Depuis la merveilleuse baie vitrée (alors que celle de Rio ne l’est même pas) de l'Esturgeon, nous contemplons les dégâts.
Un cratère grand comme ça. Regarde ! Au moins, comme ça, tu juges ?
La police a cerné les lieux d’une lapalissade en bois, mais depuis notre table, on bénéficie de la perspective plongeante, dont Jean-Paul Sartre déclare qu’elle est le grand ennemi de l’humain, moi je veux bien, mais y a pire.
Le Dabe massacre un homard à la nage. Il est chou tout plein (pas le homard, mais le Vieux) ayant une immense bavette protectrice nouée autour du cou.
Te manipule le service à crustacés avec une dextérité de Grand Patron, cézigue. Tu dirais le professeur Hamburger en train de se payer un calcul rénal à l’arme blanche. Faut voir la manière qu’il lui brise la pince à l’homard, et évide celle-ci à l’aide d’une longue curette fourchue. Et je te suce les patounes ; et je te farfouille la carapace ! Un artiste !
Il ricane.
— Triomphe sur toute la ligne, mes chers petits !
Nos confrères d’ici et ceux d’en face font une gueule d’une aune, car, visiblement, la terrasse a été piégée à l’intention du prince Machin, comment se prénomme ce grand puceau, San-Antonio ? Arthur, Richard, Gonzague ?
— Charles, monsieur le directeur.
— C’est cela : Charles. Il faut absolument que je me fourre son prénom dans la tête. Quand il sera assorti d’un numéro cela ira mieux. Au fait, ce sera Charles combien ? Trois, non ? Oui : trois. Nous, nous en eûmes bien davantage ! Je disais donc que la terrasse a été piégée à l’intention du prince Georges. Sait-on si son voyage est ajourné ?
— J’ai questionné le directeur de l’hôtel, le prince est toujours attendu pour demain. Des ouvriers vont employer la nuit à poser un parquet de fortune au restaurant et l’on remplacera le bâtiment détruit par une construction de chantier habilement décorée.
— Bien, cela prouve que ce prince Edouard n’a pas froid aux yeux et que les gens qui en ont la garde sont des inconscients, reprend Pépère.
Il pouffe. Ayant un tronçon de patte évidée en bouche, il en consécute un coup de sifflet qui fait lâcher son plateau d’huîtres à un jeune serveur.
Retrouvant son sérieux, le Dirlo tamponne méticuleusement sa bouche et déclare en baissant le thon (car nous sommes au bord de l’océan) :
— Ouvrons l’œil, mon petit ! Ouvrons-le tout grand. Ah ! exquise Dominique, pour votre première enquête, vous allez être gâtée, croyez-en mon instinct infaillible ; ce foutu prince Jacques n’est pas encore sorti de l’auberge.
Mes yeux plongent dans ceux de Michèle. L’attentat de l’après-midi a fait capoter notre délicat projet.
Heureusement, la nuit vient. Elle est là, imminente, qui monte de l’océan immense…
L’âme noyée de pré-extase, comme on dit dans le Code des Impôts, j’attaque d’une fourchette mutine le truc ineffable qu’on vient de me servir, sans trop savoir, tant mon trouble est intense, s’il s’agit de canard, de sole ou de ris de veau.
C’est alors que le maître d’hôtel vient se pencher sur mon oreille accueillante.
— Pardonnez-moi, monsieur le commissaire, mais on vous demande au téléphone.
Tu me connais pour m’avoir déjà pratiqué, l’aminche. Je n’en suis plus à ce genre de surprise près. Il m’est souventes fois arrivé de débarquer dans un établissement quelconque (et celui-ci est le contraire de quelconque) pour m’entendre mander téléphoniquement par un mystérieux correspondant. Ce sont les choses insolites qui sont les plus passionnantes, moi je trouve. Alors, je prie mon entourage de bien vouloir excuser ma brève absence et je sors de la salle ronronnante où flottent les plus papilleuses senteurs qui soient, qui fussent, et qui fusseront.
