CHAPITRER

En descensionnant du 4e au 2e étage (le 3e étant celui de Thérèse Genitrix), je me dis que la gueule du maître ne m’inspire pas. Il faut que je me penche sur le curriculum vitrifié (Béru dixit) de ce type. Il y a en lui un côté représentant de bidons qui m’incommode.

Au deuxième : chou blanc. La famille Martin est aux bains de mer avec sa progéniture, donc inconcernée par le drame. Je poursuis ma descente. Premier étage. Une personne brune et nichonnante, avec un superbe grain de beauté velouté sur la joue droite, m’ouvre : Mme Dermot, une kinési extrêmement thérapeute. Blouse blanche avec rien qu’un slip en dessous, prunelles joyeuses, beau sourire bien modelé, amabilité à fleur de peau (voire même de pot), fossettes un peu partout, dont on aimerait dresser le recensement complet. Elle sent l’embrocation, ce qui explique sans doute que j’éprouve illico l’envie de l’embroquer.

— Monsieur ?

— Police ! Pardon de vous déranger, mais j’aimerais vous poser quelques questions innocentes, lui fais-je en louchant sur sa paire de roberts qui fait songer à tout sauf à deux œufs au plat.

— Ça vous ennuierait d’attendre cinq minutes au salon ? Je finis une cliente…

— J’ai tout mon temps, assuré-je.

Sa salle d’attente est grande comme quatre cabines téléphoniques, seulement meublée de trois fauteuils de rotin et d’une table basse chargée de revues géographiques, ce qui dénote de la part de la masseuse une vocation culturelle indéniable. Aux murs, des gravures prélevées dans lesdites revues et encadrées chichement.

J’attrape un numéro consacré à la vie des Indiens d’Amérique du Sud sur le lac Titicaca (8 340 km2).

De l’autre côté de la cloison, j’entends la dame Dermot annoncer à la personne qu’elle triture « que c’est la police au sujet de ce qu’on était en train de causer à l’instant ». Ayant prévenu la patiente, elle se croit obligée de changer la converse et lui demande si, en définitive, sa fille va divorcer ? L’interrogée, une certaine Marguerite Déjanté, 51 ans, demeurant 18 rue de Lyon, veuve d’un adjudant de la garde républicaine, mort accidentellement le 16 avril de l’année dernière en rentrant d’une partie de chasse dans l’Indre-et-Loire d’où il était originaire, mère de deux filles dont l’une travaille comme lesbienne chez une antiquaire et dont l’autre a épousé (la connasse !) un fonctionnaire de l’ambassade d’Iran (vous avez lu Jamais sans ma fille ?), et qui vit seule (la mère) en compagnie d’un bichon maltais (c’est joli mais salissant, avec ses longs poils blancs). Elle a bien (toujours la mère) essayé de prendre un amant (la solitude, ma pauvre, c’est terrible), mais ce sagouin ne songeait qu’à faire laver son linge (un vrai dégueulasse, je vous raconte pas ses slips !) et à bouffer aux frais de la princesse[5], si bien qu’en définitive, la pauvre Marguerite préfère rester seule avec le bichon (oui : c’est une femelle, mais elle l’a fait opérer pour protéger ses coussins), quitte, quand les sens la travaillent « de trop » (encore la mère) à aller dans un cinéma hard près de la gare Saint-Lazare où on trouve toujours une bite à branler. (Elle emporte tout plein de kleenex ; la première fois elle s’est laissé surprendre, merci bien ! C’était un Portugais, ma pauvre ; vous ne pouvez pas savoir à quel point ils déchargent, ces gens-là. Pourtant, après tout, ils sont européens, non ?)

Elle demande :

— Si vous pouviez porter vos efforts sur mon genou droit ? Ce matin, en me levant, je l’ai entendu craquer et depuis je ressens une douleur quand je le plie. Pour en revenir à votre question, Marie-Louise : non, ma seconde ne divorce pas, en tout cas pas encore : il y a les enfants, vous comprenez ? Par contre elle a prévenu Aminoula qu’elle n’irait jamais vivre en Iran. Vous avez lu Jamais sans ma fille ? Oui, c’est vrai, je vous l’ai déjà demandé.

Et je vais peut-être t’épater, mais les Indiens du lac Titicaca, ils se construisent des îles en roseaux, ces cons, avec une hutte dessus. Plus commode pour pêcher. Faut pas redouter les rhumatismes, hein ?

Malgré sa promesse, la kinési ne me reçoit que vingt minutes plus tard, alors que je suis complètement au fait de la vie édifiante de Marguerite Déjanté. La vie des autres a beau ressembler à des murs de chiottes de gare maghrébine, elle présente toujours un certain intérêt, au plan humain.

Tu ne passerais pas tes vacances avec un Indien du lac Titicaca, toi ? Moi non plus, pourtant c’est sympa, ces glandus, de leur voir fabriquer une île artificielle végétale, alors qu’on n’est tout de même pas si mal que cela sur la terre ferme, malgré les présences malodorantes qu’on y subit.


