LAMENTABLITRE IX

Le drame de notre métier d’écrivain, c’est qu’on ne nous lit pas comme nous écrivons. Tu penses une chose, t’en écris une qui est déjà décalée par rapport à l’idée initiale, et c’est une troisième, absolument différente, que se farcit le lecteur. Pour bien s’exprimer, il vaut mieux se taire, moi je pense de plus en plus. Émettre des ondes, les laisser se disperser… Peut-être ne s’engloutissent-elles pas ? J’aimerais qu’elles s’emmagasinassent quelque part, dans des limbes-réserves où des certains quidams pourraient aller musarder, en désœuvrance d’esprit, parfois.

J’enrogne de rédiger ce qui va suivre, en songeant que ta pomme véreuse, tu vas ligoter un tout autre fromage. Enfin quoi, si on se comprenait, ce ne serait plus la peine d’écrire, hein ? C’est quoi, écrire, sinon de dire à des gens qui ne vous comprennent pas qu’ils ne vous comprennent pas ? Faut pas démordre.

Mon matin est beau comme dans une comédie américaine. Mer bleue, ciel bleu, soleil, musiques, fleurs. Même les gens ont l’air aimables, te dire si l’illuse se fait bien !

Pas de Vieux à l’horizon. Non plus que de dames Bernier. Je vais faire un peu de foutinge sur la plage, en short blanc, torse nu. Galope jusqu’au niveau de la principale artère, laquelle ne manque pas de s’appeler Avenue du Général-de-Gaulle, tu penses bien. Des gonziers saboulés en grand écuyer à soupe font du cheval, la plus noble conquête du pet, car ces quadru-pattes ont la faculté de louffer en courant. La horde passe au triple galop, en file indienne, les fesses hautes, la visière de la bombe dans le prolongement de l’encolure. Les bourrins courent dans l’eau, jaillissant de l’écume. Des dames matineuses trouvent ça beau comme l’arrivée des Tartares à Hollywood. Des petits enfants qui font du trempolinge battent des genoux en voyant déferler ces messieurs-dames. Moi, je marche. Marche dans l’immensité de la plage, grisé d’air, de soleil, d’océan. Grandi de me sentir si minus devant les éléments magistraux. Marche d’un pas courageux, la plante des pieds ivre de sable, si je puis m’exprimer ainsi[15]. Griserie infinie, quoi. Que pourrais-je souhaiter de mieux ? Un inquiet, quand il se sent bien, c’est toujours la question qui lui vient : que peut-il y avoir de supérieur à l’instant présent dont la délicatesse le déconcerte ? Alors il cherche et sa joie part en couille ; normal. Con, mais normal.

Ce matin, l’univers m’est offert et je l’accepte. J’ai téléphoné à M’man, au réveil, elle va bien, sa cousine Albertine est venue passer trois jours à la maison. Elles vont pouvoir sortir les souvenirs de leur bocal, avec la louche de la mémoire. Et échanger des recettes de ceci cela et autres ; des recettes qui nécessitent de longues préparations et des cuissons délicates ; parce que c’est comme ça quand on veut manger bon : faut du temps, de la vigilance, du cœur.

Je marche… Le sable ne fait pas de bruit sous mes pinceaux. Il est très blanc, très fluide… L’océan se barre doucettement vers les confins. Tout à l’heure, quand il sera vraiment marée basse, une horde d’échassiers nu-pieds, pantalons retroussés, s’en iront à la cueillette des coques, munis d’un petit râteau et d’un sac ou d’un seau. Sots eux-mêmes, arqués, chercheurs, fouineurs, pilleurs de mer.

Je vais, je m’aligne sur la nature fabuleuse qui m’environne. Là-bas, la masse anglo-normande du Prieuré Palace se dresse, bastille accueillante des derniers patrons criblés de libelles vengeurs.

