CHAPITROUILLE

Je distinguais mal les traits du tennisman car il avait la tête penchée pour faire rebondir sa balle au sol une sixaine de fois avant d’engager. Je m’arc-boutais pour subir l’arrivée du projectile et le contrôler autant que faire se pouvait.

Le joueur se redressa avec une sorte d’exultation annonciatrice de victoire. C’était Courier, avec sa casquette blanche et sa blondeur de tomate mûre.

Son fin visage d’intellectuel surmené avait perdu sa pâleur coutumière et évoquait le drapeau japonais peint par Van Gogh. Il arma son épaule, son bras, et me virgula une tatahouète capable de pratiquer une brèche dans la coque du Jeanne-d’Arc. Néanmoins, il ne fit pas un ace puisque je reçus la boule jaune entre les yeux (luxe que M. Jean-François Le Pen ne peut s’offrir, le pauvre) et que j’étais à deux mètres de la ligne.

La dureté du choc me réveilla. Je sus alors que ma douleur à la tête n’avait pas été produite par la percussion de la balle, mais par l’absorption, quelques heures plus tôt, d’une bouteille de « Pacharan » (ma folie), que mon ami D.D. Sarda m’avait ramenée d’España. Jim Courier s’était évaporé avec sa raquette de champion et sa gâpette de veau. Ne subsistait de lui qu’un halo rouge dans mes rétines infortunées.

A part ça, mon téléphone sonnait.

Maman étant en voyage, je décrochai dans l’hypothèse où c’était elle qui m’appelait.

Au lieu de sa voix pleine d’amour et de miséricorde, j’obtins un organe secrétarial, de sexe plutôt féminin, qui me demanda à brûle-pourpoint si j’étais moi-même. Ne nourrissant aucun doute à ce sujet, je répondis sur-le-champ par l’affirmative. La personne eut alors la gentillesse de me dire qu’elle allait me passer « monsieur le ministre ».

Pris de court, je n’eus pas le temps de me fourbir les cages à miel pour les désencombrer du cérumen que des glandes inconséquentes déposent dans nos conduits auditifs externes. Il était illico en ligne, courtois, son sarcastisme habituel dûment fourbi à l’huile d’olive vierge.

— Vous voyez, me dit-il, il ne faut jamais me confier son téléphone personnel : c’est plus fort que moi, j’en abuse.

— Je suis à votre disposition, fayoté-je sans vergogne.

Nous avions dîné en tête-à-tête trois soirs plus tôt. Le restaurant discret, qu’il m’avait promis, se trouvait au ministère de l’Intérieur, et la petite salle privée à laquelle je m’attendais mesurait très exactement 14 × 9 m. Cela dit, nous fûmes les seuls convives, les quinze autres personnes présentes appartenant au personnel.

Nous avions échangé des points de vue convergents au niveau des techniques, et parfaitement éludés sur le plan politique. J’ai toujours été sensible à l’accent méridional, et donc je n’ai jamais pris très au sérieux les choses qui me furent dites avec la voix de Fernandel, partant de la confuse certitude que rien de très mauvais ne peut en sortir et rien de bien positif non plus. Je sais que le bon roi Henri et Napoléon Ier avaient des accents similaires, qui ne les empêchèrent pas de contribuer au prestige français ; malgré tout, je pense que le parler « en tenue de ville » du Général de Gaulle, celui de M. Mendès France ou de Mme Simone Veil, leur a toujours permis de se faire comprendre sans chausse-pied et sans les obliger à croquer des grains de café avant de s’exprimer, pour corriger leur haleine.

— Vous dormiez ? s’enquiert le ministre.

Regard preste à mon réveil.

— A sept heures du matin, monsieur le sinistre !

— Evidemment, murmure-t-il, les hommes d’action sont toujours matinaux et leurs armes sont déjà graissées quand l’ennemi se réveille ! Figurez-vous que je me heurte à un gros ennui.

— J’espère pouvoir vous aider.

— J’en suis sûr. Vous vous rappelez la personne à qui vous me conseilliez de faire appel pour vous succéder ?

Il baisse la voix et chuchote :

— Je ne suis pas seul…

— Je me la rappelle parfaitement, monsieur le, viens-je à son secours.

— Impossible de lui mettre la main dessus. Son téléphone sonne à vide, son hôtel particulier est fermé et les rares personnes de son entourage ignorent tout de l’endroit où elle pourrait se trouver.

— Je ne pense pas qu’il y ait là sujet d’alarme, fais-je. Un retraité de luxe, à la tête d’une fortune personnelle, possède le monde entier pour s’ébattre. Que disent les voisins ?

