La nouvelle cause une certaine effervescence chez mes confrères. Et mézigue, mouscaillé jusqu’à la moelle, de me dire « mais comment ai-je pu buter ce type d’un crochet aux mandibules ? » Je sais que nombre de boxeurs sont décédés d’un k.o. trop violent, pourtant je n’ai pour ma part jamais eu à déplorer ce genre de désagrément. Il est vrai que, dans ma rage rogneuse, j’ai balancé toute la sauce, et même un peu plus !
Le magistrat instructeur, comme on écrit dans les baveux, demande justement au messager de mauvais augure de quoi est mort « son » Américain (il a dit « votre » Américain, pour bien marquer combien cette nouvelle l’emmerde, au point qu’il fait cadeau moralement de ce cadavre à celui qui le porte à sa connaissance). Et c’est là que ma surprise se mue en stupeur. Tu sais ce que lui répond l’archer ?
— Il a été étranglé !
R nie être anglais, que disait mon vieux Léon, du temps qu’on déconnait sans vergogne, par plaisir de déraper. Époque heureuse où on faisait des glissades sur le langage comme les gosses sur les plaques de verglas. Étranglé, Al Bidoni ! Je n’aurai qu’un mot : merde ! Cette fois, tout bascule ! Ne ferais-je pas une espèce de cauchemar éveillé ? Un petit dégourdoche n’aurait-il pas filé une rasade de L.S.D. dans mon café au lait, d’hasard ?
Mes confrères dévalent en se jetant mutuellement des ordres. C’est beau la hiérarchie, parce que tu trouves toujours un gars qui obéit à un autre qui lui-même obéit à quelqu’un qui reçoit des ordres d’un quidam nanti d’instructions.
Enfin seul !
Je me précipite sur la canne et dévisse la poignée. Cachette classique, une canne ! Vieille comme tes fesses ! Éculée de partout. T’as pas un polar sur dix sans canne dont on déboulonne le pommeau pour emparer un document ultra-secret. Je vois, moi, déjà, le nombre de fois que je lui ai fait appel à la canne fourrée ! T’as des recettes inamovibles, inépuisables. La canne creuse, c’est la corne d’abondance des z’auteurs de romans policiers. Et tu crois bêtement, cher Bazu, que je vais faire la fine bouche ? Dédaigner le truc ? Tiens, fume ! Toujours est-elle que je fais bien de ne pas lui passer outre à ce gadget réchauffé, car il y a bel et bien quelque chose dans la canne. Un mince étui de cuir souple long de cinquante centimètres, presque de cinq cents millimètres.
Je le fourre rapidos dans mon bénouze, le long de ma jambe, qu’il se réchauffe.
Et puis je me trisse. Direction : le boqueteau de mes exploits. Pour ça, je file le train à la caravane de flics et de magistrats qui déjà s’élance (d’arrosage).
On l’a étranglé à l’aide d’un lien de chanvre très grossier, très rural, le sieur Al Bidoni. Proprement, pendant son k.o. Un beurre ! Il était inanimé, inconscient. Ce fut un jeu d’enfant. Et à présent, le voici tout grisâtre, presque bleu, avec la bouche entrouverte et les lotos en boutons de bottines.
Ma discrétion confine à l’effacement. J’observe tout à distance, sans parler, sans m’imposer le moindre.
Un collègue sort de la cabane où j’eus le privilège de calcer la malheureuse Isa.
— Monsieur le commissaire ! hèle-mon-collègue-t-il ; vous pouvez viendre un instant ?
Et le commissaire № 2 va.
Je sais ce dont il va découvre.
Ne reste pas longtemps.
Ressort et nous dire :
— C’est curieux, étrange et surprenant, mais ça sent la poudre dans cette cahute.
C’est tout !
Pour lors, abandonnant mon humilité, je me précipite.
Nothing ! Nobody ! Rien ! Personne ! Le cadavre de ma ravissante partenaire a disparu.