La dame de la caisse dont à laquelle je réclame le bignou, me le désigne, mais, à ma vive surprise, l’appareil repose sur sa fourche comme un loir sur son atlantique[10]. Aurait-on raccroché par mes gardes ou par les tiens ?
Je ne perplexe pas longtemps.
Un « pssst » vient se ficher dans mes trompes. Je détourne la tête et avise une dame assise à l’écart, auprès d’une plante verte dont elle a la couleur et quasiment l’immobilité. Une personne d’un âge certain, plutôt grosse, mais surtout du bas, à l’instar (comme on disait jadis) des poires. Elle est habillée de noir, de manière surannée. Cheveux gris, frisottés ; elle est maquillée à la six-quatre-deux : poudre de riz ressemblant à de la chaux de Pise, rouge à lèvres très foncé et passablement écœurant, double tache ocre aux pommettes, comme on en cloque aux poupées russes. Elle a les jambes arquées comme une selle de cheval, entortillées de pansements sous les bas rêches et revêches. La dame appuie ses deux mains sur le pommeau d’une canne d’ébène, mais il s’agit peut-être d’une canne d’aveugle peinte en noir par un humoriste ?
Je m’approche jusqu’à vers elle, comme dirait mon cher Bérurier dont l’absence m’est pénible, mais quoi, la Vie est ponctuée de séparations douloureuses et donc, de retrouvailles allègres.
Elle me défrime en plissant ses yeux.
— J’ai fait prétexter le téléphone, murmure-t-elle, en fait, je tenais à vous parler.
Je m’incline, souris, attends, le regard en laser, l’expression plus urbaine que toute la population parisienne.
— Je suis en compagnie de gens qui vous ont reconnu, m’explique-t-elle ; il paraît que vous êtes un grand policier ?
— Mon Dieu, madame, vos amis sont flatteurs.
— Il faudrait que je vous voie en privé. J’aurais des choses à vous dire.
— De quel ordre, madame ?
— C’est très particulier, je préfère vous expliquer ça tranquillement.
« Merde, me dis-je, in petto, car il n’y a pas plus familier que moi avec moi-même, sinon moi avec toi-même. Merde, me voilà dans les griffes d’une vieille maboule qui va me raconter que son voisin la regarde par-dessus le mur ou bien qu’on envoie des lettres anonymes à son chat. »
— Ce serait volontiers, madame, mais j’ai beaucoup à faire et…
Elle doit piger mes doutes, la daronne, car elle laisse tomber ;
— C’est en relation avec ce qui s’est produit sur la plage tantôt.
Bon ! Voilà un vademecum valable. Pour lors, elle commence à m’intéresser.
— J’habite la villa des Farfadets, 8 avenue des Fougères. Quand pouvez-vous passer ?
— Demain ?
— Il me semble que c’est urgent.
— Alors tard dans la soirée ?
— Ce serait mieux.
— A quelle heure pensez-vous regagner votre domicile ?
— Vers onze heures.
— On dit onze heures trente ?
— Entendu.
Je me réincline, me redresse. Lui prends provisoirement congé.
Depuis ma table, je la regarde revenir en claudiquant. Elle a grand mal à se déplacer, la pauvre maâme. Balance le torse. Tu croirais une grosse cloche en tocsin : ding, dong ! Elle va à une table peu éloignée de la nôtre qu’occupe un vieux couple sévère, le fils issu (il ressemble à son père comme deux gouttes de foutre) de lui, l’épouse du fils issu, une blondasse mal cuite, du genre timide à pertes blanches.
La dame boitante se rassied. Je me demande ce qu’elle peut bien avoir à me révéler. Intrigant, non ?
— Le prince Louis arrive demain à 14 heures trente par avion privé qui se posera à Saint-Nazaire, m’explique le Vioque. Il serait bon que vous fussiez présent et le convoyassiez discrètement. En outre, j’ai prévenu le directeur du Prieuré Palace que vous visiteriez demain matin la suite réservée au prince Eustache.
