CRÉTINITRE XI

Je l’ai déjà vu furax, le Dabe.

Je l’ai vu trépigner et mordre son tampon buvard. Je l’ai vu lacérer son plastron de smoking, griffer le cuir victorien de sa vieille Rolls personnelle, dire sa rage en alexandrins, hurler des insultes, pleurer à gorge déployée, battre ses auxiliaires à la ronde, comme de Funès en transe. Je l’ai vu grimper sur des tables pour crier de plus haut, mettre une main sur son cœur et étendre l’autre bras comme Rouget de Lisle au basilic entonnant sa première Marseillaise dans le salon de ce notable strasbourgeois dont j’ai oublié le nom, mais on n’en a strictement rien à branler. Je l’ai vu, l’ai vu, l’ai vu…

Vu et entendu.

Lu et approuvé, bon pour accord, persiste et signe.

Mais le voir comme tout de suite, alors non ; encore jamais, et plus jamais, no possible.

Il sonne. Je cours lui déponner.

Il entre, obséquieux, chez le prince, l’échine à ressort, le ronronnement déjà en nez, le miel aux lèvres, l’œil croisillonné comme le drapeau anglais.

Il est en état d’auto-offrande, le dirlo. En symbole d'Entente Cordiale. Bourgeois Recalé, corde au cou, pieds nus, haleine fraîche.

Dandineur, il s’avance, le pas velouté, humide de tous ses orifices.

Il commence à psalmodier déjà, à tout hasard :

— Monseigneur ! Mes respects… Monseigneur… Monseigneur…

Comme ça, sans avoir rien vu encore, de gauche de droite, comme un prêtre gesticule un encensoir (de rafle). Il se tord les chevilles en avançant, le dirluche. Que tu le croirais juché sur des escarpins de dame, à talons aiguilles, à talons anguilles, le rectum fureteur, l’œil en te deum Monseigneur… Respects… Mon entier respect !

Son entier respect, il chipote pas. Poum : déverse tout son respect d’un bloc, à la benne basculante. Et parvient à l’orée du salon.

Dès lors, comme ils disent en politique, la scène lui crache à la gueule ; formidable, sinistre en plein, archi-terrible et pisse copale !

Alors, mon Révéré s’immobilise. Il attend que ça bouge ; mais ça ne bouge pas. Attend qu’on explique, mais on se tait. Attend la suite ; y en a pas. C’est lui, la suite. On le laisse jouer. Qu’il prenne l’initiative, hiérarchie (épiscopale) oblige.

Bon, il se décide, va à la table, stoppe à faible encablure. Le ronronnement d’éperduance qu’il avait préparé s’intensifie, mais pour marquer son incrédulité et son refus.

Il frémit de la tête aux pieds. Il fait « Hemmmmmm » Et puis « Gneeeeeeee », et encore « Abhouououou ». Plus d’autres moins écrivables. Sa calvitie accapare toutes les lumières du lustre, plus celle du soleil, pour les rejeter en tournoiements comme un phare d’ambulance ou bien une boule à facettes de bastringue pendant les tangos.

Bien entendu, il a envie de parler, mais c’est pas possible tout de suite. Il est retourné au commencement de l’homme, Achille. Il en est seulement aux sons. Il émet des inarticulances. Il bruite, c’est sa manière de communiquer pour l’instant. Le voilà préhistorique, embryonnaire, mais mieux vaut têtard que jamais. Il est condamné à la respiration branchiale, le Fameux.

Alors il continue ses « Agrrrrr… Prelouououou… etc… »

Encore un pas en direction du prince.

Il s’assure qu’il s’agit bien de lui.

Et là, le déclic s’opère. Il tourne la tête dans ma merveilleuse direction.

Il chuchote, si bas, si bas que même aux Laboratoires Ciba on ne pourrait l’entendre, mais moi j’ai l’ouïe XVIII.

Il dit :

— Mort ?

J’acquiesce.

Il répète :

— Non, mais je veux dire, mort mort ?

— Plus encore, monsieur le directeur : mort !

Le Vieux opine, comme un à qui tu demandes s’il aime les fraises et qui aime les fraises.

— Oui, oui, oui, oui. Mort. Il est mort. Voilà : mort. Bon, très bien, je comprends : mort. Entièrement mort, n’est-ce pas ? Mort, c’est mort, j’en démords pas. Le prince de Galles est mort. Empoisonné, bien entendu ?

— Bien entendu, monsieur le directeur.

— Au cyanure ?

— C’est plus que probable.

— En mangeant ces mets ?

— Dès la première bouchée.

— Et, si j’en crois votre tenue, c’est vous-même qui les lui avez apportés ?