Mais, effectivement, cela sent la poudre.
Preuve que si c’est un cauchemar que je fais, il est en odeurs !
Je dis au-revoir-bonne-chance à mes frères confrères cons et me taille ailleurs comme un Sénégalais[33].
L’hôtel des Mouettes et de la Bretagne réunies est un établissement propret et modeste qui fleure la crêpe, la moule (marinière) et le cidre, senteurs éminemment bretonnantes, tu en conviendras ou tu iras te faire sodomiser rue Saint-Ane.
La première personne que j’avise, dans la salle de café-restaurant, c’est Berthe Bérurier, attablée devant un pot de rillettes. Et la seconde n’est autre que son époux, l’ineffable Alexandre-Benoît. A leur table figurent également l’oncle Lemmuré, propriétaire des lieux, et sa bigote fille qui ressemble à de la morue séchée (et indessalable).
Je me sens comme un type qui se serait fait faire douze pipes consécutives, puis qui aurait gravi le Galibier à vélo avant de grimper au dernier étage de la Tour Eiffel en panne d’ascenseur.
Je salue d’un hochement de tête en arc de cercle et me laisse choir sur une chaise.
Bérurier me fait fête. Il égosille mon blaze, mes titres et mes mérites (qui sont grands et infinis), tout en conservant à droite de sa grande gueule graisseuse trois cent cinquante grammes de rillettes et une livre de pain breton.
— Tu tombes à pic, se réjouit le Gros, on va procréer à un’ dégustation de sardines, à mon investigation personnelle. J’trouve qu’ la sardine est en voie d’négligence, d’nos jours. Même dans les pique-niques on n’ l’emmène plus. Et c’est dommage, vu qu’à part excepté le fait qu’ tu la rotes, c’est un entremets électable. Mais j’attire ton intention su’ la nuance suivante : y a sardines et sardines…
Il commente tandis que sa baleine continue de planturer de la rillette en omettant de torchonner ses lèvres plus graisseuses qu’une machine-outil.
Le malingre tonton fait la gueule de mon arrivée.
Son asperge bénite me coule des regards furtifs, par-dessous sa pudeur hypocrite, et p’t’être qu’elle imagine ma bite, après tout, cette pauvrette en racornance faite initialement pour s’envoyer en l’air comme tout une chacune, mais que d’obscures contraintes morales maintiendront toujours en chasteté. Et pourquoi, s’il te plaît, des êtres se trouvent-ils en état d’effroi charnel ? Pourquoi sont-ils épouvantés par leur sexe et par celui des autres ? Quel bricolage de l’esprit les tient en semi-esclavage ? Quand j’en vois, je les contemple pour tenter de piger. M’est avis qu’il faut les aider, aller à eux, les apprivoiser, puis s’efforcer de les intégrer dans la ronde du cul, les convertir…
Je souris à la cousine, pas d’un sourire hardi qui épouvante ces âmes frêles, mais d’un sourire contrit, qui se veut timide pour ne pas choquer. Malgré tout, cette enfoirée de vilaine saucisse détourne les yeux et plonge dans son assiette un nez fait pour être rouge et maintenir de vilaines lunettes enlaidisseuses.
Le roi de la sardine à l’huile se tait devant ma mine préoccupée, lance un rot sonore (et qu’est-ce que ce sera après la sardine’s party !).
— T’as pas l’air dans ton assiette ? il observe.
— Parce que tout va de mal en pis, Gros. Jamais je ne me suis trouvé dans un pareil état de délabrement mental !