— Le temps de me laver les mains, je suis à vous ! promet inconsidérément la gentille dame Dermot.

J’en profite pour abandonner les revues géographiques et m’aventurer jusqu’à la salle de massage. Je mate la table de cuir qu’on peut élever ou abaisser avec une pédale, le tabouret tournant.

— Sympa, fais-je, me parlant à moi-même.

— Vous trouvez ?

— Ça me fait penser à des trucs polissons, lui avoué-je.

Elle glousse, gênée malgré tout, et puis aussi oppressée soudain par notre tête-à-tête.

— Je m’égare, dis-je, vous me racontez, Marie-Louise ?

— Comment savez-vous mon prénom ?

— Il y a les initiales M.-L. sur votre plaque, et puis Mme Déjanté vous a appelée ainsi tout à l’heure.

Elle rit.

— Je croyais que c’était le flair policier ! Bien, qu’est-ce que vous voulez que je vous raconte ?

— La façon dont vous avez vécu la chute de cette femme.

Elle proteste :

— Je ne l’ai pas vécue : je l’ai entendue.

Je m’assieds sur le tabouret et, par jeu, j’appuie sur la pédale. La table s’abaisse. Quand elle est au niveau de ses fesses, je lui intime, d’un geste, l’ordre de s’asseoir. Ce que les bonnes gens sont dociles face à un drauper ! Elle se dépose sur le bord de la table sans marquer le moindre temps mort.

— Alors ? lui dis-je.

— Eh bien, je massais la sciatique de Mme Mordurier, la teinturière de la rue, quand, soudain, un grand hurlement !

Elle obstrue ses deux oreilles et secoue la tête pour chasser le souvenir de ce cri.

— Quelle horreur ! Mais quelle horreur ! Je crois que j’aurai « ÇA » dans la tête jusqu’au jugement dernier.

Je m’abstiens de lui faire observer qu’il est improbable qu’elle vive jusqu’à cet instant fatidique promis par notre Sainte Mère l’Eglise. Je préfère poser ma main la plus préhensile sur sa jambe. Elle est moelleuse, douce et tiède. Franchement, c’est de la bonne chair d’amour ! Mon Nestor à tête ronde se met à faire le beau dans mon bénoche.

— Et puis ensuite, ma gentille Marie-Louise ?

— Nous nous sommes précipitées dans l’escalier, moi et Mme Mordurier.

Elle éclate d’un rire nerveux, s’en explique :

— Je me marre parce que cette pauvre Mme Mordurier étant nue, elle a seulement placé la serviette de bain devant elle et on lui voyait les fesses, mais elle ne s’en est pas rendu compte tout de suite.

— Qu’avez-vous vu en dehors des miches de la teinturière ?

— J’ai regardé en bas. J’ai tout de suite reconnu la pauvre Fleur-de-mai écrasée sur le dallage.

— Elle était seule ?

— Toute seule.

— Poursuivez, ma chérie.

Je poursuis également de mon côté, par une reptation de ma dextre sur sa cuisse duveteuse.

— Je me suis élancée pour aller voir.

— D’autres personnes, dans l’escalier ?

— Vous pensez : un cri pareil !

— Oui ?

Elle ferme les yeux. Est-ce pour réfléchir ou parce que je suis déjà en train de caresser le renflement à ressort de sa petite culotte ?

— Ben, finit-elle par accoucher, y avait les deux gousses du haut avec leur petite main ; et puis ce gros goret à trogne violacée qui, depuis quelques jours, vit chez la Genitrix… Y avait aussi Mme Mordurier, cul nu, que je viens de vous causer. La vieille Russe du dessous s’est ramenée plus tard car elle marche plus très bien de ses jambes. Enfin, y avait maître Flatulence-Alaïe.

— Il est arrivé après vous ?

— Non. Quand je suis parvenue en bas, il s’y trouvait déjà. Paraît qu’il était dans l’ascenseur lorsque Fleur-de-mai s’est écrasée. Pendant qu’on regardait la pauvre fille, du monde est arrivé de dehors, parce qu’un gars mettait des imprimés dans nos boîtes aux lettres quand la chose s’est produite et qu’il s’est sauvé en ameutant ! Vous savez combien les passants sont charognards. Un rien de temps, l’immeuble en bas était plein. C’est alors que vous êtes survenu, au bout de peu. C’est curieux, mais je vous ai tout de suite repéré. Pourtant je suis une femme sérieuse : mariée, un petit garçon. Mais un homme comme vous, franchement, il attire le regard. Vous avez un look, quoi.