— En personne, monsieur le directeur.

— Si bien que, pour nous résumer, vous avez, vous, commissaire San-Antonio, assassiné l’héritier de la Couronne Britannique ?

— Involontairement, mais je l’ai fait, parfaitement, monsieur le directeur.

— Sous ma propre responsabilité, étant donné ma présence ici, n’est-ce pas ?

— On peut admettre la chose, monsieur le directeur.

Il reste un bout d’instant sans rien dire, droit sur une seule jambe, tel un héron égaré sur une banquise de l'Antarctique (le pire des ctiques).

Son pied qui ne repose plus sur le plancher est logé dans la pliure de son genou. Le Vieux chevrote un petit rire frileux, nostalgique.

— Et voilà, NOUS avons assassiné le prince Edouard d’Angleterre, fait-il, à voix de rêve…

Ensuite d’après quoi, la vraie crise l’empare.

Il remet ses jambes en parallèle, les ploie et se laisse tomber à genoux, bras en croix, mains jointes, œil extatique de jeunes filles pubères bénéficiant d’une apparition de la Vierge.

— O Seigneur, comme tu es impitoyable, récite-t-il, en oubliant de mettre une majuscule au Tu, comme il sied lorsqu’on a le culot fieffé de s’adresser à Dieu ; il ignore tout du verbe seoir, l’amour, bien que maniant un français trié sur le volet du 16è arrondissement. Il n’est pas suffisamment madré pour dire « il siéra »[28]. Mais qu'impuerta del sol ?

Il reprend, après trois tentatives infructueuses pour déglutir :

— Tu nous fustiges jusqu’au tréfonds, Seigneur. Nous réduis. Nous désintègres. Nous venons de nous pulvériser entre tes mains formidables ! Soit, Seigneur, j’assumerai la honte jusqu’à la lie, jusqu’à l’hallali ! Rendrai mes décorations, toutes, de la plus noble à la plus insignifiante ; je démissionnerai de mes fonctions, des sociétés auxquelles j’appartiens. Je me logerai ensuite une balle dans la tête, Seigneur. Et deux même si la première ne suffit pas à m’ôter ma méprisable vie, si condamnée, si pourfendue, si souillée que j’en suis pourri avant que d’en être mort. Je me ferai donc incinérer, malgré mes convictions religieuses, Seigneur, et je te conjure de me le pardonner, mais mes cendres constitueront encore un résidu trop important compte tenu de mon indignité. J’ai compris, Seigneur : je m’efface, m’anéantis de mon mieux ; puisque l’honneur est perdu, je refuse le tout qui me reste pour me narguer. Tu me craches à la gueule, Seigneur. Très bien, qu’il en soit fait selon ta volonté. Mais tu vas me châtier ce sale con de San-Antonio, bordel de Dieu, mon Dieu ? Hein, dis, c’est juré ? Tu vas me lui arracher la peau des couilles à ce saligaud ! Tu vas me lui enfoncer un tisonnier rougi dans le rectum, Seigneur Tout-Puissant et miséricordieux-amen ? Hein ? Je te cause, merde ! Je veux qu’il paie avant moi, ce sous-con, cet archi-fumier ! Je veux déféquer sur sa carcasse béante, Seigneur si doux, si théâtralement divin. Je veux que tu le transformes en flaque de dégueulis, ce régicide putréfié ! Que tu l’énuclées, Seigneur ! Que tu le vides ! Qu’il soit sodomisé par cent taureaux fougueux ! Que tu l’amputes de ses testicules, ce castrat en puissance, en impuissance ! Il faudrait aussi me le plonger dans de l’acide sulfurique, Seigneur. Et également me le frotter au papier de verre tout de suite après ces ablutions ! Et puis me le faire mettre en pièces par des condors exprès venus de la Cordillère des Andes, pour l’amour de toi, Dieu si particulièrement divin que tiens, regarde, j’en souille mon slip d’émotion ! Seigneur, je lève la coupe de mon agonie à la santé de ta gloire impérissable !

Et, là-dessus, le Vieux, au comble du comble, perd connaissance.

Ouf !

J’enjoins aux serveurs médusés de s’occuper de lui. Ajoute qu’aucun d’eux trois (de Gibraltar ou de Béring si tu as trop chaud) ne doit sortir sans un mot écrit de moi.

Puis je décroche le bigophone et appelle le directeur du Prieuré Palace.

— Des policiers britanniques escortent le prince, lui dis-je, voulez-vous les prévenir qu’ils doivent monter immédiatement jusqu’aux appartements de ce dernier ?

— Entendu, monsieur le commissaire. Rien de fâcheux, j’espère ?

Je le laisse espérer.

Загрузка...