Il récrie que c’est pas possible, merde, à mon âge, avec une gueule comme ça et une tringle d’airain, la vie qui me sourit large, la considération de mes supérieurs, l’affection de mes inférieurs, une auto qui marche bien, pas de blennorragie à l’horizon, une digestion parfaite, une mère édifiante, des costars bien coupés, du succès auprès des femmes, des revenus substantiels, une montre Piaget, une autre Cartier, un pote comme lui, un autre comme Pinuche, les dents saines, les pieds toujours propres, du papier à lettres à mon nom, une carte de flic, ma photo dans les journaux, une cave bien garnie, une certaine instruction, des relations utiles, un abonnement au Monde, une paire de skis Rossignol, la photo dédicacée de Lecanuet, l’abonnement au gaz de France et un stylo.
— Ma mère a été kidnappée ! lui lancé-je en pleine frime.
Alors là, il est plus que parfait, Béru. Impressionnant de participation affective.
Il pâlit, sa grande gueule reste ouverte comme la braguette d’un pâtre grec assis au cinéma à côté de M. Roger Peyrefitte.
Il tente de déglutir, n’y parvient pas. Le sang de ses yeux devient violet. Sa main lubrifiée aux rillettes se met à trembler.
Il finit par demander, d’une voix de ventriloque :
— Qu’est-ce t’appelles kidnappée, Gars ?
Je lui raconte tout ce dont je viens de te narrer, et par le menu puisque nous sommes à table.
La Berthe continue de briffer, mais en nous prêtant l’oreille. De temps à autre, elle se fend d’une exclamation, voire d’une interjection, à la rigueur d’une onomatopée.
Le tonton Lemmuré se recule, affolé de côtoyer un individu auquel il arrive de telles mésaventures. Son asperge moisie cesse de grignoter pour susurrer une prière d’autodéfense, qu’elle dégaine à la volée de son répertoire.
Mon Compère est si tant tellement pris par mon récit que, tu ne sais pas ? Il en oublie de manger. Il faut l’arrivée du plateau de sardines pour le ramener aux choses du moment.
Dès lors, il arrache le couteau planté dans la motte de beurre salé, se tartine une tranche de pain bis épaisse comme le Nouveau Larousse, ce qui la double d’épaisseur, s j p m’ ex a, puis sort des sardines dégoulinantes de leurs sarcophages pour les installer, en formation de tableau de chasse sur le socle ainsi préparé.
Avant la première mordue, il dit :
— Affolons-nous pas, P’tit homme ! Dis-toi bien qu’ toute pelle mérite sa lèvre et qu’ si t’avales la cruche à eau t’as la faim qui s’ casse ! Dans c’ genre d’amphigouri, c’est pas la peine d’tortiller du dargif pour chier droit, pas vrai, cousine ?
Ainsi prise à partie, la malheureuse novicieuse s’étouffe de l’air du temps.
Mon solide compagnon de malfortune poursuit, en dévorant sa monstrueuse tartine qu’il restitue par fortes parcelles à la faveur des syllabes ouvertes.
— Faut faire av’c c’ qu’on a comme élémentaire, mon pote ! J’ voye mal pourquoi t’est-ce tu serais débordé par la situasse, merde ! Faut tout bien n’analyser, piger l’ pourquoi du comment. Dans la disjoncture présente, tu t’ plantes le pif dans l’événement au lieu d’prendre du r’cul pour tenter d’le voir dans son entier. C’est pour ça qu’ t’es marron, j’ai l’honneur d’porter à ta reconnaissance. Bité profond, mon pote, comme un gars qu’un sadique enfil’rait au débotté sans crier près d’la gare ! Y n’ peut pas l’ voir, vu qu’ l’autre s’ tient derrière lui, et pour cause, hein, cousine ?
— Je vous en prie, Alexandre-Benoît, un peu de retenue devant une jeune fille ! proteste l’oncle Lemmuré.
— Hé, oh ! Tonton ! Calmos, riposte Bérurier. Un’ jeun’fille qui dérape su’ sa méno, on peut pas passer son temps à lu chanter « Les lilas blancs », non ! C’ tout d’ même pas ma faute si la môme Poupette a pas été aux asperges en temps utile, si ?
