qui me reçoit. Maître Flatulence-Alaïe, personnage corpulent, aux cheveux noirs abondants et frisottés, aux yeux paternes. Il a la peau blême, avec un élevage de superbes comédons à tête noire dans la région nasale. Il est en bras de chemise rose et porte un pantalon bleu marine accompagné de mocassins blancs dus à l’été qui nous échoit. Accent du Sud : pied-noir, peut-être ?
Ma carte. Il opine, me fait entrer en fustigeant sa connasse de secrétaire qui est en vacances et sa connasse d’épouse qui y est aussi.
Je lui trouve un petit air faisan, à ce mec. Je déteste les « faux joviaux », les baratineurs à grande gueule chercheuse qui usent de gros mots pour avoir l’air dégagé et sont prêts à t’appeler « mon petit vieux » dès la première rencontre, en te tapotant l’épaule.
— Naturellement, vous venez pour le suicide de la grosse négresse ?
— Non, rectifié-je froidement, je viens à propos de l’assassinat de la grosse femme de couleur.
Il me flashe d’une œillade furibarde.
— Assassinat ! Vous allez vite en besogne. Je suis témoin et à votre disposition pour déposer.
— Témoin de quoi ?
— Incontestablement j’ai été le premier à me pencher sur le cadavre.
— Ça, c’est passionnant, vous me racontez, maître ?
— Je partais et me trouvais dans l’ascenseur lorsque j’ai perçu un hurlement démoniaque. J’étais pratiquement arrivé au rez-de-chaussée. Je me suis précipité, un regard m’a suffi pour comprendre qu’on ne pouvait rien faire pour elle.
J’opine.
— Question subsido-policière, maître, vous n’avez aperçu personne dans l’immeuble ?
— Avant qu’elle s’écrabouille, non. Après, bien entendu, tous les locataires présents chez eux se sont précipités également.
Je regarde ma Pasha.
— Le décès remonte à combien ?
Il s’attarde dans une évaluation que j’ai déjà faite en me basant sur le temps que j’ai mis pour arriver, plus celui de mes converses avec Béru et les sœurs Imbouré.
— Je dirais une quarantaine de minutes, répond maître Flatulence-Alaïe.
Conforme.
— Est-il indiscret de vous demander où vous vous rendiez en quittant l’immeuble ?
— Dire bonjour à une copine, je vous le répète, ma femme est en vacances.
Gloussement de dindon dindonnant.
— Et vous êtes déjà de retour ?
Il fronce le nez.
— Dites, ne jouez pas les Colombo avec moi. Je ne sais pas si vous avez assisté à l’écrasement d’une bonne femme, mais ça vous coupe la chique.
— Même s’il s’agit d’une négresse ?
— Non, mais vous me cherchez ! s’exclame le maître.
— Je vous taquine seulement. Donc, vous avez remis votre adultère à plus tard ?
Il secoue sa tronche sur laquelle, en cherchant bien, tu peux trouver les stigmates d’une hépatite virale en cours d’évolution.
— Vous avez de ces mots ! Pourtant vous êtes encore jeune, non ?
Puis, soucieux d’en terminer avec le crampon que je suis, il reprend :
— Je suis remonté chez moi pour me cogner un grand whisky ; mon verre se trouve encore sur la paillasse de l’évier, dans la cuisine ; et puis j’ai décommandé mon rendez-vous coquin, je déteste ne pas être à la hauteur de la situation.
— Ces scrupules vous honorent et j’avoue les partager avec vous, maître. Vous connaissez Thérèse Genitrix-Desqueyroux ?
— La petite théâtreuse du dessous ? Celle qui hurle en se faisant tirer ?
Il se marre.
— Oui, ça je la connais. Même que je me la suis faite. La première fois, c’était dans le hall, une nuit que nous rentrions simultanément au bercail. Elle était incandescente et m’a empoigné la bite avant de me dire bonsoir. Gentille fille, pas dénuée de talent, mais c’est un cas du point de vue sexualité.
— Vous avez eu d’autres débordements avec elle ?
Là, il se lève.
— Ecoutez, vous ! Je n’ai pas à vous raconter mes bons coups ! Non, mais votre enquête vire à l’inquisition, ma parole !
— Vous avez parfaitement raison, maître, veuillez me pardonner, mais j’adore parler de cul. Au revoir et à bientôt.