— Très bien, monsieur le directeur.
Je me tourne vers Dominique.
— Sans doute tiendrez-vous à m’accompagner lors de ces différentes opérations, commissaire ? Car elles constituent la substantifique moelle de notre métier.
Elle accepte avec empressement, ce qui maussadise le Vieux. Mais il ne lui est guère possible de s’opposer à notre programme.
Allez, bon, pensons à autre chose.
Michèle est là, rayonnante, superbe, tentante.
Il est onze heures moins des, quand on prend le dernier verre au bar du Prieuré Palace. Les noctambules ici présents continuent de gorgechauder sur l’explosion de l’après-midi. Certains annoncent qu’ils vont demander leur note dès demain. Si des maisons de cette classe deviennent l’objectif des terroristes, merci bien. Autant aller passer ses vacances dans un village de tentes en compagnie de Jacques Chazot, non ? Tu leur donnes pas raison, toi ? Moi non plus.
Le Vieux nous propose une petite virée au casino. Pas pour flamber, précise-t-il, mais pour humer l’ambiance. Michèle accepte avec un certain plaisir. Dominique refuse. Je décline également pour la raison que tu sais. Pépère et moi, on est plutôt marris de ce que nos dulcinées ne partagent pas nos goûts respectifs. Mais avec les bonnes femmes, t’es jamais sûr de rien. Faut pas projeter, car si tu proposes, elles, elles disposent.
Je consulte ma tocante : le quart d’onze plombes. Si on se payait un brin d’enquête, la môme Dodo et moi ? Michèle va chercher un boléro de vison blanc pour aller perdre quelques piastres sur les verts pâturages à M’sieur Lucien. Mister Pépère rutile de la calvitie. Je le laisse après avoir adressé un signe d’extrême intelligence à Dominique.
Intriguée, elle me questionne, lorsque nous sommes hors des tympans directoriaux :
— Vous avez quelque chose à me dire ?
Alors je lui relate ma brève converse avec Maman Patte-en-Bronze, tout à l’heure, à l’Esturgeon ; le tardif rendez-vous que m’a filé la vieille dame.
— Ça vous dirait de m’accompagner ?
— Naturellement.
Elle ajoute :
— Ça me changera un peu des assiduités de votre patron, quel crampon, ce type, avec ses roucoulades et ses ronds de jambes !
On demande au concierge de nuit où commence et finit l’avenue des Fougères. C’est à huit cents mètres de là, près de l’église. Une balade nocturne nous fera du bien.
On s’en va derrière nos ombres, que nous nous mettons à devancer, parfois, quand on approche des lampadaires[11].
Dominique ne moufte pas. Drôle de fille : renfermée, silencieuse. On a l’impression qu’elle cherche en secret quelque chose qu’elle ne trouvera jamais. Elle n’a pas la vivacité de sa mère ; chose étrange, c’est elle qui semble la plus mûre des deux. J’éprouve, à son contact, une sorte de confuse timidité. Elle m’impressionne.
Bon, voici l’église.
Faut la contourner.
Et on tombe bien vite dans l’avenue des Fougères, voie paisible, bordée de maisons de vacances où prédomine le style anglo-normand.
Le 8 est affecté à une demeure toute blanche, à faux colombages marron. Le toit d’ardoise tombe bas et un étage s’y trouve niché sans en avoir l’air. Je pousse la porte du jardinet qui embaume la rose trémière. Un perron de trois marches…
Tout ça me fait penser à chez nous. Je retrouve, l’espace d’une évocation, notre pavillon de Saint-Cloud, avec sa tonnelle, ses volets verts, son odeur de propre et de cuistance bien préparée…
Il y a de la lumière à toutes les fenêtres.
Je sonne. Trois petits coups, pour exprimer qu’il s’agit bien de moi, l’attendu.
Un moment s’écoule. La dame a du mal à actionner ses compas. Lui faut du temps pour se mouvoir. Enfin, il se produit un glissement feutré derrière l’huis et la porte s’ouvre.