Puis, revenant à mon troupeau de moutons :
— Le gars qui se fait embroquer par surprise, pour voir son emplâtreur, il a qu’une soluce, mon loulou : regarder dans un’ glace, corrèque ? Toi, t’en es au moment qu’ tu dois mater c’ t’ histoire dans une glace, et pointe à la ligne !
— O.K, réponds-je, en ce cas, passe-moi une glace !
— La glace, c’est ma jugeote. Comme j’ai pas vivu l’affaire, j’ peux la r’garder d’en face, comprends-tu ? Dans tout c’ que tu m’as bonni, on s’aperçoit de quoi t’est-ce ? D’puis les confidences de ton cur’ton irlandoche à Nouille-York, c’est qu’on d’vait buter l' prince Charlot ici. Et l’buter coûte que coûte. Tout cet indispositif mis sur le pied-d’œuvre le prouve. La bombe à la plage ; l’attaque en cours de route, volontair’ment ratée, d’ac, mais prévue, et puis l’empoisonn’ment à l’hôtel, c’est formel ! Fallait qu’ le prince soye repassé à La Baule et pas ailleurs !
— Pourquoi à La Baule ?
— V’là une bonne question à cent balles, mon drôlet. Pourquoi à La Baule ? Quand t’est-ce t’y auras répondu, tu seras près d’ la gagne ! Parce qu’enfin, l’ prince, av’c la vie d’oiseleur qu’il mène, c’est pas plus duraille de l’plomber dans son île ou bien lors d’au cours d’ ses voilliages à travers l' monde, non ? Attends, j’ vas t’ dire : un attentat, c’est l’affaire d’une poignée de gonziers bien déterminancés. Alors qu’ici, c’est fou l’ trèpe qu’est au charbon. Et pis, pourquoi bousiller tous ces personnages escondaires, tels que la vieille boiteuse, le vieux flambeur du casino, la môme Isa ? Pourquoi t’embarquer Maâme Félicie et not’ p’tite collègue fraîche rémoulue d’ l’Ecole de police ? Pourquoi buter l’Américain ? Brusqu’ment, on a l’impression qu’ la vie humaine n’a plus d’importance !
Ce qui est inoubliable et un peu fabuleux, chez le Gravos, c’est qu’il parvient à disserter sans cesser de mastiquer des quantités gastronomiques de boustifaille. Certes, il y a — je te le répète — de la déperdition : les fringues mouchetées de ses voisins de table l’attestent, mais l’exploit demeure.
— Tézigue, poursuit le Généreux, dès qu’on touche à ta mère, y a plus d’homme. Complètement envapé, l’Antonio. La meilleure des preuves dont j’ puisse t’administrer, c’est qu’ t’as pas seul’ment examiné tes butins.
— Quels butins ?
— Tu vois dans quel cirage tu clapotes ! T’as oublié ! Tu n’ m’as pas dit qu’ t’avais piqué le larfouillet d’Al Bidoni, ainsi qu’ son feu ? Et puis qu’ t’as dégauchi un étui d’cuir dans la canne à mamie La Boquille !
Ces paroles ramènent soudain en moi un calme ferrugineux. Me voici en une seconde aussi benoît que les sardines douillettement vautrées dans leur huile d’olive. Je m’installe à la table voisine et j’y dépose mes prises, à gestes mesurés (au millimètre près). Le bruit de mastication du couple ressemble aux ébats d’un hippopotame dans un marécage.
Je commence par explorer le portefeuille de l’Américain. Il contient des cartes de crédit, quelques photos représentant une jeune femme blonde et deux enfants blonds. Bien que la pochette de cuir soit vidée, elle reste rigide, comme si elle contenait une armature en métal léger. Je palpe minutieusement le box, examine les menues coutures, puis, l’instinct me poussant, je chope mon canif, dont la lame est mieux aiguisée que celle d’un rasoir de figaro espagnol, pour inciser le portefeuille. Ayant pratiqué cette laparotomie, je coule l’extrémité investigatrice de mes doigts par l’ouverture. Je ramène un rectangle de plastique, très léger, très brillant, portant des lettres et des chiffres en relief. C’est plus grand qu’une brème de crédit, plus éloquent aussi.