— Qu’ils ne le voient plus depuis « pas mal de temps ».

— Evidemment, s’il est allé passer six mois au soleil…

— Je suis d’accord, pourtant quelque chose me fait tiquer « mone cher » : sa boîte aux lettres ; bien que de vaste dimension, elle regorge de courrier qui l’empêche de se fermer. Pensez-vous qu’un tel personnage si méticuleux quitterait son domicile pour longtemps sans avoir réglé au préalable les questions postales ?

— Non ! admets-je.

— Vous vous occupez de cela, monsieur San-Antonio ?

En m’appelant de la sorte, il me signifie implicitement qu’il ne me considère plus comme étant le Big Boss des établissements « Poulardins et Cognemou », emboutissage. Il me tient pour « disponible », « vacant », bref « provisoirement au chômedu ».

Nous nous séparons de gré à gré.

Je bâille à en décrocher le lustre hollandais de ma chambre. On voit que m’man n’est pas ici : les volets sont demeurés ouverts et une belle journée de fin de début d’été arrose la nature. Il va falloir que je me prépare du café ! Avec ma gueule de buis, ça va être mignon ! Je te l’ai toujours dit : « les ustensiles me trahissent ». Chaque fois que je m’en sers, ils me marquent leur hostilité en m’échappant.

Non : je vais prendre une douche et aller boire un jus Au Sabre de Bois, le tabac de la rue Président-Coty.

Et puis tiens, aujourd’hui pas de rasage ! Je rencontre plein de mecs bien qui se trimbalent en permanence une barbouze de huit jours. Ils ont des trucs spéciaux pour conserver toujours la même longueur à leurs pièges à macaronis. Ça fait corsaire ; don Juan de l’aube ! Les gonzesses adorent : ça leur gratte la peau satinée des cuisses.

O.K., je ne me racle plus la couenne jusqu’à nouvel ordre (social). On verra bien.

* * *

Un Noir vêtu de bleu brique à grande eau le paisible quartier de la Muette. La rue d’Andigné sent une certaine humidité ; est-ce à cause du soleil ? Une tourterelle de gardienne d’immeuble gazouille un fado. Est-ce parce que je me sens comme délivré de ne plus être directeur de la Rousse, toujours est-il que j’éprouve un sentiment de légèreté me faisant penser à un bonheur qui démarre.

L’hôtel du Vieux, en pierres de (bonne) taille, d’une blondeur délicate, est pimpant avec ses portes et fenêtres de chêne également clair. Les volets sont clos.

A travers la grille de fer forgé peinte en noir, avec les piques dorées s’il vous plaît, j’avise un jardinier occupé à tondre le gazon.

Je le hèle. Mais sa machine fait un tel boucan qu’il faudrait toutes les sirènes de Paris pour attirer son attention. Renonçant à lui signaler ma présence par des sons, je bricole la serrure du portail et pénètre chez Achille d’un pied léger. Je ne te l’ai jamais dit, mais Achille c’est également son patronyme, au Dabe. Il s’appelle Achille, Auguste, Marie, Hachille, plus « de » quelque chose. C’est le « quelque chose » que j’ai jamais pu me cloquer dans le cigare. D’ailleurs, je ne suis pas certain que cette particule soit la marque d’un titre nobiliaire et, très franchement, je m’en tamponne les roustons avec une tapette à mouches.

J’arrive sur le coiffeur de jardin pile au moment qu’il négocie un virage délicat autour d’une sculpture de buis en forme de carafe à bordeaux.

Je lui surgis soudain dans un rayon de lumière, kif une apparition de saint Julien l’Hospitalier ou du chevalier Ajax ammoniaqué, et je dois être particulièrement beau et noble ainsi éclairé, car le mec, de saisissement, plante son engin dans la bouteille végétale.

Il coupe le contact, ce qui est une attention émouvante pour mes tympans, et dans le silence encore grondant qui succède à ce simple geste, il demande :

— Comment êtes-vous entré ?

— J’ai vu une porte, réponds-je, et j’ai pensé qu’elle devait servir à quelque chose.

— Mais j’avais fermé !

— C’est bien pour cela que j’ai ouvert. Asseyons-nous sur ce vénérable banc de pierre et devisons. Je suis le remplaçant de M. Hachille à la tête de la Police.

Il est impressionné.

— Vous êtes beaucoup plus jeune que lui !

— Oui, conviens-je, c’est une vieille habitude, dans l’administration, que de remplacer les retraités par des fonctionnaires moins âgés. Il y a longtemps que vous travaillez pour M. Hachille ?