Ce n’est pas la grosse vieille qui délourde, mais un homme. Un grand diable d’une cinquantaine d’années, svelte, élégant : pantalon noir, veste blanche, chemise noire. Ses crins sont gris et lubrifiés. Il a la peau tannée, comme celle des navigateurs solitaires et glacés ; le regard bleu sombre.
— Vous désirez ? me demande-t-il à l’aide d’un accent que je situe anglo-saxon faute de mieux.
— J’ai rendez-vous, réponds-je.
Il hoche la tête.
— Vraiment ? Et avec qui ?
Je m’aperçois alors que la dame boiteuse ne m’a pas dit son nom. En fait, j’ai rendez-vous avec une adresse.
— Je suis attendu par la personne qui habite cette maison, éludé-je.
Il ne s’efface pas pour nous laisser entrer. Au contraire, il prend appui du coude contre le chambranle.
Et il répète ;
— Vraiment ?
— Tout ce qu’il y a de vraiment, m’impatienté-je, si vous voulez bien l’informer de ma visite, elle vous confirmera la chose.
Il fait des petits faux-pets avec la bouche pour amener un brin de tabac blond sur sa lèvre supérieure. Il le recueille, le regarde et le chiquenaude afin de l’expédier à dache.
— Qui êtes-vous ?
— Commissaire San-Antonio ; et voici le commissaire Bernier, mon adjointe.
— J’aimerais vérifier, déclare l’étrange personnage.
— Casse la tienne, réponds-je entre Médan (et Villenne-sur-Seine) en lui produisant ma brème.
Il coule un z’œil, acquiesce.
— Venez !
Ouf ! Tu parles d’un cerbère, cézigue ! Faut montrer patte blanche avant qu’il ne consente à abaisser le pont Lévy.
Il nous engage dans un escadrin pavé de tomettes (et de bonnes intentions). Les nez de marches sont en bois poli (si poli qu’il dit bonjour quand on pose le pied dessus !).
Au haut des degrés, une femme est comme en faction. Une belle personne roussâtre, avec des taches de son sur les pommettes et un tailleur vert olive.
Elle ne répond pas à mon salut, se contentant de m’examiner sans plaisir, un peu comme si j’étais le facteur des recommandés venu lui réclamer une signature dans son bain.
L’homme à la veste blanche nous désigne une porte ouverte.
— Vous pouvez entrer, commissaires.
Il doit être rosbif ou assimilé, car il fait sonner le « s » final des commissaires.
Je franchis le seuil indiqué.
— Tu veux du chocolat ? me lance une voix nasillarde, celle d’un gros perroquet vert et jaune qui dodeline sur un perchoir crotteux.
Je ne lui réponds pas, bien qu’il ne faille jamais se départir de sa politesse, fût-ce avec un psittacidé ; seulement j’ai trop à voir et à penser à la fois.
La vieille dadame impotente gît sur le tapis, l’arrière de la tronche fracassé par une praline de fort calibre. Elle n’a pas lâché sa canne, ce qui ajoute à la déplaisance de la scène muette.
Elle est vêtue comme naguère au restaurant. Sa chambre est en ordre, le lit non défait ; seul, le tiroir supérieur d’une commode Louis XV fruitier est ouvert.
Le sang n’est pas entièrement sec. Que te dire d’autre ? Que le prix du pétrole va encore augmenter ? Tu le sais déjà. Non, ben c’est tout !
Je regarde le commissaire Bernier à la dérobée. Son premier meurtre, je gage ? Bonnes réactions : c’est-à-dire qu’il n’en a aucune. Elle est calme, détendue, Dodo.
Elle se trouverait devant la statue moussue d’une Diane Sécheresse que son visage resterait aussi démuni d’expression.
Je me tourne alors vers l’homme à la veste blanche.
— Ça consiste en quoi ? m’informé-je.