Je cesse de m’abandonner à l’immensité pour contempler les ébats d’une admirable jeune fille roulée comme tu as jamais vu. Elle joue au ballon avec un bambin. Beau ballon léger, à tranches de couleurs, et que la brise fait rouler plus loin que prévu. La jouvencelle plonge pour le rattraper. Se reçoit mal, pousse un cri, puis se tord de douleur sur le sable, la jambe gauche dressée.

Un qui se précipite, faut voir comme, c’est l’ami Sana, tu te doutes bien ! Ah ! le gueux, une occase pareille ! Prompt comme un Écossais apercevant un billet d’une livre sur le trottoir.

— Vous souffrez, mademoiselle ?

Ce qu’elle est choucarde, la mademoiselle ! Une gonzesse pareille, dans les bras d’un autre, c’est une perspective insoutenable. Pulpeuse, dorée, blonde, les cheveux longs, la poitrine pour de vrai, les hanches délicates comme celles d’un Stradivarius, les yeux bleu ciel, magnifique ! Et la bouche ! Et les dents ! Et les cuisses ! Alouette, gentille alouette…

— Je me suis tordu la cheville !

Oh la pauvre superbe cheville !

— Vous permettez ? dis-je d’autorité en emparant son joli panard dont je ferais bien le mien, espère ! Ya yaïe !

Et je masse délicatos la cheville, dessus, dessous, de côté. Sur l’os à moelle, au talon, au tendon de ce con d’Achille, en remontant le mollet, car faut ce qu’y faut ! Tout bien !

— Vous êtes médecin ? soupire-t-elle en grimaçant de souffrance.

— Non.

— Moniteur ?

— Non plus, il n’y a pas besoin d’être kinési pour savoir masser une cheville pareille dans une peau pareille, surmontée d’une personne pareille ! dis-je sérieusement, afin de contraster.

Les nanas raffolent des contrastes. Quand tu les chambres, reste grave. Si tu les attaques au grand sentiment, fais l’enjoué. Enfin, démerde-toi selon, quoi. Chacun sa recette ; chacun baise ce qu’il mérite.

Au bout d’un moment, elle dit qu’elle se sent un peu mieux. Et moi j’ai un tricotoche mastar comme la matraque d’un M.P. ricain.

Je l’aide à se relever. Mais elle flanche.

— Vous croyez que je suis cassée ? s’inquiète-t-elle.

— Non : foulée seulement. Je vais vous porter si vous le vouiez ?

Elle veut bien. Je la chope dans mes bras, elle participe en me tenant par le cou, et on joue la scène des jeunes mariés entrant dans leur nid d’amour : délices, et orgues, ta na na na nana lala lalalère.

— Laissez-moi à ma cabine, elle demande.

C’est le 34.

Je l’y drive, l’y dépose.

Y a personne encore dans les azimuts, vu l'heure relativement matineuse.

— Merci, vous êtes vraiment très gentil.

Tu penses qu’il n’y a pas de mérite.

— C’est votre petit frère, le gosse avec qui vous jouiez ?

— Non, je venais de lier connaissance…

— Vous êtes à quel hôtel ?

— Nous occupons une maison de vacances…

— Avec vos parents ?

— Oui. Ils viennent me rejoindre à la fin de la semaine, pour l’instant je suis seule avec une amie.

Elle ajoute :

— Mais c’est une flemmarde qui ne se lève jamais avant midi.

Bon, alors on se met à papoter, nécessairement. Je lui remasse la cheville en causant. Elle s’appelle Isa Bodebave et elle habite Hyères. Prépare une licence en droit à la Fac d’Aix-en-Province. Ici, son adresse, c’est villa « Les Colombes », impasse de la Médisance. Je lui propose d’aller chercher ma tire pour la ramener à son home ; mais non, elle préfère attendre sa potesse ici et passer la journée sur la plage.

Soite !

Je lui demande si on peut se revoir, elle accepte en me proposant d’aller prendre un pot chez elle en fin d’aprême. O.K.

Je m’ hasarde à lui baiser le coup de pied. Cette chère exquise cheville que tant et si bien j’ai malaxée.