« Mais dites, vous me renversez sur ma table de massage ! Je peux vous jurer une chose : c’est la première fois que je m’y couche. On voit bien le plafond, comme je suis. Je crois qu’il se forme une lézarde, non ? Vous voyez, à partir du lustre ? C’en est une, hein ? Bien ce qui me semblait : je vais dire à Justin de venir le repeindre. Il gratte, colle une espèce de bande toilée et peint par-dessus. Dites, je vous signale que vous m’enlevez ma culotte. Et je ne sais même pas votre nom, ni quoi, ni qu’est-ce. Comment ? Antoine ? J’aime bien. Comme Antoine de Caunes ? En voilà un, tiens, qui est drôle. Et séduisant aussi ! Dites, Antoine, c’est pas sérieux ! Mais qu’est-ce que vous me faites ? Oh ! ben non, si vous le prenez comme ça ! Je pars au quart de tour, moi, avec une langue dans la chatte ! Clitoridienne comme je suis !

« Non ! Antoine ! C’est de la folie ! Je vais crier ! Quand je jouis, c’est presque comme la grosse de tout à l’heure. Mon mari me met l’oreiller sur la figure quand on dort chez ses parents ! Oh ! Oh là !… Non ! ne me faites pas partir toute seule, chéri : pensez à vous ! Vous seriez lésé. Je sais bien que vous pourrez me prendre après, mais séparément, c’est pas pareil ! Ah ! vous êtes gentil d’arrêter ; croyez-moi, c’est mieux. Attendez, je m’avance des fesses. Là, ça vous va comme ça ? Oh ! ben dites donc ! Vous avez été servi par la nature, vous ! Y a longtemps que j’en ai pas pris une de ce calibre ! Vous croyez qu’Antoine de Caunes en a une pareille ? Vous ne savez pas ? C’est pas une question de prénom ?

« Allez-y tout doucettement, mon loup : sans être étroite, je ne suis pas un centre d’hébergement ! Ah ! oui ! Ah ! oui ! Là, c’est parfait. Emballez pas le mouvement trop fort, à cause de ma table qui est pliante pour mes déplacements à domicile et qui a donc des pieds assez fragiles ! Préparez-vous parce que je ne vais pas pouvoir vous attendre longtemps. Je vous ai prévenu : je suis clitoridienne. Après une langue fourrée, pour me retenir c’est bernique ! Oh ! comme c’est langoureux, Antoine ! Antoi oi oi ne ! Oua oua oua oua oua oua oua oua ouane ! »

Clameur !

Imitant le mari, j’endigue ; mais avec la main, faute d’oreiller.

Elle a une période de bruyance pulmonaire. Son souffle reste rauque, elle pantelle, les jambes de part et d’autre de la table qui, me semble-t-il, guingoite et prend de la gîte par tribord.

— Eh bien, finit-elle par articuler, ça s’appelle être prise au dépourvu, Antoine ! Sur la tête de ma pauvre maman, c’est la première fois que je me fais enfiler sur ma table de travail.

Constatant l’état de cette dernière, je me dis que ce pourrait être aussi la dernière.

— Vraiment vous êtes un terrible, Antoine ! Ils sont tous comme vous dans la police ?

Je lui réponds que la plupart en effet.

— Voyez-vous, dit-elle, confuse, j’aimerais que nous nous revoyassions. Aujourd’hui, ça s’est fait si curieusement que je n’ai pas pu profiter totalement de votre belle queue, et c’est dommage, un tel outil de travail ! C’est une belle bête qu’on aimerait dorloter un peu avant de la prendre dans les miches. La flatter, la bisouiller, si vous voyez ce que je veux dire ?

— Je vois complètement, assuré-je.

Un méchant coup de sonnette vient mettre un terme à mon audition de témoin. C’est Mme Roséador, femme de ménage portugaise de son état, qui vient pour la rééducation de sa jambe cassée. Elle se trouvait juchée sur un escabeau, à faire les vitres d’une grande fenêtre à la française, quand un coup de vent brutal a écarté l’autre panneau, ce qui a renversé le perchoir de la pauvre Préciosa Roséador. Dites ! Et pas de sécu : elle travaillait au noir ! C’est bien la merde, non ? Déjà qu’elle est portugaise avec des paquets de cresson gros comme des choux-fleurs sous les bras !

La bibise de l’au revoir-à-bientôt et je sors.

Me casse le nez sur maître Flatulence-Alaïe qui, cette fois, s’en va pour tout de bon de l’immeuble.

— Ça marche, cette enquête ? me demande-t-il avec ce petit air sardonique qui me fait le regarder comme si j’allais lui administrer quinze coups de talon en pleine gueule.

— On n’a jamais l’impression que ça marche vraiment, mon pauvre maître, réponds-je, mais on finit pourtant par arriver à ses fins.

Il baisse la voix et chuchote :

— Vous permettez : on ne se gêne pas entre hommes. Je vous signale que vous avez éjaculé sur le bas de votre pantalon.

— Ne m’en parlez pas, dis-je sans m’émouvoir : ça m’arrive fréquemment quand je parle trop vite.

— Vous voulez un kleenex ?

— Non, merci, j’ai les miens, ainsi que des tampons détacheurs : l’organisation est une des forces de la Police.

Il quitte l’immeuble.

Moi, je vais sonner à la dernière porte : celle de Mme Alexandra Yourovitch.

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