Je regarde, regarde encore, et puis encore et re-encore ! A m’en faire fondre les yeux de trop d’attention extrême. A en chialer, tellement que ça me brûle.
Le sardinophage me flanque un coup de lance-flammes à l’huile en plein visage.
— On dirait un canard qu’a trouvé un couteau ? m’invite-t-il aux confidences.
— Il y a de ça, le renseigné-je incomplètement.
— C’est quoi t’est-ce, ce truc ? n’a-t-il pas honte de questionner à brûle ; hennin, guêpière, pourpoint, etc…
— Un document prouvant que le sieur Al Bidoni appartenait à la C.I.A., consens-je tout de même à l’informer, c’est une carte magnétique lui permettant d’accéder au Saint des Saints.
Béru enfonce son index droit dans une caverne noire et sanieuse, gratouille de l’ongle dans la région de ses amygdales, réprime un spasme léonin et ramène une extrémité de sardine qui n’avait point été écaudée. Il hésite à la remanger, y renonce, la dépose sur sa manche (ce qui est la place rêvée pour toute sardine entière ou partielle) et déclare :
— Ce mec était de la C.I.A. et il défouraillait sur une jeun’ fille ! Et y kinappingeait ta mère ! Non, mais c’est du lard, du cochon ou quoi, ton histoire ?
Je ne lui réponds pas, trop accaparé qu’I am par un afflux de réflexions élégantes. Berthe en profite pour déclarer que je devrais participer aux agapes — puisque la bouffe surabonde — car, selon elle, un homme à l’estomac bien garni est infiniment plus disponible qu’un autre aux entrailles gargouillantes. Là, son Béru a vu grand. Seize grandes boîtes de sardines, ça fait, un peu beaucoup, à quatre. Or, selon ses principes généreux : quand y en a pour dix, y en a pour cinq, Berthe. Le cœur sur la main quand ses mains ne sont pas encombrées.
Mais moi : pas faim ! Tu me vois pas faire une sardine’s party avec ces ogres alors que je ne sais ce qu’il est advenu de ma bonne Félicie, non ? Les hommes sont fumelards, en plus d’extrêmement cons. Perfides jusqu’à l’os. Sans foi ni vraies lois, sans feu ni lieu d’être satisfaits. Des horreurs déambulatoires ! Ils pourrissent sur pied, et voilà. Du vinaigre irrigue leur corps. On ne se remet jamais d’eux. Faudrait réussir à exister sans les connaître. Les savoir, seulement, et garder ses illuses à leur propos. Les croire tels qu’ils devraient être au lieu de les découvrir tels qu’ils sont vraiment, c’est-à-dire abominablement charognards ; n’ayant d’humain que leurs travers. Et puis tant pis, faut laisser ainsi, attendre que la mort nous les rende trop tard. On n’a pas d’autre ressource que d’attendre qu’il soit trop tard.
Je réponds que je ne veux pas clapper et j’entreprends de découdre l’espèce de reptile de cuir servant d’étui à je ne sais encore quoi, mais on va bien voir…
Je fends la couture à l’aide de mon canif suraffûté. Et des petites choses en forme de boulettes, mais ce ne sont pas des boulettes puisqu’elles sont à facettes, roulent sur la table. Des diams ! Tous calibrés identiques : pierres d’un bon carat chacune, et il y en a beaucoup, beaucoup, peut-être une centaine ? Peut-être davantage… Attends : une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix… Oh ! oui, oh ! là là ! Plus de cent. Pas loin de deux cents à vue de doigts.