Isa m’objecte qu’un baiser à toute extrémité perd de son efficacité, aussi lui en administré-je un autre, un mieux, un tout grand, prolongé. En gros plan, tu vois ? A lui jouer le Menuet de Boccherini dans la bouche, avec la langue.

Et c’est en chancelant que je m’éloigne, un peu comme si c’était moi qui me sois foulé la cheville ! Elle me guignait, c’est sûr, m’attendait dans les affres, en se tortillant les doigts pour essayer d’y faire des nœuds, car en m’apercevant, elle s’élance, Michèle. Superbe, tout de blanc vêtue. Tennis. Je me dis que le séjour, malgré les attentats à la bombe et les assassinats, possède de bons côtés. Ces nanas merveilleuses, dissemblables, mais toutes hautement excitantes, m’aident à dominer mes préoccupances.

— Antoine, Antoine ! elle écrie, la dame Bernier, Dodo n’est pas avec vous ?

— Absolument pas.

— Elle n’a pas euh… passé la nuit dans votre chambre ?

— Quelle horrible idée ! Vous me voyez séduisant simultanément la mère et la fille ?

Je pense qu’elle préférerait cette perspective, car elle est folle d’inquiétance, ma noble conquête.

— Personne ne l’a aperçue ce matin et son lit n’est pas défait !

J’exprime en deux mots ma stupeur alarmée :

— Oh ! Oh ! fais-je, sans omettre les points d’exclamation.

Je raconte ensuite à Michèle que sa fille est passée me voir en rentrant du casino ; mais qu’on a joué brève rencontre.

— Il faut faire quelque chose ! me supplie-t-elle.

— Vous avez parlé de cette absence à notre vénéré directeur ?

— Naturellement. Il ne sait rien. Il pensait qu’elle se trouvait en votre compagnie.

Je réfléchis.

Et moi, quand je réfléchis, il en sort infailliblement quelque chose, comme d’une braguette ouverte. C’est pas toujours gros, c’est pas toujours frais ni même appétissant, mais c’est en tout cas mieux que rien.

— Ne vous mettez pas la rate au court-bouillon, mon bel amour, je lui supplie ; filez à votre tennis, moi je vais éclaircir cette histoire !

— Il s’agit bien de tennis, alors que j’ai l’âme en lambeaux !

— Attendez-moi au soleil et ne dramatisez pas la situation.

Là-dessus je fonce à la réception expliquer que je dois m’entretenir avec le concierge de nuit. On me répond qu’étant de nuit, cet homme de bien dort le jour ; à quoi j’ai la cruelle audace de répondre que je m’en tamponne comme avec un maillet. Il urge que j’aie une converse avec le concierge de nuit, et ensuite, promis, je le bercerai dans mes bras en lui chantant : « Colin, mon petit frère (ou mayonnaise, au choix) » pour qu’il se rendorme.

Je suis si pressant, si pressé, qu’on finit par m’indiquer en quelle annexe je vais trouver cet excellent homme.

* * *

— Non, non, vous ne me dérangez pas, affirme-t-il, avec une voix comme quand tu tournes une cuiller de bois dans du gruyère en fusion, et en me contemplant avec des yeux auxquels il ne manque que d’être frappés de la faucille et du marteau pour ressembler à deux drapeaux soviétiques.

Je le ranime avec un billet de cent francs, plié en deux dans le sens de la longueur pour qu’il fasse moins triste.

— Vous me recevez cinq sur cinq, à présent, cher ami ? m’enquiers-je.

Il boutonne son pantalon de pyjama qui bâillait à s’en décrocher le suspensoir.

— Parfaitement, monsieur.

— Vous connaissez ma collaboratrice, Mme Bernier ?

— Oui, monsieur.

— Elle est rentrée tard, cette nuit ?

— Je dirais même qu’elle est rentrée tôt, affirme spirituellement le cierge de nuit (qui n’est pas con du tout).

— L’auriez-vous vue ressortir ?

— En effet, monsieur.

— Longtemps après son retour à l’hôtel ?

— Disons, une heure plus tard.