— En un assassinat, je suppose, répond mon terlocuteur. Quelqu’un est venu demander quelque chose à cette femme. Elle l’a conduit jusqu’à sa chambre, a pris le quelque chose dans ce meuble, le lui a remis. Après quoi, ce visiteur lui a logé une balle dans la nuque et s’en est allé.
— Voilà un bon résumé, approuvé-je, puis-je vous demander qui vous êtes ?
— Non, répond l’homme, c’est inutile.
— Parce que vous pensez que nous allons nous quitter devant ce cadavre et rentrer chacun chez soi ?
Il hausse les épaules.
— Pour ce qui me concerne, oui. Quant à vous, faites ce que bon vous semble.
— Auriez-vous déjà oublié que nous appartenons à la police, mademoiselle et moi ?
— Ce n’est pas mon problème.
Il hoche la tête.
— Enquêtez bien, commissaire « s ».
Il sort de la pièce. Moi, tu le comprendras facilement, malgré que ta cervelle ressemble à cinquante grammes de gruyère râpé : je suis mort d’incrédulité. Alors, là, c’est la première fois, parole ! J’arrive chez une dame, un homme m’ouvre, qui me conduit à son cadavre et qui prétend se retirer sans seulement décliner son identité !
— Hé ! Pas si vite, monsieur !
Il ne prend pas mon avertissement en considération et entreprend de descendre l’escalier.
— Arrêtez-vous immédiatement, et levez les bras !
C’est la môme Dodo qui vient de causer, parole !
Elle a sorti un vieux browninge de son sac, arme archaïque, propre à se capsuler les méninges quand on sortait, jadis, lessivé triple sec, de la roulette dans la touffeur monégasque.
L’homme à la veste blanche se retourne, le considère avec ironie et dit :
— De quel droit braquez-vous ce ridicule objet contre moi, mademoiselle ? Si vous vous en serviez, vous risqueriez d’ajouter un meurtre au précédent assassinat.
Il hausse les épaules et continue de descendre. Cet aplomb ! La Dodo qui rutilait déjà dans sa Ford intérieure ne sait plus pour quelle maison elle voyage. Quête vers moi un conseil d’ami.
Mais bibi, tu me verrais. Zéro est tarifé ! Je me jette à califourchon sur la rampe, double la veste blanche et me campe au pied de l’escalier.
Je chique les méchants malabars. Verdun ! On ne passe pas ! Jambes écartées, poings aux hanches, menton braqué sur la ligne bleue des Vosges.
— Laissez-moi passer, commissaire ! invite doucement l’homme à la veste blanche. Rien ne vous autorise à entraver ma liberté.
— Vous êtes sur les lieux d’un crime, monsieur, j’y objecte. Vous vous y trouviez avant mon arrivée. Ne serait-ce qu’en qualité de témoin, la police doit vous entendre. Il n’est pas question que vous sortiez d’ici avant d’avoir apporté la preuve que votre visite nocturne chez cette dame assassinée est étrangère à la mort de ladite dame.
Il a un sourire lointain, un peu tristet, plutôt contrarié. Je lui fais l’effet d’une mouche harceleuse ce qui en veut absolument à ton pif et vient s’y poser sans relâche, nonobstant les tapes que tu essaies de lui administrer.
— Écoutez, fait-il, si nous nous obstinons sur nos positions, il va se passer quoi ? Des voies de fait ! Car je suppose que vous n’allez pas nous tirer dessus, ce qui aurait pour votre carrière de fâcheuses conséquences. Nous ne pouvons non plus en venir aux mains comme des palefreniers ivres. Alors ?
— Alors vous allez, vous et la personne qui vous accompagne, attendre l’arrivée du Parquet. Et, si vous êtes innocent, il n’y a aucune raison pour que tout ne se passe pas bien.
— Joan ! dit l’homme.
La fille aux taches de rousseur va ouvrir la porte et se met à siffler à la voyou entre ses doigts. Avec un beau tailleur comme ça, non, je te jure, le monde dégénère. Et il est sec, son coup de siffloche. Une rouleuse de barrière aurait pas réussi mieux.