Une fortune ! Il est à combien, le carat d’un carat ? Elle s’emmerdait pas, la Gilberte Rosier épouse Duralaix ! Je comprends son geste farouche pour presser sa canne sur ses mamelles. Dis ; des centaines de briques, ils représentent, ces cailloux. Sont-ce ses éconocroques, à la mère ? En ce cas, tu parles d’une fourmi ! Le petit écureuil est enfoncé, ce foutraque, avec ses glands-pour-l’hiver !
Les convives cessent de sardiner.
— C’est-il des véritables ? demande dame Berthy en cloaquant du clappe.
J’en biche un, le mire à la lumière.
— De l’authentique, ma chère !
Elle requête, gourmande, féminine au plus au point :
— N’ m’en donneriez-vous point une pince, que j’ me fisse faire un ruisselet. Une rivière, j’oserais pas avoir l’toupet !
— Je vous les abandonnerais tous s’ils étaient à moi, ma bonne amie, mais ils ne le sont pas.
— Ne disiez-vous pas comme ça que leur maîtresse est morte assassinée ?
— Exact, ces pierres sont donc devenues ainsi le bien de l’Etat et de ses héritiers…
L’étui étant éventré, je rassemble les diamants au centre de mon mouchoir, que j’attache ensuite serré.
Je repense aux millions gagnés par Dodo, la nuit dernière. Décidément, la fortune ruisselle à La Baule. La fortune et la mort, la mort et l’amour… Tout cela va bien ensemble après tout !
Béru a repris sa mastication à mandibules forcées. Il met les bouchées triples afin de compenser le ralentissement consécutf à ma miroitante découverte.
Pourtant, il parvient à articuler à travers son effroyable malaxage :
— D’où qu’ é t’nait tout c’ blé, la vieille ? C’est pas sa retraite des kroums qui y’ a permise d’accumonceler ce tas de cailloux !
— En effet, conviens-je, il y a autre chose. Peut-être a-t-elle amassé ce pactole sous l’Occupe, à l’époque où elle vendait les juifs par treize à la douzaine ? Je pencherais pour cette hypothèse. Car le casino ne constituait pour elle qu’une distraction, elle y menait petit jeu. C’était la vieille dame à martingale de mère de famille.
— N’empêche qu’elle savait des choses que les vieilles biques de son acabit savent pas habituellement. A preuve : é voulait t’ causer, et en plus, elle a dit à ses amis qu’ c’t’ait l’I.R.A. qu’avait posé la bombe de la plage.
— Elle tenait le tuyau de René Creux. En voilà un, tiens, qui devait être intéressant à interviewer…
Le Gravos pose sur mon bras une main tellement puissante et huileuse que tu la prendrais, à première vue, pour une bielle de locomotive.
— Ça me revient, ce dont j’ voulais t’ causer, hurle-t-il.
Et dans le cri, une demi-livre de sardine-pain-beurre concassés voltigent à la ronde.
— Que voulais-tu me dire ?
— Tu m’as bien n’annoncé qu’ la noye passée, une chiée de gens a t’été chez Creux, qu’on s’ demande qui c’est-il de parmi z’eux qui l’ont buté ?
— En effet.
— Dans la liste, t’as manutentionné un’religieuse en Ami 6, je croye ?
— Exact.
Il se verse un verre de picrate, l’écluse d’une jetée d’avant-bras, et déclare :
— T’t’à l’heure, quand j’ sus monté chez les deux gonzesses, j’ai installé mon p’tit matériel dans la pend’rie d’une chambre. Et t’sais quoi t’est-ce j’ai été donné d’apercevoir ?
Il me semble comprendre, grâce à mon sens divinatoire proverbial, mais j’ai le tact de lui laisser cracher sa révélation.
— Un’ t’nue de frangine au grand complet, Mec : la robe d’ burne, la sornette, le chapelet qui fait ceinture et des croquenots tels qu’en portait feu ma grande vioque pour s’ rendr’ au marché !
Je me soulève de mon siège et dépose un chaste baiser sur son front vaste comme un fronton de pelote basque.