— Seule ?

— Seule.

— Elle ne vous a pas parlé ?

— Du tout, elle paraissait pressée.

— Elle n’a pas reçu de communication téléphonique pendant son bref séjour au Prieuré ?

— Non. Par contre elle m’a appelé.

— Que ne le disiez-vous ! m’égosillé-je.

— Mais je vous le dis, monsieur, objecte pertinemment cet être de la nuit.

— Et que vous a-t-elle demandé ?

— Le numéro de chambre de M. Al Bidoni.

La conne ! Je l’aurais juré. Elle aura voulu voler de son propre zèle ! Me prouver qu’elle est capable d’agir seule et de prendre les choses en main ! Ah ! l’hyperidiote ! Non, mais tu te rends compte un peu ? Au lieu d'épouser le fils d’un industriel ou d’un général, ou d’un ministre à la rigueur ! Policière ! La commissaire de mes deux ! Je la giflerais.

Seulement pour cela, il faudrait que je l’eusse à portée de baffe.

— A-t-elle téléphoné ensuite à Bidoni ?

— Non, monsieur.

J’attends une paire de minutes. Ne trouve plus rien à bonnir. Alors je passe ma dextre sous la nuque de mon terlocuteur et l’embrasse au front.

— Allez, dodo, maintenant ! lui fais-je.

Dodo ! Le diminutif de Dominique.

* * *

Le cierge de jour (car il n’a rien de con non plus) hoche la tête, ne pouvant branler le chef trop occupé à ses fourneaux.

— M. Al Bidoni nous a quittés tôt ce matin, dit-il.

Un grand frémissement me part du poil frisé que je porte sur le gros orteil droit, remonte mon académie (des beaux dards), s’attarde un instant à mon fondement, puis oblique en direction de mon nombril dans lequel il se blottit pour y attendre des jours meilleurs.

Parti !

Un mot. Un seul. Mais pas laconique du tout ! D’une précision chaoursienne[16], s j p m’ex a.

Parti !

Et ma petite collègue a disparu.

— Son séjour était prévu pour combien de temps ? bredouillé-je.

— Quatre jours, me répond mon interloqueur (car il m’a interlocuté).

— Quelle raison a-t-il donnée de son départ précipité ?

— Une obligation imprévue.

Je danse d’un pied sur l’autre, semblable à un héron affligé de crampes.

— Montrez-moi la copie de sa note, je vous prie.

Le cierge n’ignore pas qui je suis, aussi transmet-il ma requête au caissier, lequel est une caissière plus agréable à palper que ses liasses de talbins.

La note m’est donc remise. Énigmatique comme toujours dans les palaces modernes. Pour t’y retrouver, faut connaître les abréviatifs, les signes conventionnels et une foule d’autres choses. Néanmoins, je finis par retapisser une rubrique téléphone. Il a douillé cent seize francs aux valeureux pététés, mister Bidoni.

Je grimpe au standard où de très aimables dames manipulent des fiches, réglementent des voyants lumineux, composent des numéros et invitent les clients à parler quand elles viennent de leur décrocher la timbale.

Je distribue des sourires alléchants (qui sont à lécher) et brandis la note du Ricain en les suppliant de me retrouver à quoi correspondent les cent seize balles. Elles s’attellent à la besogne subito presto, mes jolies gentilles. C’est fou ce que les personnes du sexe me portent à l’âme et au kangourou, ce matin. Les autres jours aussi, certes, mais de façon plus nuancée, avec des élans sélectifs. Aujourd’hui, c’est tout bon, je me sens un appétit sexuel d’ogre à gros zob. Et cet état est plutôt confortable, car il te donne l’impression d’être plus vivant que nature.

Je les regarde s’activer. Je suppute le contenu de leurs soutiens-gorge et de leurs culottes, et la manière dont elles ferment les yeux quand tu leur joues « Trêve de Valise », comme dit Béru en parlant de « Rêve de Valse ». L’imaginance, je vais te dire : c’est irremplaçable. Beaucoup mieux que la réalité, souvent.