Il a un sourire qu’on pourrait développer sur quinze cents mètres de bitume avant d’en voir la fin.

— Alors là, si je vous disais…

— Eh bien justement, dites-moi.

— Vingt-deux ans ! J’ai entré ici quand c’est qu’il a acheté cette maison ! Si je vous dirais qu’il ne veut que moi. Lorsque je prends des vacances, il en est malade ! Heureusement que j’en prends jamais.

— Il y a combien de temps que vous ne l’avez pas vu ?

Son visage de vieux rat des champs égaré à Paname s’adorne de rides supplémentaires, et Dieu sait qu’il en possède des chiées !

— Plus de deux mois.

— Il vous a prévenu de son départ ?

— Il m’a seulement dit, un matin, que son larbin angliche partait en retraite et qu’il avait viré la femme de chambre qui jouait du piano dans son coffre. « Je compte faire un petit voyage, m’a-t-il ajouté, vous me dorlotez mon parc, n’est-ce pas, Sébastien ? »

Je file un panoramique sur le jardin délicieux qui ne saurait malgré tout prétendre à l’appellation de parc avec ses cinq ou six cents mètres carrés.

— Je comprends qu’il l’aime, assuré-je, c’est une œuvre d’art.

— Faut quinze ans pour obtenir ça.

— J’imagine.

— On élève plus rapidement des gosses que des arbres.

— Et la maison, qui s’en occupe ?

— Personne.

— Deux mois sans qu’on y fasse le ménage ! Mais c’est de la folie pure. Imaginons qu’une fuite d’eau se produise ?

— Je jette un œil, chaque semaine.

— Vous avez les clés ?

— M. Hachille m’a laissé celles de son coffre-fort. La confiance, c’est la confiance !

— On peut jeter un coup d’œil à l’intérieur ?

Il se rembrunit.

— Qui me dit que vous êtes bien qui vous êtes ?

Je lui présente ma carte. Il est rassuré mais pas totalement convaincu.

— N’empêche que c’est pas chez vous, objecte-t-il.

Je pose une main de deux livres sur son épaule chargée d’ans.

— J’agis au nom du ministre de l’Intérieur, inquiet de la disparition de M. Hachille. Si vous ne m’ouvrez pas, je vais mander un serrurier.

— Qui fera du joli travail ! Cette maison est truffée d’alarmes de toutes sortes ; un qui veut y pénétrer sans savoir, il dérouille, croyez-moi.

— Raison de plus pour que vous m’ouvrissiez, cher ami.

Je l’ai au subjonctif. Il doit se dire que le mec qui te dégaine un « m’ouvrissiez » à la fortune du pot ne peut qu’être de first quality.

— Bon, venez !


La demeure s’empoussière, mais dans la pénombre la chose se décèle à peine. Les Watteau (mort à 37 ans, quelle tristesse), les Fragonard (né à Grasse), le Toulouse-Lautrec (2 buts à 1) et les Jean-Gabriel Domergue (en vente libre dans toutes les bonnes drogueries) sont en place. Tout reluit doucement dans la pénombre : les meubles Louis XV, les objets coûteux, les pendules, les parquets ; ne manque à cette fresque de luisances que le beau crâne poli du Vioque.

Je me rends de pièce en pièce pour une sommaire inspection.

Tout est conforme, comme dit Patrice. Conforme, pour lui, signifie « R. A. S. ». Dans son cabinet de travail, je m’attarde un peu, assis à son burlingue, comme j’en ai pris l’habitude à la Grande Cage, les mains allongées sur le cuir pulpeux du sous-main cordobien. Les motifs repoussés représentent des treilles de vigne, avec leurs feuilles, grappes et vrilles, camaïeu lie-de-vin sur fond bordeaux.

Je soulève la partie supérieure de l’écrivateur. Tu sais que c’est lourd, ces petites bêtes ? A l’intérieur, il n’y a qu’un papier, luxueux, bleu à franges. L’écriture d’Achille s’exprime avec ses caractères élégants, hauts et légèrement pointus ; c’est écrit au stylo à encre, ce qui permet à un vieux calligraphe comme Chilou de marquer les pleins et les déliés ainsi que ça se faisait jadis.

Je lis : Pour que vous m’emmeniez toujours plus loin. Et c’est tout. Je relis puis remets le bref message en place.

Le camarade jardinier dit :

— Ce qui me chicane, moi, c’est tout ce courrier accumoncelé dans la boîte ; si on attend encore, il va « verser » par terre.

