Ils sont décontractes, ces Ricains. Sous prétexte qu’il fait 35 degrés plantigrades sur Paname today, Peter Mortimer est en bermuda et torse nu dans son bureau de producteur. Faut pas chier la honte ! Le jour où tu trouveras Alain Poiré, le directeur de la Gaumont dans cet appareil, viens me chercher, on arrosera l’événement ; !
Ce gros blond-roux a les pieds nus sur son sous-main : saint Jean-Pieds-de-Porc ! Des poils qui brillent au soleil. Un flacon d’eau de toilette et un gant en tissu-éponge voisinent sur un plateau ; de temps à autre, il humecte le second avec le contenu du premier afin de se bassiner le visage.
— Peux pas supporter la chaleur, grogne le pourceau, et pourtant je suis né en Arizona, où le soleil cogne avec une barre de fer.
Il me désigne Béru qui est de ce parcours du combattant :
— Il supporte, votre gros sac ? Oui, puisqu’il porte un veston.
Le « gros sac » serre ses jolis poings qui font songer à deux enclumes en chômage. D’une œillée bienveillante, je le conjure de s’écraser. Il y parvient, mais procède à un lâcher de soupirs qui en disent long comme un discours de sénateur sur ses sentiments perso. Comme cette décompression ne parvient pas à lui rendre sa joie de vivre, il craque une belle louise en bonne et due forme.
Peter Mortimer accuse cette tornade :
— Il se sent plus, ce type ! Vous êtes tous comme ça, dans la police française ?
— Pas tous, le rassuré-je. Il en est qui préfèrent roter. Mais tenez compte du fait que nos intestins subissent de fortes pressions qu’on demande à un malheureux sphincter de réprimer ; les jours de féculents, il doit bien se soumettre, que voulez-vous. Or, un officier de police, chez nous, est modestement rétribué, ce qui contraint son épouse à le nourrir de pommes de terre, lentilles, pâtes et haricots secs ; le niveau de vie intervient dans l’abondance de nos vents.
Mon homélie chafouine le producteur.
— C’est pour parler pets que vous venez me voir ?
— Je voudrais bien, dis-je en prenant une mine follement éplorée, ce serait plus divertissant que ce que j’ai à vous dire.
— Ah ! oui ?
— Nous avons retrouvé votre ex-femme, Mme Thérèse Genitrix-Desqueyroux. J’ai le regret de vous annoncer qu’elle est morte !
Il arrête de se frotter le cou avec la saloperie de gant de toilette sur lequel sa rouquinerie déteint.
— Pas possible !
— Hélas !
— Que lui est arrivé ?
— L’autopsie nous l’apprendra probablement. Je vais vous demander de nous accompagner pour reconnaître son corps, lequel, avec cette vague de chaleur, est en assez piteux état.
— Où l’a-t-on trouvé ?
— Dans les bois de Saint-Cucuffa, au creux d’un fourré. Je ne veux pas ajouter à l’horreur, mais les bêtes n’ont pas respecté sa dépouille. Vous voulez bien nous suivre, Mister Mortimer ?
— Ça ne peut pas attendre demain ?
— Non. Il nous faut votre témoignage légal avant l’autopsie qui ne saurait être retardée.
Ma péremptoirité le détermine. Il se lève en phoquant.
— Le temps d’enfiler une chemise et un pantalon, fait-il.
Pendant qu’il procède à sa vêture, je demande au Gravos :
— Tu es bien sûr de ton pote ?
— Dans la fouille ! J’y ai turluté et il est d’accord. C’s’rait malheureux : un gars de Saint-Locdu-le-Petit qu’j’lu aye cassé le pif quand t’est-ce nous étions chiares ! Y avait un tantagoniss ent’ nos deux communes, bien qu’nous allassions à la même école.
J’admets qu’il fait tout à fait copain intime de Bérurier, le surnommé Gros Louis. En réalité il est maigre comme une danseuse étoile et je subodore que c’est par dérision qu’on a fait précéder son prénom de l’adjectif « gros ». Le nez brisé jadis par notre ami commun ressemble à une cocotte en papier plantée dans son visage de con rigoureusement authentique, tant il est fait d’arêtes multiples aux lignes brisées (aussi).