Le temps de compter jusqu’à quatre et demi, et voilà deux grands gus, type hindou ou de par là-bas, qui se pointent. Des mecs avec une abondante chevelure noire et luisante plantée bas, des yeux que je te qualifierais de braise pour pas chicaner, et des costars bien coupés, sombres, avec des chemises blanches dessous. Le bon genre, quoi !
Mon terlocuteur leur virgule deux trois mots en sanskrit, ou en conscrit, j’ sais pas très bien ; mots à la suite desquels, toujours est-il, les malabar’s brothers m’emparent, me ramènent les bras dans le dos pour me les ligoter après le balustre principal de l’escalier, au moyen d’une cordelette extrêmement fine. Moi, me connaissant comme tu me connais, tu te dis « C’est pas grand Dieu possible que l’Antonio se laisse ficeler de la sorte sans envoyer ses tagonistes au tapis ! »
Eh bien, j’ vais te faire un navet, mon gamin : ces deux garçons ont des mouvements si vifs, durs, précis et ardents, et surtout une telle méthode d’exécution, qu’il ne m’est pas possible de lever le petit doigt. Peau de balle et balustrade ! Dom Balustre de Bazan, I am, moi, le vaillant, le fort, qu’on a surnommé Armada tant il est invincible ! Ne puis dire « Ouf » ! Et l’aurais-je dit, ça changerait quoi-ce ?
Là-haut, le commissaire Bernier intervient :
— Délivrez-le immédiatement sinon je tire !
L’homme à la blanche veste (toujours l’appeler l’homme à la veste blanche devenait fastidieux) ricane :
— Jetez votre arme de patronage, mademoiselle, car si vous vous en serviez, vous ne verriez pas le jour se lever, vous et votre honorable confrère.
Il profère quelques nouveaux mots. Les deux basanés dégainent des pétoires grosses comme les mandats d’arrestation de Mesrine.
— Vous voyez, mademoiselle ? renchérit l’homme à la chose machin. Allons, jetez cette bricole et rassurez-vous ; je ne veux pas vous la confisquer, n’étant pas collectionneur de basses brocantes !
A contre : cœur, temps, voie, basse, champ, chant, coup, danse, courant, expertise, fort, indication, partie, plaqué, pèterie, valeur, ibution, le commissaire Dodo laisse tomber son vieux browninge.
L’arme glisse sur les marches, choit dans le salon.
L’homme à la veste comme tu sais shoote négligemment pour l’expédier vers les confins.
Et puis il dit encore, en transcrit, ou en souscrit, je peux jurer de rien, et les quatre personnages s’évacuent, sans hâte, pour se fondre dans la nuit, comme l’écrit si bien Jean-Paul Claudel 2 dans « Occupe-toi d’Omélie ».
Le silence nous enveloppe, la môme Dominique et moi. Juste qu’on se met à percevoir le tic-tac d’une pendule qui pendulait incognito jusqu’alors.
Je n’ose lever les yeux vers ma chère collègue.
« Suis vert de rage, stop, en ai pris plein l’amour-propre, stop, et même plein l’amour sale, stop, me sens con à bouffer de la bite, stop, dois-je prendre du Valium, docteur ? Stop, si oui, prière livrer urgence une caisse avec robinet Santanconno ».
La vie se présente sous des traits bien cruels, parfois. Cette môme venue pour prendre du feu, et qui assiste à un numéro de sous-lavasse, merde ! Alors là, oui : merde ! Et tu voudrais qu’on se lave les pieds avant d’aller à la grand-messe, toi !
Elle vient me rejoindre et entreprend de me débalustrer. Pas un mot. Pas une mimique. Visage neutre. Regard à plat, couleur de métal sous la pluie.
— Fallait-il tirer ? demande-t-elle au bout d’un moment.
— Non, réponds-je.
Elle part à la recherche de son pistolet en chocolat, le trouve et le réinsère dans son sac. Et puis voilà, docile, elle attend les décisions du chef.