Les voilà qui tripatouillent des fiches, collationnent des listes, chuchotent, s’assurent que tout va bien, consciencieusement. Et l’Antonio, pendant ce temps, se demande à laquelle qu’il aimerait donner l’imprimatur ; qui, de la jolie brune ou de l’adorable châtaine répondrait le plus ardemment à son bidurage polave. Va falloir que je m’aligne une personne dans les meilleurs délais, comme on dit puis sur les lettres d’affaires. Y a urgerie. Mais qui ? La pauvre Michèle est dans les angoisses maternelles et je ne verrai qu’en fin de journée la môme Isa. Dites-moi où ? En quelle cuisserie je peux aller soigner ma goderie galopante ?

— Voilà, m’annonce la brunette.

Je happe son feuillet de bloc. Elle a une belle écriture, bien formée, généreuse, avec de la frivolité en contrepoint dans les boucles et les jambages. Ces jambages de son écriture me donnent envie des siens.

Mais tu es au charbon, l’artiste, et tu as d’autres chats, d’autres chattes à fouetter !

Je fouette la liste.

Une communication avec London, une autre avec La Baule. C’est, dans l’immédiat, celle-ci qui m’intéresse. Le numéro : 69 69 69. Et tu viendras contester l’élégance du hasard après ça ! Y a des jours, je te dis ! Y a des jours.

— Vous voulez bien m’indiquer à quoi correspond le 69 69 69, je leur implore en mettant du velours dans mes yeux, dans ma voix et sur la partie avancée de mon Eminence (qui au grand jamais n’est grise).

Un jeu d’infante !

La ravissante brunette potasse (elle est alsacienne) un annuaire. Toujours de sa belle écriture bien jambée, me griffonne une adresse.

Et moi, l’Antonio, quelle n’est pas ma stupéfaction de lire les mots suivants :

« Villa « Les Colombes », Impasse de la Médisance. »

L’adresse que m’a donnée la sublime blonde à la cheville foulée ! Oh ! mais dis donc, tu sais que ça va loin un amphigouri de ce tonneau ! Très très loin !

La gosseline à la peau d’or était l’appât d’un piège ! Fausse foulure ! Et ce soir, elle m’attend. Tu veux parier qu’elle ne sera point seule ? Ou alors qu’elle s’évertuera à me tirer les vers du nez ? Mais quels vers, grand Dieu, puisque moi-même suis à la pêche aux renseignements ! Qu’attend-on de moi ? Et qui ? Et pourquoi ? Et comment ? Et merde !

— Mille merci, mes jolies demoiselles, fais-je en leur envoyant des baisers du bout des doigts, comme sur les images galantes et mutines d’avant les Grandes Guerres.

Je vais rejoindre Michèle.

— Vous avez du nouveau ? me demande-t-elle.

— J’en ai.

— Vous savez où est Dodo ?

— Presque.

Là je m’avance un peu, pour ne pas reculer. Mon assurance calme les angoisses de Mme Bernier.

— Que lui est-il arrivé ?

— Elle a voulu faire écuyère seule, et des petits rigolos l’ont interceptée, mais rassurez-vous, avant la fin de la journée je vous la ramènerai saine et sauve !

— Vous êtes certain qu’on ne lui fera pas de mal ?

— Certain !

In petto, comme disent les Italiens, je pense que j’envoie le bouchon un peu loin, mais l’optimisme est parfois une forme de la charité.

Je considère avec émoi cette exquise tennis-woman. Pas la peine de vouloir lui placer ma botte secrète : en admettant qu’elle cède à mes instances, le cœur n’y serait pas. Or, le cul sans le cœur c’est un potage sans cuiller, comme l’écrivait mardi dernier un éditorialiste de La Croix. Et comme il a raison !

* * *

Après les miennes, c’est les choses de la vie que je raffole.

Tellement imprévisibles. Chatoyantes, farineuses, massives (fais pas attention, j’ai fini ma boîte de gélules mais je vais en commander une autre, j’ai conservé l’ordonnance).