Regard éloquent du Mastard à son pays. Autre regard « connivent » dudit pays.
— On vient pou’r’connaît, la p’tit’ dame qu’on a causée, Gros Louis.
— Si vous voudrez m’ suv’ ! répond ce frère de terre et de vocabulaire du Mastard.
On traverse la salle des cadavres où règnent un froid et un silence sépulcraux.
— On a été d’obligés d’la mett’ dans l’ancienne morgue, vu qu’on affiche complet en périod’ d’vacances. Y z’ont z’eu beau institutionner l’permis à points, les congés payés continuent d’ s’fraiser la gueule à qui mieux mieux, comme si qu’en aurait pas z’assez pou’ tout l’monde !
On traverse un palier désert comme le Sahel un dimanche après-midi pendant la retransmission d’une course de formule I. Vient tout de suite après une seconde salle, plus petite que la précédente, moins fraîche mais davantage sépulcrale d’ambiance.
— Maint’nant casse-toi, Gros Louis, murmure Béru ; c’est préférab’.
Docile, le bonhomme en blouse blanche s’efface. Je referme la lourde derrière lui et, comme sa serrure comporte une clé, j’en donne un tour.
Au même instant, mon camarade Béru, avec une maestria de prestidigitateur, passe les menottes aux poignets du Ricain avant qu’il ait eu le temps de réaliser.
Après quoi, en vrai gros lâche, il lui met une série de directs à l’estom’ et au foie avant de le conclure d’un phénoménal crochet à la mâchoire qui ferait passer Stallone pour le Petit Chaperon rouquinos.
— De la part du « gros sac », mon Minouche, lui dit-il.
Mais le produc n’a pas dû l’entendre car il est groggy.
Quand Mister Mortimer se met à jouer des ramasse-miettes, il se trouve dans un grand bac de zinc qui pue la mort ancienne. Une deuxième paire de cabriolets emprisonne ses chevilles. La bassine sombre coulisse sur un rail permettant de la rentrer à l’intérieur d’un compartiment aménagé dans le mur, ainsi qu’une onzaine d’autres.
— O.K., Mortimer ? je lui lance. Vous qui souffrez tant de la chaleur, vous allez être à la fraîche, là-dedans.
— C’est une farce grotesque ou quoi ? demande-t-il avec calme.
— Comme si nous avions l’âge de faire des blagues, mon pauvre vieux. Attendez, je vais tout vous expliquer ; un instant, please !
J’enfonce le bac avec son occupant dans la profondeur du caveau provisoire, ensuite je ferme sa porte de fer dont les chromes se piquent de rouille.
— Je pense sincèrement que ton idée est vibrante, Gros.
— On va voir, prudente-t-il.
Je laisse s’écouler une dizaine de minutes avant de déponner.
Dans son trou à rat, il est devenu plutôt pâlichon, le faux cadavre. Mais son regard contient tellement de haine à mon égard que je vais bronzer comme avec des U.V.
— Le principe est le suivant, expliqué-je à l’Américain. Vous détenez le vieux type qui fut mon directeur avant que je prenne sa place, celui que votre ex-femme appelle Gros Bébé. A son propos, je vous rassure : elle est bien vivante et a déjà déposé contre vous. Vous connaissant, j’ai craint que vous ne le rendiez qu’en échange de votre liberté. Or je suis le genre de policier qui veut à la fois le beurre et l’argent du beurre. C’est donc vous qui allez commencer par remettre M. Achille Hachille en circulation. Vous demeurerez ici tant que le cher homme ne sera pas au ministère de l’Intérieur, une coupe de Dom Pérignon à la main. L’endroit est désaffecté, de plus notre ami Gros Louis, que vous avez vu, est le seul employé qui ait encore la charge de cette ancienne morgue. Conclusion : personne, je répète bien PERSONNE, en dehors de nous, ne peut vous sortir de ce sépulcre. Si vous décidez de coopérer, dites-le ; nous irons récupérer Achille pendant que vous méditerez dans ce putain de casier et vous en sortirons ensuite pour vous en trouver un autre plus confortable. Si vous refusez, je vous dis bonne nuit et vous boucle jusqu’à demain midi. Savoir si vous trouverez suffisamment d’oxygène pour attendre, ça, c’est votre problème. Une minute pour décider ! Pensez bien que, de toute manière, vous allez demeurer là-dedans jusqu’à ce qu’on ait mis la main sur Gros Bébé. Voilà, ma trotteuse est partie, vous décidez.