Le chef tente de retrouver l’usage de ses poumons vu que son raisin a grand besoin de se refaire une beauté. Le chef masse ses poignets doloris. Le chef aimerait s’engager dans la Légion Étrangère, mais comme il connaît déjà la Corse, il s’engage seulement dans l’escadrin.
Mémère est de plus en plus clamsée. Son sang noircit. Je m’assois dans un fauteuil crapaud qui cherche à se faire aussi gros que le bœuf. Relaxation. Je contemple la scène figée : la vieille dame foudroyée, sa chambre qui sent l’ancien bien fourbi. Odeurs de bois ciré, de linge empesé, de parfums éventés, de fleurs séchées, de grande fatigue corporelle. Tout a une odeur, mais on s’en branle. On se contente des grandes options générales ; le jasmin, la merde, l’oignon, la choucroute… Des violences olfactives, quoi. Le pif, on le prive des nuances fragiles. Et cependant tout a une odeur : un mur de chaux, un autre tapissé de papier ; un livre neuf, un livre ancien ; un coussin de soie, un coussin de velours ; un jour férié, un piquet de grève, un accordéon, un verre à dents, une représentation de Ruy Blas à la Comédie-Française, une table, une étable, un rétable, la vie, la mort… Putain, prends conscience ! Mouche-toi et respire. Apprends le langage de la senteur. Ton nez n’est pas seulement une béquille à lunettes ! Il est surtout fait pour pomper ce qui t’entoure, et pour l’identifier, et pour aussi te préparer aux rêves. Et pour aider ta mémoire. Et pour renforcer l’intensité de tes amours ! Sens, mon fils ! Sens ! Que tu puisses au moins savoir quand tu pues !
Et bon, bien, je te disais que je contemplais la pièce où gît la morte.
Le commissaire Bernier est resté dans l’encadrement, n’osant entrer. C’est moi qu’il regarde, le commissaire, en lissant machinalement sa robe, sur le côté.
Espère-t-il encore quelque chose de positif de cette patate éclafée dans le fauteuil ?
Sont-ce ces mystérieuses gens qui ont scrafé Mémère ?
Leur comportement est bizarre. Je me plais à imaginer que s’ils l’avaient tuée, ils ne nous auraient pas conduits à son cadavre, mais auraient éludé en prétextant n’importe quoi, non ? Par exemple qu’elle n’était pas encore rentrée. C’eût été facile, après tout. Non, franchement, ça me désamorce, une telle attitude. L’homme à la veste blanche nous fait grimper jusqu’à la chambre mortuaire. Il sait que nous sommes des policiers. Et voilà qu’il prétend se retirer sans seulement allonger son identité, le côté : « Bon, ben, m’sieur-dame, bonne continuation, moi j’ vais me pieuter ». Ça ne tient pas debout !
Cette vieille femme est là, morte sur le tapis. Et je ne sais rien d’elle, pas même son nom. Elle voulait me parler… Pour m’apprendre quoi ? Qu’avait à voir cet être de toute évidence paisible avec l’attentat de la plage ? Et pourquoi l’homme élégant a-t-il déboulé chez elle avant moi avec son équipe ? Pour la buter ?
Bon, elle a remis avant de clamser un objet mystérieux à son agresseur. Ce tiroir entrouvert l’affirme. L’arrivant l’a menacée, elle s’est soumise. Ils sont montés dans la chambre. Docile, elle a donné ce qui était exigé d’elle, et en guise de remerciement, on lui a praliné la coiffe.
Dis donc, si ce n’est pas Mister Veste Blanche qui a fait le coup, on peut dire qu’il en aura défilé du monde, chez cette brave impotente, au cours de la soirée. L’impotente, c’est pas la rose !
Je me soulève et gagne la commode.
Ce tiroir supérieur contient de la lingerie de vieillarde, impec et bien rangée. Sachets de lavande, naturellement.