— Pourquoi ne le rentrez-vous pas ?

— Parce que je n’ai pas la clé de la boîte. Monsieur, de ce côté-là, a toujours été un peu maniaque. Il n’y a que lui qui a le droit de relever le courrier.

— Nous allons régler cette petite question, décidé-je.

— Vous avez la clé ?

— Toujours.

Quand je déponne la porte vitrée, une masse de papiers choit à mes pieds : des lettres, des revues, des imprimés de toutes sortes. Le tailleur de rosiers écarte son tablier bleu pour en faire un réceptacle dans lequel je fourre, en la tassant un max, ma provende pététesque.

— Emportons tout cela au bureau, mon bon Sébastien, je vais survoler cette masse de lettres pour vérifier s’il en est de « critiques ».

Dans un premier tri, je virgule les prospectus et les petits magazines à vocation publicitaire. Puis je compose un tas avec ce qui est faire-part, invitations, programmes de manifestations dont la date est périmée. Un deuxième lot pour les factures, un troisième pour les bafouilles commerciales, identifiables aux en-têtes, et un quatrième, enfin, pour les missives privées. Ces dernières émanent de femmes huppées, le format, la luxiosité du papier, les initiales au dos, en anglaise gravée, le parfum même qui en sourd sont révélateurs de la qualité des correspondantes. Ne changera jamais, le Big la gonzesse, c’est sa vie ! A cent ans, si le Seigneur lui accorde un bon de sortie jusque-là, il carmera à tout-va pour encore passer sa menteuse dans des raies de bonnes provenances !

Maintenant que j’ai accompli mon tri, j’hésite.

— Vous venez souvent entretenir le jardin, cher monsieur Sébastien ?

— Deux fois la semaine. Faut ça si on veut obtenir quelque chose d’impeccable.

— Pour sûr. Pendant les heures que vous passiez ici, s’est-il présenté des gens pour M. Hachille ?

— Pas grand monde.

— Mais encore ?

Il a une moue incertaine, puis sa bouille s’éclaire.

— Si, un jour, peu après son départ, ça devait z’être le lendemain, un livreur de chez Piton est venu. Un jeunot.

— Qui est Piton ?

— Le grand marchand de valises.

— Vous parlez de Vuitton ?

— Pas impossible ; à moins qu’ça soive de chez Ernest qui font aussi des foulards.

— Hermès ?

— Ça se pourrait. C’est des noms que j’entends causer par les autres mais que j’ai jamais eu affaire avec. Donc, ce jeune type se pointe au volant d’une fourgonnette. Emmerdé comme pas trois. J’ai un âge qu’on se confie, en moins de deux, il m’espose son caca : la veille, il avait deux valises super à livrer chez une dame. Mais ce petit nœud, le voilà-t-il pas qu’y va retrouver sa péteuse du moment, qu’avait congé. Il la grimpe, la tire une fois, deux fois, trois fois, et s’endort sur le rôti. Ils roupillent trois heures d’enfilée, les tourtereaux, se réveillent en cerceau. Faut qu’il rentre dare-dare au magasin. Il laisse les valoches chez sa polka et retourne fissa à la boutique où le voilà qui raconte une histoire de corne diable pour expliquer son retard.

« Le lendemain, il file livrer les deux bagages : malédictas, la dame venait de partir en voyage. Alors comme il a le nom de l’espéditeur des valises, il se pointe pour se faire pardonner avant que ça se mette à chier des bulles chez ses employeurs. C’est moi que je le reçois, M. Hachille ayant pris la tangente aussi ; le môme est marron sur toute la ligne. Je me demande comment qu’il s’est débrouillé. »

Du temps qu’il achève son palpitant récit, je relis par la pensée le mot de Chilou dans son sous-main : « Pour que vous m’emmeniez toujours plus loin. »

Ça cadre avec les valises, non ? Bien dans les manières du Vieux. Il s’apprête à partir en voyage avec une pouffe et, délicate attention, lui fait livrer deux grandes valdingues de luxe. Il a dicté le message d’accompagnement au téléphone ; seulement, comme c’est l’homme le plus méticuleux de la terre, il l’a d’abord écrit avant de le dicter. Il a dû renauder comme un malade, lors du départ, en apprenant que sa souris voyageuse n’avait pas reçu ses présents !

— Alors, cher monsieur Sébastien, ce livreur ? Il travaillait pour Piton ou Ernest ?

— Piton ! décide l’engazonneur.

Je pars en emportant discrètement les lettres parfumées.

Загрузка...