Figure-toi que je suis là, à chercher l’Impasse de la Médisance, laquelle m’a-t-on (ou maton ?) expliqué est très voisine de l’Avenue Maréchal de Gaulle (1515–1547)[17].

Donc, je déambule sur cette artère essentielle de la Belle Baule (qui possède la plus fabuleuse plage d’Europe, un micro-climat et un maire prestigieux, donc trois raisons de boire Contrex) savourant le spectacle des estivantes en shopinge (y en a des jolies, mais un peu vulgaires ; des tartes, mais assez distinguées ; des aguichantes, mais accompagnées ; des salopes, mais pas soignées, enfin rien qui me cadre pile. Ce qui est d’autant plus regrettable que j’ai un énorme dévolu à jeter, et ne sais où, hélas, ni sur qui, bordel de Zeus ! Quelle journée ! Se charrier un pareil besoin de pointer, traîner dans son pantalon de lin bleu ciel un tricotin d’âne rouge et ronger son frein à main, c’est désespérant à la longue. J’en arrive à sourire à des nanas peu recommandables : des dodues, des mal frisées, des fardées de traviole, des à moutard qui leur monte au nez, des en congés mal payés, des connes à connerie belliqueuse, des vachasses ruminantes, des dondons, des dindonnes, des dingues donc, des dignes d’un don, des camouflées, des qui malodorent, des qui trémoussent, des qui surabondent, des qui nauséabondent, des qui s’estompent, et d’autres encore moins fraîches, vioques et blettes, mal dentées, mal baisées, mal loquées, mal lavées, mal élevées, mal en pis, mal en contre ; des moches, des boches, des doches[18], des à poches sous les yeux, des à main occulte, des qu’on pressent tenancières, des qui se laissent mettre sans s’en laisser conter, des en vague d’âme, des pompeuses, des tousseuses, des effréneuses, des pleureuses, des chieuses, des nordiques, des merdiques, des hydrophobes, des microbiennes, des évanescentes, des contrecarrantes, des implorantes, des contenues, des éthérées, des frileuses ; des qu’on prend pour des hommes, des qu’on laisse pour ce qu’elles sont, des qu’ont du poil partout et qui ne se font pas épiler, des catastrophiques, des mélancoliques, des coliques, des qui font la lippe, des qui font des pipes épiques ; des filles de peu, des femmes de rien, des femmes de tête, des têtes à claque, des claquemurées, plus certaines encore que je passerai : sous silence, à profits et pertes, à la casserole, sur les détails, prendre, à l’ennemi, en fraude, à l’alcool à 90°, par les armes, à tabac, et à la moulinette farceuse.

Et c’est très exactement là, à cet instant de contemplation générale, à ce point d’induration de ma colonie pendulaire que le truc, ou, pour parler plus explicitement, la chose se produit.

Elle se produit sous la forme volumineuse d’un car de couleur bleue, que l’intensité de la circulation force à stopper auprès de moi.

Un visage de rêve est collé à une vitre du véhicule, tel un lampion luminescent.

Un visage doté d’un rire gouffresque, mal denté, mousseux, rosâtre. Derrière ce rire, une langue bovine, crépitante de pustules blanches. Au-dessus ; un nez tuberculesque, plus veiné que la carte des voies navigables hollandaises. Et puis, de part et d’autre de ce pif, deux espèces de pommes trop cuites au centre desquelles a été déposée une double cuillerée de gelée de groseille.

Et le tout crie des choses, me les lance, à moi, humble passant en pré-bandaison pensive. Des mots lisibles par un sourd-muet aveugle, tant tellement ils sont articulés avec vigueur.

— San-A ! Mais c’est lui ! Ah ben merde, alors ! Qu’est-ce y fout t’ici, c’ con ! Chauffeur, arrêtez ! Mais arrêtez donc, bordel !

Oui : Bérurier. Béru, accompagné de sa baleine, laquelle s’est soulevée sans cric et gare ! de son siège pour me constater, m’admettre la présence, là, en cette Baule superbe[19].