Je passe, avec quelque répulsion, ma main sous le linge. J’ai l’impression de violer la morte. Ces dessous me flanquent une espèce de panique tactile.
Je trouve une forte enveloppe fripée d’avoir trop servi de dossier. A l’intérieur, se trouve le livret de famille de Mamie Clopine. Elle se nomme Gilberte Rosier, épouse Duralaix. Née à Nice en 1913, mariée en 1954. Pas d’enfants. Conjoint décédé en 1967. Outre le livret de famille, l’enveloppe renferme quatre mille francs en billets de cinq cents, des coupons de rente, un livret de caisse d’Épargne plein jusqu’à la gueule, quelques photos jaunies de gens d’une autre époque, une jarretière de mariée en soie blanche passée.
Dominique s’est risquée jusque z’à moi. Elle quête ma permission pour feuilleter les choses ci-dessus énumérées. Je la lui accorde d’un geste invitent.
— Elle s’est mariée tard, observe le commissaire Bernier, elle avait 41 ans.
On remet le toutim en place.
— Vous allez prévenir les autorités ?
— Non, c’est pas mon blot. Je ne suis pas le genre de confrère coopératif. Il m’est souvent arrivé de découvrir des meurtres, j’ai toujours laissé les servitudes officielles de côté. Je suis terriblement individualiste.
— Vous pensez que c’est un bon principe ?
— Non, mais c’est le mien. Pour chacun il n’est qu’une vérité : la sienne. Et la mienne me suffit, mon petit.
— Ce qui revient à dire que vous n’allez pas vous occuper de l’affaire ?
— Je n’ai pas dit ça. Je vais m’en occuper, mais à titre personnel. J’adore cuisiner moi-même.
Je reviens me planter devant la morte. Dans mon job, c’est fou ce qu’on ressent le besoin d’interroger les défunts. On aimerait crier pouce, qu’ils ressuscitent un instant, le temps de répondre à deux ou trois questions clés.
Quelque chose me trouble confusément dans la posture de la défunte. Je cherche quoi. Ne parviens pas à le définir.
Elle a donné ce qu’elle détenait. Sans doute se croyait-elle hors de danger, ayant satisfait aux exigences de son agresseur ?
Mais ce vilain avait son idée de derrière la tête qui était de placer une balle de beau calibre dans celle de Mme Duralaix. Il a agi par surprise. La vioque ne s’attendait pas à cette exécution foudroyante. Aucun geste de parade, aucune mimique d’effroi. La mort l’a prise d’un coup, au détour d’une expiration ; vraoum !
Alors ? Que trouvé-je de si singulier dans l’attitude de la victime ?
Dominique continue de m'examiner, curieusement.
Comme nos yeux se croisent, elle demande simplement :
— Quoi donc ?
Je hausse les épaules.
— Je ne sais pas.
— Qu’est-ce que vous ne savez pas ?
— Ce qui me tracasse dans la position de cette femme.
— Vous lui voyez quelque chose de particulier ?
— Oui, mais…
Mais quoi ? C’est indéfinissable. Une tracasserie de flic, confuse et lancinante.
— Bon, partons ! décidé-je.
On décarre, têtes basses, les jambes lourdes, le cœur en berne. Un grand mécontentement de tout notre être ! C’est assez poignant.
Dehors, la nuit est fraîche et limpide. C’est fou ce que je me sens bien dans cette région de France, malgré ce qui s’y passe. L’air, je te dis. Il semble être dosé pile pour convenir à des poumons humains. Il est doux et vivifiant.
— Où allons-nous ? se risque à demander ma jeune collègue.
— A l'Esturgeon. J’espère que ça n’est pas encore fermé.
— Quoi faire ?
— Devinez, mon commissaire, devinez !
Quelques pas sont faits en silence.
Puis elle s’arrête et lance, d’un ton plein de vivacité :
— Vous allez essayer de retrouver les gens qui dînaient en compagnie de cette personne ?
— Vous venez de gagner cent francs, lui dis-je, vous continuez ?