Il n’attend pas :
— Oh ! arrêtez votre charre, enviandé de poulet ! D’accord, je vous le rends, votre gâteux.
— L’adresse ?
Il me la donne.
Je le renfourne aussi sec !
Un hangar immense qui pourrait abriter un Boeing 747. Mais foin d’aéronautique, c’est du matériel de cinoche-tv qu’il recèle. Une armée de projos sur pieds, des rangées de « gamelles », des rails de travelling, des décors ayant servi et qu’on a démontés pour les empiler, que sais-je-t-il encore-t-il. Tout au fond, se trouve un vieux camion-caravane destiné aux tournages en extérieurs. D’après Mortimer, c’est dans ce véhicule sédentarisé par d’innombrables avaries consécutives à l’âge qu’est enfermé Chilou.
Je regarde le Gros.
— Ça me fait quelque chose, dis-je.
— A moi z’aussi, reconnaît le Chourineur. Dans quel état soit-il, c’vieux paf ?
Nous allons bien voir…
Sachant qu’il n’est pas seul, je toc-toque à la portière coulissante. Puis me placarde sur le côté, afin de laisser le Gros comme unique terlocuteur de l’éventuel geôlier ; ce gros sac est tellement plus rassurant que deux mecs dont moi !
Un remue-foyer à l’intérieur[10], un cliquetis, la portière coulisse en grinçant.
— Salut ! fait niaisement Sa Majesté avec un franc et inaltérable sourire mérovingien.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande un gonzier que je ne vois pas encore, mais ça ne saurait tarder.
— Le boss ! dit laconiquement le Mafflu.
Et, en très grand artiste, il tourne déjà les talons comme un qui vient de remplir sa mission.
Négligemment, tu vois ? Tranquillos comme Jean-Baptiste. Cette volte juste pour désamorcer le mec, le détendre bien complètement. Je te jure que ce gros con a du génie kif toute la colonne de la Bastille !
Mais il n’exécute pas un seul pas. En une prodigieuse pirouette d’éléphant repensé par Dali, il se rue sur l’homme (lequel est surélevé par rapport à lui), le saisit à bras-les-jambes, le soulève et, d’une détente formidable, le projette par-dessus son épaule, et dans ma direction.
Désireux d’apporter ma contribution à l’œuvre béruréenne, je tire un superbe penalty dans la mâchoire du gars qui en hennit de douleur. Béru s’approche pour placer le sien à la tempe K.-O. express.
Le garde-chiourme est un grand vilain à la boule presque rasée. Avant mon coup de botte, il possédait une mâchoire carrée. Avant celui du Gros, des oreilles décollées. Maintenant c’est une grande loche flasquos, tuméfiée et impardonnable[11]. Il avait un appareil téléphonique portable en bandoulière, lequel a été propulsé à travers le hangar. N’ayant plus de menottes à dispose, Béru va récupérer le dragonne de cuir du biniou pour entraver les mains de sa victime. Moi, je me sers du téléphone pour alerter la brigade de récupération. Enfin, oh ! oui : enfin, nous pénétrons dans la caravane. Une seconde porte s’oppose encore à nous. Le Mastard la vainc d’un coup d’épaule de transporteur de pianos.
Et alors, ô merveille des merveilles, nous voici au contact du Vieux.
Un Vieux toujours égal à lui-même, rasé de frais, en robe de chambre de soie noire à motifs chinois, le crâne éblouissant.
Certes, il est très pâle et a les traits tirés, mais il n’a rien perdu de sa classe.
Je vais à lui, les larmes aux yeux, les bras tendus. Et sais-tu ce qu’il me dit, cet enfoiré ?
Ceci :
— San-Antonio, j’ai failli attendre ! Faut oser, non ?