Le Gros s’arrache à sa place. Enjambe brutalement sa rombiasse. Se précipite vers l’arrière of the vehicle (en français dans le texte) pour s’évacuer par la porte arrière, qualifiée d’issue de secours, du car, you follow me ? You follow bien me ? O.K. Il a choisi cette voie parce qu’elle est la plus proche. Il décolle un petit vieillard barbichu de blanc de son siège, veut ouvrir la porte ; mais sa grande hâte fébrile gêne l’efficacité de ses mouvements. Cette issue, qui n’est pas issue de germain, mais simplement de secours, fonctionne mal, comme toujours en France, où les secours restent théoriques. Alors il enrogne, le gars Alexandre-Benoît. Et c’est le grand rush impatienté. Ce qui consécute la chose suivante : la porte cède à ses instances, certes. Hélas, elle se résigne juste comme passent deux vieilles religieuses au ras du trottoir. Les malheureuses saintes femmes (donc, les malheureuses bienheureuses) sont cueillies par le panneau de métal, balayées, propulsées dans l’éventaire d’un marchand de primeurs, et ce sont elles, ces deux braves chéries, qui ont la primeur d’une caisse d’œufs réputés « du jour », mais mon zœil (ou mon n’ob). Elles y valdinguent avec un ensemble parfait, font basculer l’étalage. Sont submergées d’œufs, de pommes, de poires, de tomates et de scoubidous. Et ce ne sont pas des cornettes que je te raconte, jamais je me permettrais de plaisanter avec ces choses-là.

Le Gravos déboule du car, jette à ses deux victimes un négligent « Mand’ pardon, mes sœurs » et fait les deux pas qui le séparent encore de moi. Il est beau en touriste estivancier, l’Artiste.

Il porte une chemise à manches courtes, d’un rouge vif assorti à ses yeux, un short blanc à peine marqué de vin rouge, des chaussettes montantes de couleur verte et des baskets jaune et bleu. Un appareil photographique lui pend au cou, comme une cloche à celui d’une vache helvète.

— Franchement, je croye rêver ! m’affirme-t-il en m’étreignant. Toi z’ici ! Alors là, non, j’ te jure ! Faut venir jusqu’ là pour y croire !

— Et toi, retourné-je, comment se fait-il ?

— En vacances, j’ sus t’avec Berthe, son onc’ Lemmuré, qu’est veuf, et la fille de son onc’ qu’est vieille fille et d’esprit très régicide, qu’on peut pas lui plaisanter devant, bigotte, quoi ! C’est pas l' pied. On vient au Croisic, à l’hôtel des Mouettes et de la Bretagne réunies, dont il appartient à Tonton qui l’a mis en gérance libre, mais qui tient à surveiller de près l’fonctionnement, grigou comme le v’là, c’ vieux nœud ! Tiens, j’ te présente ; ajoute-t-il en me désignant le vieux barbichu qui nous a rejoints : notre onc’ Lemmuré.

Le petit dabuche acide dit, sévèrement :

— Vous avez vu ce que vous avez fait à ces deux religieuses, Alexandre-Benoît ?

L’interpellé s’indigne.

— Moi, j’ leur ai faite qué’qu’ chose ! C’est d’ma faute si c’t’ autocar de merde a un’ porte qui coince ? J’ sus responsable de leur matériel à c’te compagnie ? Ah ! j’ vous en prille : m’ faites pas pleurer les fesses, Tonton. J’ déteste qu’on va m’ chercher des rognes à travers la paille. Dites à Berthe qu’ j’ vous rejoindrai plus tard au Croisic, j’ sus t’avec mon ami Sana et j’oublille pas qu’on est au pays du muscadet.

Là-dessus, il m’empoigne le bras.

— C’ vieux crabe commençait à m’ cavaler su’ la bite, me dit-il. Moi, les vacances en famille, cinq minutes, ça va ; mais j’ passerai jamais professionnel.

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